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Rencontres à l’ère du numérique : stratégies de séduction et épreuves de vérité
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

Bonnes feuilles

Richard Mèmeteau publie "Sex friends" aux éditions Zones. Il propose une réflexion sur l'éthique sexuelle contemporaine. Sites ou applications de rencontres représentent plus qu'un simple outil. En hameçonnant les utilisateurs par la promesse d'une abondance sexuelle et amoureuse, ces interfaces nous confrontent à la réalité de nos propres frustrations. Extrait 2/2.

Richard Mèmeteau

Richard Mèmeteau

Richard Mèmeteau est professeur de philosophie. Observateur de la vie pop culturelle, il a contribué aux Inrocks, à Audimat et à la Revue du Crieur. Il aime jouer le script doctor de fortune en échange d'un café allongé et citer RuPaul sur son profil Grindr. Il est l'auteur de Pop culture. Réflexions sur les industries du rêve et l'invention des identités (Zones, 2014)

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Selon Pascal Lardellier, « Internet est le royaume des petits mensonges. Descriptions, âge, mensurations fausses, photos truquées ou d’une autre époque, tous les moyens sont bons ». Ce constat peut à la rigueur s’appliquer aux premières étapes de la drague en ligne, mais, en pratique, les petits mensonges du dragueur numérique ne peuvent pas aller très loin. 

Les longues correspondances épistolaires qui servaient à faire mûrir les sentiments sont désormais vues d’un mauvais œil. Elles maintiennent dans un état de crédulité trop risqué. Avec l’apparition du portable, la longueur des messages a baissé de deux tiers. Dès le deuxième ou troisième message, on s’envoie des photos et des informations mises à jour. On se demande plusieurs photos récentes et on se reprend mutuellement si elles ne concordent pas. Mieux : on vous propose une rencontre par webcam interposée afin de voir à quoi vous ressemblez sans filtre Instagram. 

Les films, les livres, les réflexions qui insistent sur le pouvoir que l’on aurait tous de se réinventer sur les réseaux ratent le véritable enjeu des sites de rencontres. Le problème est d’en sortir. À un moment, il faut se coordonner, coopérer et finir par se rencontrer vraiment. Pour ma part, je crois à la vérité des applis de drague. J’y ai rencontré des amis, des amours et des ex. Mais il ne s’agit pas d’une vérité définie comme adéquation entre la chose et l’esprit. La vérité que l’on présente est celle de son identité. Et cette identité, on la manie comme un bouclier.

Au milieu des années 1980, quelqu’un a eu l’idée de lancer aux États-Unis un business de rencontre par petites annonces sur cassettes vidéo. Dans ces clips de video dating, on pouvait rester très littéral, être roux, en léger surpoids avec des lunettes d’ingénieur en informatique des années 1980 et dire : « Salut, je m’appelle Mike, et si tu regardes cette vidéo en fumant une cigarette, je t’invite à faire “avance rapide”, parce que je suis non-fumeur et que je n’aime pas les gens qui fument. » Mike de la période du video dating n’envisage pas de discussion, il veut parvenir à ses fins en un coup. Ces hommes, baignés de la lumière vaporeuse d’un studio d’enregistrement cheap, font des blagues, se servent d’une rose comme d’un téléphone pour dire « hey » ou se déguisent en Viking en déclarant : « Je crois que j’ai l’air d’un prof de maths. » Ils sont condamnés à adopter un ton assertif et la fausse confiance en soi que produit l’absence d’interactions. On les a cloués sur une scène de théâtre, mauvais comédiens devant un public indifférent. Mais, aujourd’hui, à l’heure de l’interactivité, une autre sorte de dramaturgie se met en place. Dans l’échange, vous commencez à devenir stratège. 

