Régulation du numérique : l’Europe en plein mirage<!-- --> | Atlantico.fr
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Margrethe Vestager Thierry Breton Digital Services Act Europe Union Européenne régulation du numérique Digital Market Act
Margrethe Vestager Thierry Breton Digital Services Act Europe Union Européenne régulation du numérique Digital Market Act
©Olivier Matthys / POOL / AFP

DSA - DMA

Thierry Breton et Margrethe Vestager ont présenté un ensemble de lois en décembre visant à encadrer l’avenir numérique de l’Europe. Baptisé Digital Services Act (DSA) et Digital Market Act (DMA), ces dispositifs doivent réguler les marchés numériques européens, qualifiés de "zone de non-droit" par les commissaires de l'Union européenne.

Bruno Alomar

Bruno Alomar

Bruno Alomar, économiste, auteur de La Réforme ou l’insignifiance : 10 ans pour sauver l’Union européenne (Ed.Ecole de Guerre – 2018).

 
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La Commission européenne a proposé le 15 décembre un train de mesures inédit, autour du Digital Services Act (DSA) et du Digital Markets Act (DMA), au travers desquels elle cristallise sa stratégie dans le domaine numérique. Paraphrasant sans le savoir Nicolas Boileau et son fameux « enfin Malherbe vint » (l’Art poétique, chant 1), beaucoup poussent un soupir de soulagement, à la hauteur des espoirs placés dans cette stratégie censée enrayer une réalité dérangeante : l’échec notoire de l’Europe dans le domaine numérique, si l’on entend par là la capacité à créer des entreprises au succès planétaire. Cette stratégie ne craint pas de désigner un responsable : les grandes entreprises américaines.

Évidemment, des plus anti ou plus pro européens, les critiques ne manqueront pas. Certains souligneront que tout ceci vient bien tard et que la Commission européenne aurait pu faire un autre usage de ses pouvoirs, par exemple en matière de concurrence. D’autres, plus au fait du fonctionnement de l’Union européenne (UE), rappelleront qu’en fait de point d’arrivée, il s’agit d’une étape et que de très longues négociations, techniques, politiques, sont à venir. Ceux qui connaissent un peu l’UE relèveront qu’elle est avant tout une machine à produire et à faire évoluer des normes juridiques, et que de la même manière que la PAC n’est pas née d’hier, la constitution d’un grand marché européen du numérique était déjà l’un des dix objectifs de la Commission Juncker.

L’intéressant, pour l’heure, est peut-être ailleurs, et au fond dans un paradoxe en forme de question :  finalement, au travers de cette offensive qui ne craint nullement d’enfourcher le cheval de la « souveraineté » numérique, l'Europe, si contente de s'être enfin débarrassée de Donald Trump, ne ferait-elle pas finalement du trumpisme ? La question mérite d’être posée à trois titres.

D’abord, si le trumpisme, au sens médiatique, est l’utilisation sans nuance des réalités et l’assénement de formules ou de tweet plus ou moins ravageurs, gageons qu’en fait de stigmatisation des GAFAM le populisme ne craint pas de s’exprimer sur le vieux continent. Dire, comme l’a fait un ministre, qu’ils sont « l’adversaire » des États, ce n’est pas seulement rabaisser curieusement ses propres forces. C’est ne pas craindre une véhémence langagière que l’ex-Président américain affectionne. C’est aussi omettre que ces grandes entreprises se font aussi concurrence, qu’elles tiennent d’abord leur puissance des choix des consommateurs etc.

Ensuite, du trumpisme au sens économique du terme. Là encore le parallèle est frappant. Au plan des principes, l’UE, comme Donald Trump, dans un style différent, entend prendre acte des limites du doux commerce qui est son ADN. Comme Donald Trump, dont les plus féroces critiques reconnaissent désormais qu’il n’avait pas tort dans son analyse des risques liés à une forte dépendance à l’égard de la Chine, l’UE a raison de remiser son idéalisme et de s’affirmer. Mais comme pour Donald Trump, tout est dans l’exécution. De la même manière que le Président américain n’est pas parvenu à créer les conditions d’une relocalisation saine de l’industrie sur le territoire américain, l’UE se trompe, et elle trompe les citoyens, si elle pense que les régulations qu’elle adopte sont à la hauteur de ses nouvelles ambitions. Beaucoup d’observateurs au fait du fonctionnement de l’économie numérique, ou plus simplement conscients de la multiplicité des raisons qui expliquent le fiasco numérique européen (fiscalité lourde, insuffisance de l’esprit d’entreprise etc.) n’hésitent pas à dire clairement qu’il est de mauvaise politique de prétendre tout miser sur une chose qui n’arrivera sans doute pas : la création de GAFAM européens.

Enfin du trumpisme au sens politique si par là on entend l’aveuglement complet par rapport à des réalités politiques dérangeantes. C’est le cas à l’intérieur de l’UE. Si certains pays sont en pointe dans la vindicte anti géants américains du numérique, d’autres sont beaucoup plus modérés, voire hostiles, soit parce qu’ils replacent cette question dans l’optique plus large – économique, militaire, diplomatique - de leur relation à l’Amérique, soit parce qu’ils estiment que les moyens mis en œuvre seraient contreproductifs (par exemple l’alourdissement de la fiscalité). Ceci promet des batailles homériques au Parlement européen et au Conseil de l’UE. C’est aussi le cas pour ce qui concerne la relation transatlantique. L’élection de Joe Biden est un soulagement pour la très grande majorité des décideurs européens. Pourtant, ceux qui pensent qu’une administration Biden serait forcément hostile aux grandes entreprises numériques américaines manquent une partie du sujet. La Silicon Valley, de notoriété publique, a toujours été, sauf exception notable (P.Thiel), plutôt hostile au Président Trump et à soutenu dans le passé B.Obama. Comme dans le domaine militaire, les européens ne veulent pas voir la continuité entre D.Trump et B.Obama, lequel déclarait en février 2015 : « L'Internet a d'abord été américain. Nos compagnies l'ont créé, développé, perfectionné d'une manière telle que les Européens ne peuvent nous faire concurrence. Et ce qui est souvent présenté [par les Européens] comme des positions mûrement pensées est en réalité destiné à protéger leurs intérêts commerciaux. »

En définitive, au-delà des intentions, et avant que ne commence une longue phase de discussions, il ne faut pas prendre la proie pour l’ombre. Améliorer le droit européen n’est pas seulement souhaitable : c’est le principe même de l’UE. En revanche, penser que les géants européens du numérique viennent d’être incubés, c’est faire erreur.

Bruno Alomar, auteur de La réforme ou l’insignifiance : 10 ans pour sauver l’Union européenne (Ed. Ecole de Guerre 2018)

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