Réforme territoriale : pourquoi il ne sera pas possible de gagner en efficacité en ignorant les identités locales <!-- --> | Atlantico.fr
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La Bretagne est une région à l'identité forte.
La Bretagne est une région à l'identité forte.
©Reuters

Dans le mur

La réforme territoriale annoncée par François Hollande réduisant le nombre de régions maltraite l'identité territoriale de certaines régions françaises qui ont une longue histoire. Ce qui n'est pas sans risque...

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe, professeur à l'université à Paris IV-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur notamment de Populations et Territoires de France en 2030 (L’Harmattan), et de Géopolitique de l’Europe (Armand Colin).

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Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : Le gouvernement revendique un objectif de rationalisation de l'organisation territoriale. Cet objectif est-il suffisant pour s'assurer une bonne gestion ? Quel rôle l'existence ou l'absence d'une identité commune joue-t-elle à cet égard ?

Gérard-François Dumont : Si réduire d’un tiers le nombre des régions relève de la rationalisation de l'organisation territoriale, c’est une exception française ou une utopie française du genre de la phalanstère de Fourier qui croyait possible de faire le bonheur des habitants malgré eux. Aucun pays démocratique ne met en œuvre ni n’a envisage un tel projet. Tout simplement parce qu’il n’y a pas d’optimum régional [1], donc pas une superficie ou un nombre d’habitants qui déclencherait automatiquement des effets positifs pour un territoire régional. Au sein de l’Union européenne, il y a, parmi les grands pays, certains biens gouvernés et d’autres moins biens. A l’échelon des régions des différents pays européens, il en est de même, certaines grandes régions ont de bas taux de chômage ; d’autres grandes régions ont des taux élevés ; et il en est de même parmi les petites régions. Le rôle d’un gouvernement n’est pas de faire du meccano institutionnel, mais de créer des conditions permettant une meilleure gouvernance des régions, par exemple par de nombreuses simplifications dans la réglementation administrative ou dans les doublons maintenus par l’État dans ses propres services alors que les actes de la décentralisation ont transféré les compétences aux régions.

Jean Petaux : Ce qui est tout à fait habituel dans ce type de réforme c’est l’argument de la rationalisation savante et experte. Aujourd’hui ce registre est censé emporter l’adhésion et ne souffrir aucune contestation. En d’autres termes le « logos » doit définitivement terrasser le « mutos ». Peu importe que les éléments évoqués soient absolument invérifiables, inquantifiables et souvent totalement irrationnels au fond, ils ont l’apparence de la scientificité. On comprend alors ici que la référence à une identité commune n’a aucune importance. Celle-ci est renvoyée au rang des croyances, des sentiments en somme. En termes marxistes (tendance « vulgarisés »…) on dirait que « l’identité commune » appartiendrait à la sphère de la superstructure. Ce n’est pas la moindre des coquetteries de l’histoire des idées que de voir ainsi les héritiers de la « culture triomphante » des années 70 considérer les identités culturelles comme de vieilles lunes par définition absentes des écrans radars de la rationalité technocratique…

Trois cartes des régions françaises : sous l'Ancien Régime, la carte actuelle et la nouvelle carte après la réforme territoriale.

Crédits cartes : Wikimedia Commons et www.elysee.fr pour la dernière

Comment l'actuel découpage régional de la France prend-il en compte les identités territoriales ? Ce découpage s'est-il fondamentalement écarté de la carte des provinces de l'Ancien régime ? Quel intérêt pouvait-il y avoir à préserver un certain équilibre ?

Gérard-François Dumont : L'actuel découpage régional de la France prend incontestablement en compte les identités territoriales. Il suffit de considérer l’un des critères de l’identité des territoires, un intitulé susceptible d’être reconnu, avec des habitants portant un nom qui en est dérivé. Or, l’histoire enseigne que les noms de province, disparus du langage administratif, sont toujours demeurés présents. Par exemple, en 1929, est inaugurée la nouvelle gare de Limoges dans un esprit fort laïc, puisque l’idée de son créateur est de la rendre visible depuis les sept collines autour desquelles s’articule la ville. D’où un campanile de 67 m. de haut, qui symbolise le progrès technique, avec des pendules visibles des quatre points cardinaux de la ville, davantage que le clocher de la cathédrale. Dans ces années de l’Entre-deux-guerres, sous le dôme de cuivre, on réalise des allégories des quatre destinations desservies par le PO (Paris-Orléans) en leur donnant le nom d’anciennes provinces : la Gascogne, la Touraine[2], le Limousin et la Bretagne, des noms qui donnent donc encore sens près de 140 ans après la substitution des provinces aux départements.

