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L’ouvrage collectif « Après la déconstruction Actes du Colloque: L'Université au défi des idéologies » est publié aux éditions Odile Jacob sous la direction de Pierre-Henri Tavoillot, Emmanuelle Hénin et Xavier-Laurent Salvador.
L’ouvrage collectif « Après la déconstruction Actes du Colloque: L'Université au défi des idéologies » est publié aux éditions Odile Jacob sous la direction de Pierre-Henri Tavoillot, Emmanuelle Hénin et Xavier-Laurent Salvador.
©BERTRAND GUAY / AFP

Bonnes feuilles

L’ouvrage collectif « Après la déconstruction Actes du Colloque: L'Université au défi des idéologies » est publié aux éditions Odile Jacob sous la direction de Pierre-Henri Tavoillot, Emmanuelle Hénin et Xavier-Laurent Salvador. La déconstruction est devenue folle. Entreprise jadis salutaire pour dénicher les préjugés et démasquer les illusions, elle a engendré une mode délétère, prétexte d’un nouvel ordre moral, suppôt d’une idéologie qui envahit les savoirs, tétanise la culture et terrorise le débat. Extrait 2/2.

Pascal Perrineau

Pascal Perrineau

Pascal Perrineau est professeur des Universités à Sciences Po. Il est notamment l'auteur de Cette France de gauche qui vote FN (Paris, Le Seuil, 2017) et Le vote clivé: Les élections présidentielle et législatives d’avril et juin 2022 (PUG, 2022).

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Comme on peut le constater à la lecture de faits divers de l’actualité universitaire récente, les instituts d’études politiques et la science politique sont très touchés par le mouvement déconstructionniste où il s’agit de déconstruire toutes les catégories constitutives du réel et, pour ce qui m’intéresse au premier chef, du réel de la démocratie représentative qui ne serait qu’un « théâtre d’ombres » où seules des logiques hétéronomes s’exprimeraient. Dans cette perspective, l’instance politique serait un « lieu vide » qui ne trouverait du sens qu’à partir des projections de dominations en tout genre sur la scène de la représentation politique. Le politique n’est alors qu’un faux-semblant autonome ne pouvant être compris par lui-même. Donnons quelques exemples de cette approche déconstructionniste dans le champ de la science politique.

• Un premier exemple est celui de l’analyse électorale où le suffrage universel ne serait qu’un « cens caché » structuré par les phénomènes de domination sociale, économique et culturelle. Le suffrage et les extensions qu’il a connues régulièrement (1848, 1944, 1974) n’auraient, au fond, pas changé de nature par rapport au suffrage censitaire du début du XIXe siècle. Les inégalités sociales auraient pris la suite des inégalités fiscales. D’explicite, le cens serait devenu un « cens caché ». Dans cette perspective, consacrer du temps à l’analyse électorale et en particulier aux conditions politiques qui l’organisent peut apparaître comme superfétatoire. La déconstruction de l’élection a fait son œuvre jusqu’au cœur de Sciences Po qui, pendant plus d’un siècle, a été le lieu où s’est créée et épanouie l’école de géographie électorale souvent considérée comme le vecteur essentiel de la création d’une science politique en France (avec l’œuvre fondatrice d’André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la IIIe République, 1913) : en 2022, les Presses de Sciences Po ont décidé d’abandonner la collection « Chroniques électorales », créée par François Goguel en 1956 et refondée par Pascal Perrineau en 1992, qui donnait lieu, après chaque grande échéance électorale, à un ouvrage collectif d’analyse de l’élection où un grand intérêt était porté aux conditions politiques de l’expression du vote. Le grand moment de la représentation politique qu’est l’élection présidentielle ne mérite plus l’attention et cède la place à de multiples approches des formes de la protestation politique. La collection « Contester » perdure alors que l’objet électoral ne semble plus mériter l’attention.

