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Sanglante descente aux enfers pour le Mexique, cette quasi zone de guerre où meurent des dizaines de milliers de personnes dans l'indifférence
©Losvideosmas.net/YouTube

Silence! On tue

La lutte contre les cartels de drogue au Mexique engendre des dizaines de miliers de morts chaque années. Neuf cartels majeur existent encore et font régner la terreur, dans le plus grand silence.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Depuis le lancement de sa "guerre contre la drogue" en 2006, sous la présidence de Felipe Calderon, le Mexique compte ses morts, plus de 200 000 en 10 ans, et sans compter les personnes disparues. Alors qu'une accalmie relative avait eu lieu en 2013 et 2014, suite à l'élection du nouveau Président Pena Neto, la violence du pays semble toucher de nouveaux sommets; l'année 2016 ayant été la plus meurtrière au Mexique, avec 23 000 homicides, et l'année 2017 marque déjà une progression de 20% sur ces chiffres. Quelles sont les raisons de ce regain de violence ? En quoi l'arrestation en 2015 de Joaquin Guzman, le plus célèbre narco trafiquant au monde, a plus alimenté le problème qu'il ne l'a résolu ?

Alain Rodier : La recrudescence de la violence provient de la lutte implacable que se livrent les cartels qui ont tendance à se multiplier, la mode n’étant plus aux grandes structures comme celle que dirigeait Joaquín " El Chapo " Guzmán (voir son histoire plus loin). Toutefois, il reste encore neuf cartels majeurs : le cartel de Sinaloa (celui d’" El Chapo "), du Golfe, de Juáres, de Tijuana, Jalisco-Nouvelle génération, les Zetas, les Chevaliers templiers, la Familia Michoacana et Beltrán-Leyva. Autour de ces structures se développent des bandes qui s’allient ou s’opposent en fonction de l’évolution de la situation. On les nomme les cartelitos.

Il s’agit, pour les nouveaux leaders, de défendre et de conquérir des " territoires ", notion fondamentale dans le crime organisé. Tous les moyens sont bons à employer pour y parvenir. Si l’on peut faire une graduation dans l’horreur, Daech se montre relativement " modéré " dans ses méthodes si on les compare à celles des cartels et autres gangs latino-américains. Une des spécialités des tueurs locaux, les sicarios, est de démembrer leurs victimes et d’exposer les restes publiquement pour impressionner l’adversaire et surtout, les populations civiles. Ces sicarios sont recrutés - souvent de force - dès le plus jeune âge et soumis eux-mêmes à des tortures avant d’avoir à en infliger à d’autres. Ils sont complètement décérébrés n’ayant plus aucune notion du " bien " et du " mal ".

Les forces de l’ordre - surtout les locales dont les membres sont facilement identifiables - font l’objet d’un choix simple : " plata o plomo " (de l’argent ou du plomb). Cela explique qu’elles se font facilement corrompre car elles n’ont pas le choix. Massacrer la famille d’un représentant des forces l’ordre ne pose aucun problème aux sicarios, bien au contraire.

Si on prend pour exemple les prisons, ce sont en réalité des refuges pour les chefs de bandes qui se trouvent à l’abri de leurs concurrents protégés par une administration pénitentiaire aux ordres. Chaque bande développe son " territoire " au sein même de la prison en se protégeant avec des sicarios souvent équipés d’armes à feu. Tout est autorisé aux prisonniers qui transforment leur lieu de détention en sorte de lupanars de luxe. Les chefs continuent à diriger leur organisation à l’extérieur depuis leur lieu d’incarcération - ou de villégiature, au choix -. Seul problème, il arrive qu’il y ait des affrontements entre bandes rivales à l’intérieur des murs de la prison et cela se termine généralement en de véritables massacres.

Les cartels vivent essentiellement du trafic de drogue, la cocaïne mais aussi maintenant de l’héroïne et des drogues de synthèse. Il convient toutefois d’ajouter les trafic d’êtres humains (les migrants qui tentent de rejoindre les Etats-Unis), d’armes, de pierres précieuses, etc.

La triste histoire de Joaquín " El Chapo " Guzmán

Depuis janvier 2017, Joaquín " El Chapo " Guzmán est incarcéré dans une prison de haute sécurité de Manhattan en attente de son procès sous 17 chefs d’inculpation. Toutefois, il ne sera pas condamné à mort car c’était la condition imposée par Mexico pour autoriser son transfèrement. Selon la justice américaine, il aurait accumulé une fortune de 14 milliards de dollars en trente années d’activité en tant que baron de la drogue. Le Département du trésor américain estime pour sa part que le trafic de drogue à destination des Etats-Unis génère chaque année 64 milliards de dollars ce qui tendrait à prouver que les gains d’El Chapo sont relativement modestes ce qui ne l’avait pas empêché de faire la "une" du magazine Forbes en 2009.