Aujourd’hui, les dénominations de plus de la moitié des régions, treize exactement, ne sont pas des noms propres d’utilisation récente, mais résultent d’un long héritage, donnant un sentiment identitaire à travers leur dénomination et celle de leurs habitants (Alsace, Aquitaine, Auvergne, Bretagne, Bourgogne…). Sur les neuf autres régions de France métropolitaine, quatre ont une dénomination caractérisée par l’assemblage de deux ou plusieurs noms (Champagne-Ardenne, Languedoc-Roussillon, Poitou-Charentes, Provence-Alpes-Côte d'Azur) dont au moins le premier dispose d’une longue filiation historique.

Parmi les quatre régions dénommées par l’assemblage de deux noms ne donnant qu'une indication géographique assez imprécise car pouvant concerner une autre région, l’une est clairement mal dénommée du point de vue de la géographie historique, Nord-Pas-de-Calais qui devrait s’appeler Artois-Flandres. Midi-Pyrénées avait envisagé dans les années 1990 comme dénomination "Occitanie centrale". La région Centre, un nom effectivement peu identitaire, a tenté un changement de nom, comme Centre-Val de Loire, qui n’a pas abouti. Mais ses territoires ont une forte identité historique, puisqu’ils correspondent au Berry, à l’Orléanais et à la Touraine. De son côté, Rhône-Alpes est l’addition du Lyonnais, de la Savoie, du Dauphiné et du sud de la Bourgogne

Finalement, une seule région a des racines identitaires moins claires, les Pays de la Loire, qui additionne des morceaux de quatre anciennes provinces. Or elle fait partie des régions exclues du meccano institutionnel.

Jean Petaux : L’actuel découpage des régions françaises a été réalisé par un jeune énarque entre 1956 et 1958, totalement seul : Serge Antoine. Il s’est fixé trois principes : 1) ne pas faire de région dont la population serait inférieure à 1 million d’habitants ; 2) ne pas toucher aux départements issus de la Révolution française et les prendre comme « unité de compte territoriale » des futures régions ; 3) faire pièce à l’influence grandissante de Paris qui concernait déjà un tiers du territoire national. Serge Antoine va ainsi créer 21 régions qui vont être officialisées par deux décrets : 7 janvier 1959 et 2 juin 1960. Pour choisir de répartir tel ou tel département dans telle ou telle nouvelle région il utilise les « flux téléphoniques » entre la ville chef-lieu du département en question et la future capitale régionale. C’est ainsi qu’hésitant sur le sort à réserver à la Dordogne, il constate que les habitants de Périgueux téléphonent plus à Bordeaux qu’à Limoges : la Dordogne rejoint l’Aquitaine. Même chose pour la Vendée qui va être ajoutée aux Pays-de-la-Loire et pas à Poitou-Charentes… Il n’est pas question d’identité territoriale ici. Ce sont les « usages » eux-mêmes qui vont créer le territoire en quelque sorte. Ce qui est certain c’est que les provinces de l’Ancien régime n’ont rien à voir dans cette histoire… Même pour la Bretagne, une des « régions » parmi les plus proches d’une ancienne « province » : la capitale de la Bretagne historique, Nantes et non pas Rennes, Nantes donc où se situe le « château des Ducs de Bretagne », se retrouve coupée de son fief… On peut même dire que la carte des régions républicaines est une anti-carte des provinces féodales…

La problématique identitaire a-t-elle été prise en compte dans le redécoupage présenté par François Hollande ?

Gérard-François Dumont : Il semble que non, puisqu’il est prévu de fusionner des régions dans des ensembles dont la nature identitaire n’est absolument pas évidente, ce qui pourrait se traduire par des désavantages. Par exemple, ces fusions risquent de déboucher sur des sigles qui masqueront la notoriété identitaire des dénominations actuelles. Ainsi, ne faut-il pas craindre une région « CAP » se substituant à la Champagne-Ardenne et à la Picardie ? Le mot Champagne donne à cette région une notoriété dans le monde entier et le mot Picardie est associé à une vieille langue qui exprime une forte identité. Quant à la région « CAP »…

Sachez que le sigle PACA reste largement une obscurité dans le monde. D’ailleurs, la grande entreprise de Manosque qui est parvenue à diffuser ses cosmétiques dans le monde entier ne s’intitule pas l’Occitane en PACA, mais l’Occitane en Provence.