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• Deuxième exemple, celui d’une représentation qui ne serait que la trahison des intérêts du « peuple », une trahison de la « démocratie réelle » qui existerait en dehors d’une démocratie formelle entièrement captée par le phénomène oligarchique. Daniel Gaxie, dans le Manuel indocile de sciences sociales, conclut ainsi une analyse de la démocratie représentative : « La vision enchantée de la démocratie qui prétend que le peuple est souverain, ne correspond guère à la réalité. Les votes ne sont pas véritablement des choix. Les élus s’en servent souvent pour leurs propres intérêts de professionnels de la politique. » Dans cette perspective, un privilège devrait être accordé à une démocratie plus authentique, ancrée dans les conflits sociaux et porteurs de mouvements sociaux émancipateurs (gauche mouvementiste ) :

La nouvelle politique émancipatrice qui reste à inventer devrait s’appuyer sur la visibilisation de l’ensemble des rapports de domination, sans hiérarchisation et en restant ouvert et réactif aux nouveaux antagonismes qui ne manqueront de se faire jour. En l’état, le mouvement des Gilets jaunes, ancré dans une conception citoyenniste de la politique, ne semble pas prendre la voie d’une visibilisation de ces antagonismes, tout en ouvrant de nouvelles possibilités démocratiques. Le renouvellement d’une politique de l’émancipation devra alors penser à la fois avec et contre ce mouvement, pour la démocratie contre l’oligarchie, mais aussi pour l’expression du conflit contre le consensus – qu’il soit technocratique ou citoyen.

• Troisième exemple, celui d’une égalité politique qui n’aurait aucun sens, la vérité de la citoyenneté étant celle de ses inégalités sociales, culturelles, genrées, ethno-raciales. L’égalité n’aurait alors d’intérêt que sous condition de performance de la différence, celle du sexe, de l’origine sociale, ethno-raciale, religieuse, ou encore de l’orientation sexuelle. Réapparaît alors un essentialisme qui consiste à attribuer à tous les membres d’un groupe, et tendanciellement à eux seuls, certaines caractéristiques qui dériveraient de la nature abstraite ou de l’essence du groupe.

• Quatrième exemple, le curieux retour de la « différence religieuse ». En effet, la question religieuse aurait une légitimité à faire retour à partir du moment où elle est portée par des « dominés ». L’hystérisation du débat à Sciences Po Paris ou à Sciences Po Grenoble est évidente autour des remises en cause de la notion d’islamophobie (vocable militant ayant reçu une onction scientifique) alors qu’en revanche la notion d’islamogauchisme, pourtant conçue et élaborée par Pierre-André Taguieff, chercheur du CNRS rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po, est renvoyée dans l’enfer des catégories non scientifiques et politiques vulgaires. Tout cela est tout à fait symptomatique du caractère très sélectif de la pensée déconstructionniste qui entretient certaines « vaches sacrées » à l’écart de toute tentative d’analyse sérieuse.

Au fond, ce mouvement de déconstruction a consisté à nier toute autonomie au phénomène politique, à le ramener purement à ses substrats économiques, sociaux ou culturels, à considérer qu’il n’y avait pas de science politique mais seulement une sociologie du politique.

En cela, la pensée déconstructionniste a prolongé un combat que le marxisme structuraliste puis la sociologie de Pierre Bourdieu (caractéristiques des phases 2 et 3 du déconstructionnisme telles que Pierre-Henri Tavoillot les a distinguées en introduction) avaient engagé. Mais elle va aujourd’hui beaucoup plus loin, puisqu’elle ne se contente plus de dénoncer une domination sociale mais une obscure oppression généralisée qui dépasse celle du dominant économique et qui est à facettes multiples : celle du genre masculin, celle de la race blanche, celle de l’hétérosexuel… autant de dominations cachées, travesties qu’il faudrait déconstruire avec d’autant plus de vigueur qu’elles n’ont pas le degré d’évidence de la domination économique.