En réalité, si le cartel de Sinaloa est estimé comme " l’organisation de trafic de drogue la plus puissante du monde ", il a toujours été concurrencé par nombre d’entités criminelles. Il n’en reste pas moins que le pactole amassé par El Chapo attire bien des convoitises. Tout d’abord, Washington souhaite en récupérer une partie qu’il consacrerait à la construction du mur devant être érigé à la frontière mexicaine. Mexico qui recherche aussi le magot ne l’entend pas de cette oreille et n’a pas l’intention de transférer le moindre peso à son grand voisin du nord. De toutes façons, il reste aujourd’hui introuvable car il n’apparaît pas dans les canaux financiers officiels.

Sur le plan criminel, les convoitises entraînent une guerre interne au cartel pour en prendre la direction. Sachant que cette organisation n’a pas une structure pyramidale mais plutôt " en râteau ", chacune de ses branches étant dotée d’une grande autonomie, de nombreux prétendants montent aux créneaux. Si les affrontements entre cartels en Amérique latine sont toujours sanglants, les guerres internes le sont plus encore car les protagonistes se connaissent généralement de longue date et les haines personnelles sont décuplées.

Un exemple: le mardi 2 mai 2017, une opération conjointe de la police et de l’armée a permis l’arrestation de Dámaso López alias " El Licenciado ", un des principaux caïds du cartel, dans un immeuble d’un quartier cossu de la banlieue de Mexico. Il travaillait à l’origine pour l’administration pénitentiaire mexicaine. Il avait été le directeur adjoint de la prison de haute sécurité de Puente Grande près de Guadalajara dans l'Etat de Jalisco où " El Chapo " était incarcéré suite à une première arrestation en 1993. Après avoir considérablement amélioré ses conditions de vie en prison, il avait fini par l’aider à s’échapper le 19 janvier 2001. Il l’avait suivi dans la clandestinité en devenant un des responsables du cartel.

El Chapo est de nouveau été arrêté le 22 février 2014 mais il parvient encore une fois à s’échapper le 11 juillet 2015 grâce à la complicité d’une partie du personnel pénitentiaire et à l’intervention de membres de son cartel qui ont creusé un tunnel de plus d’un kilomètre de long jusqu’à sa cellule. Il est repris le 8 janvier 2016 et c’est à ce moment là que la guerre interne a débuté.

López a tenté de prendre le contrôle de l’organisation alors dirigée par la famille d’El Chapo. Ce dernier a eu trois épouses dont les deux premières (Alejandrina Maria Salazar Hernández et Griselda Guadalupe) sont soupçonnées avoir directement trempé dans ses affaires criminelles. Il est assez courant que les épouses de chefs criminels prennent le relais lorsque leur conjoint est incarcéré. Elles servent alors de courroie de transmission entre le prisonnier et l’extérieur. El Chapo a eu neuf enfants nés de ces trois unions et plusieurs de ses fils (surnommés " Los Chapitos ") ont été menacés - et même enlevés pour deux d’entre eux en août 2016 avant d’être libérés contre rançon - par les hommes de López. Il n’a pas non plus hésité à attaquer la propriété de la mère de Guzmán dans l’Etat de Sinaloa en juin de la même année ce qui est considéré comme un affront inacceptable, même dans le monde des organisations criminelles structurées.

Toutefois, il semble que López n’est pas parvenu à ses fins ce qui expliquerait sa présence à Mexico au moment de son arrestation et non dans le fief du cartel. Il est possible qu’il tentait de nouer de nouvelles alliances, vraisemblablement avec le cartel de Jalisco-Nouvelle génération, pour reprendre l’initiative.

Grâce à l'arrestation de López, le cartel de Sinaloa est aujourd’hui dirigé par Ismael " El Mayo " Zambada García et Rafael Caro Quintero (qui a rejoint le cartel en 2013 après sa libération de prison où il était enfermé depuis 1985). Ce sont des truands à l’ancienne qui sont restés relativement en dehors de la guerre qui a opposé López aux fils Guzman. Mais " El Mayo " est bien malade et dans l’incapacité d’exercer une réelle autorité. Ces deux chefs sont concurrencés par les jeunes ambitieux qui n’ont pas leur expérience et qui sont prêts à tout pour faire valoir leurs ambitions. A terme, le cartel de Sinaloa pourrait exploser en de multiples factions qui se battraient pour le contrôle de " territoires ".

De la feuille de coca produite en Colombie, au transit par l'Amérique centrale, notamment par le Guatemala, au consommateur américain, ou européen, la chaîne économique utilisée par les cartels est largement transnationale. Au delà du Mexique, quelles sont les zones contrôlées par les cartels de la drogue ? Par quels moyens, ou quels relais les cartels mexicains sont ils présents en Europe et en France ?