Jean Petaux : Absolument pas… D’abord parce que celle-ci est très compliquée à appréhender. Qu’il s’agit d’une problématique contradictoire, polymorphe qui comporte certainement des réponses très antagonistes. Mais quand bien même y aurait-il eu la volonté de le faire, cette option aurait rendu quasiment infaisable le redécoupage. Le président a donc choisi de ne pas couper de régions (pour l’instant), tout comme Serge Antoine avait choisi de ne pas couper de départements. A partir de là on a eu une probabilité de regroupements finalement assez limitée (compte tenu du fait qu’il n’était pas envisageable de fusionner Bretagne et Franche-Comté ou Lorraine et Poitou-Charentes, encore que cela aurait pu être vécu comme une sorte de retour aux sources pour Ségolène Royal….) : seules des régions mitoyennes entre elles ont pu fusionner… La dimension spatiale a prévalu, avec, quand même, tout comme en 1956, un critère démographique qui s’est imposé : pas de région sous un seuil de 3 millions d’habitants cette fois en 2014 (à une ou deux exception près, la Corse mise à part…).

En quoi une rationalisation qui se ferait au mépris des identités peut-elle s'avérer contre-productive ? Ne vaut-il mieux pas une région à l'assise territoriale solide et à la forte identité, qu'un conglomérat de territoires sans points communs ? Quels sont les risques si la population rejette ce découpage ? Par exemple, quelle est à la logique à regrouper Alsace et Lorraine ? 

Gérard-François Dumont : Une rationalisation qui se ferait au mépris des identités est évidemment contre-productive. Pour que les citoyens s’investissent, prennent des initiatives et déploient des projets territoriaux, il faut qu’ils s’identifient à leur territoire. Si ce dernier ne relève que d’une rationalité technocratique, l’implication des citoyens est moindre. Voyez le cas des villes nouvelles qui ont été mal conçues. Le sentiment d’appartenance des citoyens y est réduit. Et l’on retrouve en finales de nos grands championnats sportifs des villes bien moins peuplées que les villes nouvelles, mais qui ont une forte identité : Castres, Guingamp. Un territoire n’affiche des réussites que s’il a une identité à laquelle les citoyens sont attachés et dont ils sont fiers.

La Lorraine est l’héritage de la partie méridionale de la Lotharingie, avec une forte tradition d’échanges, notamment via les fleuves, avec la Rhénanie et le Luxembourg, en dépit de diverses vicissitudes historiques. Depuis, son avenir tient notamment à sa capacité à développer des échanges transfrontaliers avec ses régions frontalières, surtout dans le cadre de ce qu’on appelle la « Grande région », qui, outre la Lorraine, comprend le Luxembourg, la Sarre, la Rhénanie-Palatinat et la Wallonie. L’Alsace est dans un autre configuration compte tenu de sa proximité avec d’autres régions européennes,  que sont le Bade-Wurtemberg, et le pays de Bâle (c’est-à-dire les cantons de Bâle ville et Bâle campagne en Suisse) et l’importance du Rhin qui la borde sur sa façade orientale.

Il s’agit donc de deux régions qui, bien que limitrophes en France, s’inscrivent dans des logiques géographiques différentes dont on ne voit pas aujourd’hui pourquoi il serait impératif de les fusionner. Or il importe d’avoir la stratégie territoriale de sa géographie. A ce jour, les avantages d’un regroupement de l’Alsace et de la Lorraine restent à démontrer ; cela et risque en outre de réintroduire plutôt des rivalités que des complémentarités entre les grandes villes de ces deux régions.  

