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Rohani à Paris : pourquoi il ne faut pas oublier que la révolution islamique iranienne est (aussi) un projet politique éminemment moderne
©Reuters

Paradoxe iranien

Depuis la révolution iranienne de 1979 dont le projet reposait sur la formation d'un modèle autonome alternatif aux modèles occidental et soviétique, l'Iran est traversé par des courants qui le poussent à réinventer le rapport à l'islam et à concilier islam et modernité. Le processus de modernisation est inéluctable et touche aujourd'hui toutes les classes de la société iranienne.

Thierry Coville

Thierry Coville

Thierry Coville est chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran. Il est professeur à Novancia où il enseigne la macroéconomie, l’économie internationale et le risque-pays.
 
Docteur en sciences économiques, il effectue depuis près de 20 ans des recherches sur l’Iran contemporain et a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur ce sujet.
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Atlantico: A l'origine, quel était le projet de la Révolution iranienne ? En quoi la révolution a favorisé l'émergence d'un processus de modernisation au sein de la société iranienne ?

Thierry Coville : Dans le cadre de la révolution iranienne,  différentes conceptions, toutes islamiques mais très différentes, de ce que devait être l'Iran se sont affrontées. Les observateurs extérieurs ont certainement eu du mal à saisir cette multiplicité de visions qui s'affrontaient: Mehdi Bazargan, l'un des architectes de la révolution iranienne, était pour un Iran démocratique avec une économie libérale mais il y avait également une gauche iranienne en faveur d'une économie nationalisée, des conservateurs qui voulaient préserver un ordre moral tout en développant le capitalisme et enfin des radicaux qui voulaient propager la révolution et défendaient un ordre très dur en Iran. Ce sont ces mêmes groupes qui s'affrontent depuis la révolution.

Sous le régime précédent du Shah d'Iran,  la volonté de modernisation venait du haut: le Shah a imposé une société de consommation, un développement du secteur privé et même des évolutions culturelles dont l'idée sous-jacente était de faire moderne "coûte que coûte". Cette modernisation à marche forcée a braqué une partie de la société iranienne. Par exemple, la bourgeoisie du Bazar traditionnelle en Iran s'est sentie écartée et méprisée. De même, les déclassés, c'est à dire tous ceux qui venaient des campagnes, qui ont émigré dans les villes et qui étaient marqués par une culture très traditionnelle, ont été complètement déphasés par l'ordre social moderne qui leur était imposé. Ces parties de la société iranienne se sont opposées à cette modernisation qui venait d'en haut et qui leur semblait à l'antithèse des valeurs religieuses auxquelles ils croyaient. Elles ont joué un rôle très actif dans la révolution.

De façon un peu paradoxale, depuis la révolution, a émergé en Iran une modernisation de la société. Cette modernisation vient du bas, de la société iranienne et notamment des classes les plus traditionnelles. Comme tout le système était devenu islamique, les classes traditionnelles n'avaient plus de raisons de se sentir à l'écart. La modernisation post-révolution est très liée à la hausse du niveau d'éducation.  En effet, vu que le système était devenu islamique, les familles traditionnelles n'avaient plus de craintes et ont envoyé leurs filles faire des études supérieures, ce qui a profondément changé les rapports de force dans les familles.

En résumé, la révolution iranienne a été comme un choc, elle a mis en branle des dynamiques qui ont conduit à la modernisation.

Farhad Khosrokhavara: La révolution iranienne vient d'une manifestation des gauchistes, puis elle s'est transformée en un mouvement de masse, où la dimension gauchiste a été supplantée par la dimension islamique et le charisme de l'ayatollah Khomeiny. Il existait toutefois une convergence entre la gauche iranienne et les islamiques sur le rapport à l'Occident. Le projet de la révolution reposait sur la remise en cause de la domination occidentale et sur une volonté de construire un projet autonome.  Le slogan de la révolution iranienne "ni l'Est, ni l'Ouest: république islamique" est particulièrement évocateur.

Je pense aussi que la modernité iranienne se décline par le bas, c’est-à-dire par la constitution de ce que l'on pourrait appeler le noyau dur d'une société civile. Toute une génération d'intellectuels religieux réformateurs a tenté d'apporter une réponse à la modernité en remettant en cause la théocratie islamique. Des intellectuels iraniens ont ainsi essayé de formuler une réponse à la question "comment concilier islam et démocratie?" dans une perspective religieuse et non pas dans une perspective laïque. Dans ce contexte, ils ont tenté de rediscuter les fondements essentiels de l'islam, eut égard à ce qu'on pourrait appeler le pluralisme politique. Des formes d'affirmation de soi qui ne correspondent pas à la théocratie islamique mais qui correspondent à un islam spiritualisé et vécu de l'intérieur se sont ainsi développées. Cette volonté de  créer les fondements d'une société civile au nom des exigences religieuses de l'islam a été qualifiée de protestantisme islamique: il s'agit ainsi, au nom même de la religion, de tenter d'affirmer l'autonomie de la sphère civile par rapport au pouvoir politique.