L’appellation " cartel " signifie que l’organisation contrôle tout depuis la production jusqu’à la distribution. Si cela a pu être le cas dans le passé, ce ne l’est plus de nos jours. Les cartels mexicains achètent la matière première (pour la coca en Colombie et au Pérou) puis se chargent de l’acheminer vers l’Amérique du Nord et vers l’Europe.

Le Mexique étant frontalier avec les Etats-Unis, la majorité de la marchandise passe par voie terrestre, plus rarement par la voie aérienne ou maritime. Avec les Colombiens, ils ont développé une technique navale originale : les semi-submersibles ou même des petits sous-marins quand ce ne sont pas des containers étanches tractés (dits des " torpilles ") ou fixés sous la coque de bateaux marchands. Ces navires et autres containers n’effectuent qu’un seul voyage étant coulés après que la drogue ait été transférée sur de petits bateaux qui rejoignent la côte.

Pour rejoindre l’Europe, il y a deux routes principales. La première transite par les Caraïbes où des navires de commerce ou de plaisance rejoignent les côtes européennes. Des cas de " torpilles " ont été signalés à plusieurs reprises. La deuxième route rejoint les côtes africaines par la mer (voire utilise la voie aérienne) où la drogue est ensuite convoyée vers l’Europe par des passeurs locaux. Depuis 2011, la Libye est devenue un véritable hub pour la drogue en raison de l’inexistence d’un Etat régalien fort mais le Maroc reste une route traditionnelle prenant les mêmes passages que ceux empruntés par le cannabis local. Le Département d’Etat américain estime qu’en 2016 le trafic de drogue au Maroc représentait 23% du PIB du pays !

Si aux Etats-Unis et au Canada, les Mexicains peuvent contrôler leurs produits jusqu’à la distribution grâce aux très importants gangs latinos qui y sévissent, ce n’est pas le cas en Europe où ce sont les mafias locales qui s’en chargent, exception faite pour les Nigérians qui sont de plus en plus implantés sur zone.

Les différentes guerres contre la drogue, lancée initialement par Richard Nixon puis relancée "énergiquement" par Ronald Reagan aux Etats Unis, par Felipe Calderon au Mexique, semblent avoir totalement échoué. Quelles sont les raisons d'un tel désastre politique sur ces questions ? 

On ne peut pas parler d’échec total car la Colombie a fait d’énormes progrès dans la lutte anti-drogue au point qu’elle est aujourd’hui dépassée par le Pérou comme premier producteur de cocaïne. Mais il est vrai que globalement, c’est loin d’être un succès. La première raison est qu’il y a toujours plus de consommateurs, particulièrement dans les pays émergents. Il n’est pas rare de voir qu’un pays qui servait uniquement au transit est devenu à son tour consommateur, particulièrement en Afrique. Il est vrai que des prix attractifs leur sont proposés. De plus, la cocaïne étant plus abordable en Europe, le marché nord-américain étant proche de la saturation, elle a est devenue très " tendance " dans les soirées branchées. Tant qu’il y aura des consommateurs, il y aura de la marchandise.

La deuxième réside dans le fait que le trafic de drogues rapporte des sommes colossales qui permettent de soudoyer nombre de personnes attirées par des gains faciles. De plus, les programmes de substitution n’apportent pas aux paysans latino-américains ce qu’ils peuvent tirer de la culture de la coca. On constate la même chose avec l’opium en Afghanistan (premier producteur mondial) et en Extrême-Orient.

Le troisième est que le crime organisé a une capacité à s’adapter aux nouvelles situations ayant toujours un temps d’avance sur les forces étatiques. Sans vouloir le pouvoir politique, il s’accroche aux structures des pays faibles comme une sangsue à sa proie.

Afin de ne pas apparaître directement, le crime organisé s’infiltre dans l’économie légale apportant avec lui des financements qui peuvent être habilement blanchis dans des paradis fiscaux que la communauté internationale ne parvient pas à éradiquer. Et c’est là le plus grand danger pour nos sociétés car il parvient parfois à se rendre populaire sachant reverser une partie de ses gains aux plus démunis. Il tient les populations par la violence et par de l' "action sociale" bien comprise et intéressée. Quand El Chapo a été arrêté, il y a eu de nombreuses manifestations de rue pour exiger sa libération. Cela avait déjà été le cas avec le mythique Pablo Escobar, le baron de la drogue colombien tué en 1993 par les forces de l’ordre. Plus que le terrorisme, le crime organisé est un danger pour les sociétés occidentales car il sait se faire discret et il a un pouvoir de déstabilisation bien supérieur.

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