Jean Petaux :  Commençons par les risques… Il y aura retour au statu quo… C’est ce qui se passe toujours en matière de réforme territoriale. J’appelle cela le « syndrome du Guépard » : « Pourvu que tout bouge pour que rien ne change ». En 1969, le général de Gaulle a quitté la vie politique sur (entre autres) la question de la régionalisation… C’est dire que les conséquences politiques peuvent être lourdes. En maniant un humour grinçant, auquel ne répugne pas François Hollande à l’égard de lui-même (c’est sans doute une de ses principales qualités) on pourrait presque dire qu’il suffirait que le président indique aux Français qu’il quittera ses fonctions le lendemain du jour où ils auront répondu « oui » au référendum portant sur le nouveau découpage des régions françaises, pour être certain qu’il recueillera une adhésion massive et que la réforme passera comme « une lettre à la Poste »…

Quelle logique à regrouper Alsace et Lorraine demandez-vous ? Aucune sauf celle d’une rationalité technique qui consiste, comme le dit fort bien et fort intelligemment Hervé Le Bras, à s’intéresser davantage au contenant qu’au contenu. La tribune de François Hollande publiée hier soir dans la presse quoridienne régionale est intéressante par ce que les médias n’ont pas repris, en étant totalement centrés sur le « dessin territorial » (parce que c’est ce qui est visuel, simple et immédiatement intelligible par le plus grand nombre). En fait ce qui est bien plus important ce sont les nouvelles compétences qui seront dévolues aux régions : toute la formation, les collèges, tous les transports (routiers, fluviaux, aéroportuaires) en plus des liaisons ferroviaires, etc. Voilà enfin un élargissement du « domaine institutionnel régional » bien plus porteur de projets que de savoir si la région « Royal » fusionne avec la région « Sapin » par exemple…

En disant cela je peux sembler ignorer moi-même les identités culturelles régionales. Ce n’est pas du tout mon intention. Je veux juste indiquer que ces identités sont aussi des « construits sociaux », qu’elles ne s’inscrivent pas dans une sédimentation historique profonde et que dans trente ans on en aura vu se construire sans doute de nouvelles… Le temps que le temps fasse son ouvrage…

Combiner besoin de rationalisation et préservation des identités ne semble pourtant pas hors d'atteinte. A quoi ressemblerait un redécoupage qui prendrait en compte cet impératif ?

Gérard-François Dumont : Rien ne justifie un redécoupage effectué sur un mode jacobin. L’urgence n’est pas au redécoupage, mais à l’évaluation des réformes précédentes et à l’amélioration des conditions de la gouvernance régionale, ce qui suppose de ne pas aller vers des décisions de recentralisation par l’État ou de centralisation au sein de régions plus grandes. En revanche, instaurons l’autonomie fiscale des régions, simplifions les règlementations couteuses en frais administratifs, prolongeons la décentralisation, encourageons l’émulation entre les régions… et les territoires français sauront davantage déployer des projets, être davantage attractifs et mieux lutter pour améliorer l’emploi. 

Jean Petaux : Je ne suis pas persuadé qu’il était nécessaire de remettre en chantier la carte des territoires. On mesure le risque immédiat : polariser le débat sur le déplacement des pièces du puzzle territorial. Chacun aura son opinion… De la même manière qu’il y a 60 millions de sélectionneurs de l’équipe de France de football, il peut y avoir plusieurs millions de « dessinateurs » de la carte régionale française. J’aurais donc tendance à considérer qu’il n’y a pas de « redécoupage » idéal qui intégrerait « rationalisation » et « sentiment d’appartenance identitaire ». Le danger c’est l’incertitude et la zone de turbulences dans laquelle la France va encore rentrer avec ce projet plus ou moins abouti et stabilisé…

Le risque est réel d’ouverture de la boite à Pandore. Mais puisque le chantier a été posé en ces termes, il faut très vite faire en sorte que la situation revienne à un état de stabilité forte, en sifflant la fin de la « récréation du débat ». Dans le cas contraire n’importe quel obscure conseiller régional de base, incapable de se faire élire dans un canton sur son seul nom, crédité d’une minuscule légitimité, se croira autorisé à donner son opinion et à proposer sa « carte idéale » des régions. Autrement dit : « Retour au n’importe quoi… ». Donc, pour conclure : comme il n’y aura pas de découpage idéal, comme il aurait été préférable de ne pas placer le débat sur la question du contenant mais pleinement et uniquement sur celle du contenu et des compétences, autant considérer la proposition qui est faite comme la bonne, qu’elle ne souffre pas de discussion et qu’on parle du fond. Vite et sérieusement.

Propos recueillis par Julien Chabrout

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