De façon concrète, la modernisation en Iran s'est manifestée sous plusieurs formes. Tout d'abord, comme cela a été dit, la généralisation de l'école et de l'enseignement supérieur a joué un grand rôle: l'Iran a plus de 4 millions d'étudiants, ce qui représente la proportion la plus élevée au Moyen-Orient. La modernisation est également incarnée par un système de vote libre, par une exigence d'égalité dans les relations entre les hommes et les femmes, par une volonté de créer un système qui ne donne pas un pouvoir démesuré au chef religieux. Ces exigences se manifestent à chaque élection et cela s'exprime aussi par des revendications qui quelques fois aboutissent à des affrontements comme ça a été le cas du mouvement vert en 2009 à l'occasion de l'élection frauduleuse d'Ahmadinejad. 

La modernisation de la société iranienne n'est-elle pas source de tensions avec les forces religieuses conservatrices?  

Thierry Coville: La modernisation de la société iranienne touche l'ensemble des classes de la société, ce qui représente une différence majeure avec la période pré-révolution. La modernisation de la société est globale: même dans les coins les plus traditionnels comme  le sud-ouest de l'Iran on voit des femmes qui sortent, qui travaillent.

La lutte est davantage politique. Des groupes, parfois pour défendre des intérêts économiques parfois parce qu'ils y croient vraiment, veulent que le système politique actuel soit maintenu. Ces groupes s'opposent aux modérés qui eux veulent que le système politique soit plus en phase avec la société. Du côté du religieux, c'est pareil, c'est une lutte politique et non une lutte de classes. L'affrontement entre les religieux est politique pas religieux.

Farhad Khosrokhavara: Les tensions sont effectivement des tensions politiques. Les  réformateurs, c’est-à-dire le gouvernement de Rohani, s'opposent au Guide suprême et aux conservateurs qui ne veulent pas de réforme. Les réformateurs ont le sentiment que les conservateurs, dans une volonté de préserver leur hégémonie, veulent les exclure du jeu politique. L'invalidation des candidats réformateurs aux législatives par le Conseil des gardiens de la Constitution (aux mains des conservateurs) sur des critères ne reposant sur aucune substance confirme ce sentiment.

En quoi la religion reste-t-elle déterminante dans la définition de l'identité iranienne ?

Thierry Coville: La religion est importante dans la définition de l'identité iranienne mais sa place dans les valeurs de la société a changé depuis la révolution. Il y a un consensus en Iran pour dire que la religion est une affaire privée. Les Iraniens font preuve d'une grande tolérance, on ne demande pas aux gens quelle est leur religion.

Quelle influence vont exercer la levée des sanctions et l'ouverture de l'Iran sur la société civile?

Thierry Coville: Il est clair qu'une société modernisée a besoin de souffler sur le plan économique. La hausse du niveau de vie et les emplois peuvent renforcer le développement de la société civile. Le fait de donner la possibilité aux Iraniens de voyager, de faire des études à l'étranger -car il existe de nombreux problèmes à ce niveau-là du fait des sanctions- peut également renforcer la société civile. Tout ce qui peut ouvrir l'Iran sur l'extérieur va favoriser la société civile.

En quoi la vision occidentale passe-t-elle souvent à côté de cette réalité de l'Iran ? D'où vient cette perception faussée de la société iranienne?

Thierry Coville: Dans cette perception faussée, la responsabilité est en partie iranienne: ça arrangeait les dirigeants iraniens d'apparaitre comme révolutionnaires. L'Iran n'a pas beaucoup communiqué sur la modernisation de sa société mais c'est en train de changer. Par ailleurs, comme l'Iran était l'ennemi pour certaines raisons, il y avait des intérêts stratégiques à diaboliser l'Iran, à avoir un discours simpliste sur l'Iran. Cela permettait de tenir un discours associant l'Iran au mal. L'Iran est en outre un pays musulman où il y eu une révolution et qui se prête donc facilement à la diabolisation.

Il faut rappeler enfin que l'Iran sort de 35 ans d'isolement relatif, et que peu de gens se sont rendus en Iran. C'est donc un pays au sujet duquel subsiste une grande ignorance.

C'est donc un mélange d'ignorance, d'absence de communication de l'Iran et d'intérêt à diaboliser qui explique ce décalage entre la perception que l'on a et la réalité. Il faut espérer que plus il y aura d'échanges entre l'Iran et le reste du monde, plus ces problèmes de perception disparaitront. 

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