Le mouvement de déconstruction actuelle se méfie comme de la peste des majorités silencieuses au nom des minorités qui seules sauraient « ce que parler veut dire », minorités de militants qui s’instituent en porte-parole des femmes, des racisés, des minorités sexuelles mais qui n’entendent pas rendre de comptes. Cette approche – illustrée par la sociologie de Pierre Bourdieu ou le marxisme structuraliste des années 1970 – est allergique à toute logique individualiste et considère que les inégalités diverses invalident la logique démocratique des citoyens électeurs, oubliant que si les inégalités de fait peuvent être réduites (parité hommes/femmes, législation antiraciste, reconnaissance des droits des minorités sexuelles…), la liberté politique et l’égalité juridique sont ou ne sont pas. Il est donc essentiel de les assurer et de les défendre en premier. L’immense « avantage » de cette déconstruction étendue (au sens où l’on parle dans le langage militant de l’extrême gauche d’« extension du domaine des luttes ») est qu’elle multiplie les figures victimaires : à la figure classique du « prolétaire » (qui peut être contestée car celui-ci pense de plus en plus « mal8 » et peut être mâle, blanc, hétérosexuel et éventuellement fier de l’être…) s’ajoutent celle de la femme victime de la culture du viol, celle de l’individu issu des minorités ethnoculturelles (l’Arabe, le musulman…) victime de phobies diverses, celle de celui qui appartient aux minorités homosexuelles et transgenres, victime d’ostracisme, etc. On peut parler de cumul des figures de la domination et de la discrimination (l’intersectionnalité a quelque chose à voir avec ce cumul) et élargir ainsi la culture victimaire, celle de la domination généralisée et celle du ressentiment qui devient alors un ressort dominant, une « passion triste » qui peut saisir des millions d’individus et les pousser à haïr l’air qu’ils respirent. Spinoza disait que « la haine est la tristesse associée à une cause extérieure ». Là, il ne s’agit plus d’une cause extérieure, mais de multiples : enfermés dans leur genre, leur race ou leur comportement sexuel, les individus ont de nombreuses raisons de nourrir du ressentiment. Celui-ci devient même une identité de substitution.

En insistant ad libitum sur le narcissisme de nos différences multiples, ce déconstructionnisme rend difficile et même impossible la promesse démocratique. Nous sommes certes tous distincts, nous avons tous des doléances différentes et nous pouvons tous, à un égard ou à un autre, nous estimer lésés et vouloir réclamer notre dû. L’État de droit démocratique se trouve nécessairement mis en défaut. Au fond, la promesse de départ en démocratie (l’égalité entre citoyens) ne peut jamais pleinement être honorée. Alexis de Tocqueville analysait très bien, d’ailleurs, ce ressentiment spécifique au régime démocratique : lorsqu’un système prône l’égalité, « la plus petite inégalité blesse l’œil ». Autrement dit, nous ne pouvons confier exclusivement à la démocratie le soin d’endiguer le ressentiment, mais lorsque la déconstruction des catégories politiques de la démocratie aboutit à la multiplication des fronts du ressentiment, le vivre-ensemble démocratique devient de plus en plus difficile.

Cette déconstruction tous azimuts fait fi de la liberté et de la responsabilité individuelle. En cela, elle remet en question l’État de droit démocratique. Asservis à nos identités et à nos aliénations, nous ne pouvons plus postuler que l’individu est libre. Or, postuler cette liberté constitue, certes, une charge (et une fiction), mais elle se révèle bien plus légère et régulatrice que ce qui pourrait s’abattre sur le citoyen si on lui ôtait toute responsabilité. Cette liberté régulatrice, en France et ailleurs, est celle de l’universalisme républicain avec ses institutions, ses pratiques et ses effets réels qui sont émancipateurs. 

Extrait de l’ouvrage collectif « Après la déconstruction Actes du Colloque: L'Université au défi des idéologies », publié aux éditions Odile Jacob sous la direction de Pierre-Henri Tavoillot, Emmanuelle Hénin et Xavier-Laurent Salvador

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Ce livre réunit les contributions du colloque organisé à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022 par le Collège de Philosophie et l’Observatoire du décolonialisme, avec le soutien du Comité laïcité République. Soixante universitaires et intellectuels de toutes disciplines se mobilisent pour dénoncer les dérives de ce courant et travailler à la reconstruction d’une frontière claire, qui devrait être inviolable, entre la recherche du savant et l’action du militant.

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