Le défi spécifique de la drague porte sur la possibilité d’abolir ou non cet écart entre le dire et le faire, d’accéder ou non à la vérité du désir de l’autre. La question centrale de la drague d’antan, qui a voyagé du Brésil vers la France, est : « Tu veux ou tu veux pas ? » Mais poser la question comme ça n’a presque aucune chance d’aboutir. Pour arriver à ses fins, il est nécessaire de tourner un tant soit peu autour du pot, de se montrer psychologue. Mais il ne s’agit pas d’une psychologie des profondeurs où chacun se fait un expert psychiatre de l’autre, seulement de la psychologie minimale de la théorie des jeux. Chaque geste ou dévoilement implique sa réciproque de la part de l’interlocuteur. On avance en coopérant, tour par tour, message par message. On veut savoir qui montre quelle envie, dévoile quelle photo, affiche quelle intention. 

S’il y a une recherche de vérité nouvelle dans cette situation de rencontre à distance, c’est parce que la personne à qui on parle ne se montre pas immédiatement. Les informations servent à esquisser, touche par touche, un portrait. Contrairement à la situation de rencontre « réelle », une information ne produit pas par elle-même un coup de foudre, comme peut le faire un regard ou une voix. Elle doit s’agréger à un tas d’informations. Nous nous transformons alors en inspecteur de la vie banale de l’autre. On veut connaître les détails, savoir, quand une fille est entourée de garçons sur une photo, si ce sont ses frères ou ses admirateurs secrets… On cherche à enquêter, à comprendre qui est l’autre par l’intermédiaire des micro-indices qu’il a semés. 

L’actrice et scénariste Hana Michels raconte qu’une de ses photos de profil lui a valu une avalanche de réactions. Elle avait pris une photo d’elle dans sa salle de bains, mais le rouleau de papier toilette à l’arrière-plan semblait avoir été placé du mauvais côté. La présentation de soi réussie engendre ce que Roland Barthes appelle un « effet de réel » : c’est par l’accumulation de détails insignifiants qui semblent inutiles, comme dans Un cœur simple de Flaubert, que l’on parvient à donner au personnage une épaisseur de réalité. Effet de réel pour cette utilisatrice de Tinder : elle a reçu pendant un an au moins vingt-trois commentaires sur la meilleure position du PQ dans ses toilettes.

Le dialogue entre les utilisateurs constitue une épreuve de vérité, un test où se matérialise la vérité de nos intentions. Nos intentions ne sont pas claires par avance puis dévoilées ensuite. C’est l’application de drague qui sert de catalyseur, qui les fait advenir et précipite leur signification. Conscients de la fragilité de nos échanges, nous nous envoyons des ultimatums, des sollicitations, nous renouvelons l’occasion de nous prouver à nous-même ce que nous souhaitons. Les gestes sont souvent maladroits, incertains et n’importe quelle discussion peut être interrompue à tout moment. Mais, pris au milieu de ce chaos ou étouffés par la banalité des échanges, certains signes complices deviennent des messages lumineux, des panneaux fléchés pleins d’espoir. 

La meilleure analogie qui me vienne à l’esprit pour ce type d’événement est de nouveau celle d’une partie de jeu vidéo en multijoueur. Pour gagner, il faut parvenir à coordonner une action avec parfois plus d’une vingtaine d’inconnus. À la fin de cette épreuve, il y a un succès ou un échec. On saura alors si on a réussi quelque chose ensemble ou pas. Contrairement à notre vie professionnelle, ceux avec qui nous faisons équipe nous sont réellement inconnus. Pire, ils ont tous choisi d’être méconnaissables  : des avatars, des « skins » parfaitement grotesques ou indiscernables les enveloppent et les effacent. Ils jouent connectés partout dans le monde. Dans ce genre d’expérience, on retrouve l’extrême simplicité de la coopération : on montre aux autres ce qu’on fait, et on voit s’ils comprennent quand à leur tour ils coopèrent. Les indices sont parfois microscopiques. La victoire suppose d’avoir su lire ces quelques amorces de cohérence au milieu de la bataille. 

Ce sont ces petits éclairs de compréhension qui fascinaient un sociologue comme Georg Simmel. Partant du principe que l’on « ne peut jamais connaître l’autre absolument », il s’interrogeait sur ce qui rend possible la confiance entre les individus. La question est abstraite, et sa réponse l’est tout autant : « Toute relation entre hommes fait naître dans l’un une image de l’autre, et il est clair qu’il y a […] des interactions réciproques : d’un côté, cette relation réelle crée les conditions qui font que la représentation de l’un par l’autre prend tel ou tel aspect […] ; et d’un autre côté, l’interaction réciproque des individus se fonde sur l’image qu’ils se font les uns des autres. » Ce que l’autre pense de moi évolue avec notre relation. Et notre relation évolue avec ce que l’autre pense de moi. Banal, dira-t-on. Mais ce n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire. Car la validation de l’image que l’autre a de moi n’est jamais directe. Il n’y a pas dévoilement réciproque de nos images d’autrui puisque ce dévoilement n’est rendu possible que par la modification de nos relations. C’est la façon dont notre relation aura changé qui viendra par la suite permettre l’accord sur l’image que je donne de moi à l’autre.

La rencontre réelle est le moment qui conditionne la vérité des échanges en ligne. Et elle arrive très vite. Un tiers des couples qui se sont formés sur les réseaux se sont vus après une semaine et deux tiers dans le mois. On pourrait être tenté de mentir dans la phase qui précède, de s’enjoliver pour permettre la rencontre, mais à quoi bon si celle-ci dévoile la supercherie ? 

Ce qui ressort, au-delà des expériences de duperie, c’est que se préparer à la rencontre est impossible. Impossible de prévoir par le menu ce qu’on va se dire ou quelle position on adoptera au lit. Une position éthique courante consiste alors à anticiper la déception, l’échec potentiel de nos attentes. 

La culture populaire nous y prépare tout autant qu’elle nous pousse à dire « je t’aime ». Il y a en effet, dans les comédies américaines, une loi non écrite qui veut que tous les premiers rendez-vous soient ratés. Prenons par exemple la filmographie de Ben Stiller. 

Dans Mary à tout prix, avec Cameron Diaz, Ben Stiller se coince un testicule après avoir vu par erreur Mary qui se changeait dans sa chambre, les pompiers sont appelés, bain de sang. Deuxième rendez-vous : Ben Stiller s’éjacule par erreur sur l’oreille, Mary croit que c’est du gel et s’en met dans les cheveux. Elle garde une houppette ridicule pendant tout le repas. Plus tard, le chien lui croque l’entrejambe. Je ne fais aucun effort dans les descriptions, parce que je suppose que vous l’avez déjà vu (et que vous avez trouvé ça vaguement drôle). 

Dans Polly et moi, avec Jennifer Aniston, Ben Stiller bouche les toilettes parce qu’il ne supporte pas la cuisine orientale. Un chien l’attaque à nouveau. Son père prononce des mots plein de sagesse : « Quand tu t’y attendras le moins, quelque chose de génial arrivera. Quelque chose de mieux que tous tes projets. » 

Greenberg, avec Greta Gerwig, est le moment hipster de la carrière de Ben Stiller, mais, même dans un film d’auteur, son personnage galère dès le premier rendez-vous : les deux protagonistes ne couchent pas ensemble parce que le chien de Florence tombe malade. 

Dans La Vie rêvée de Walter Mitty – sommet de comédie de développement personnel –, Ben Stiller (responsable des archives négatifs du magazine Life) n’a rien d’intéressant à raconter sur son profil en ligne pour séduire Kristen Wiig. Il n’arrive pas à lui écrire, et même son message en forme de clin d’œil informatisé bugue. Lorsqu’il la rencontre finalement au travail, ses rêveries coupent court à toute conversation. 

Ces comédies se font l’écho de la prescription démocratique et pataphysique la plus simple en matière de rendez-vous : ne rien espérer, s’attendre à tout.

Richard Mèmeteau publie "Sex friends, comment (bien) rater sa vie amoureuse à l'ère numérique" aux éditions Zones.  

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