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Recherche fatwa désespérément : qui aurait l’autorité religieuse pour s’opposer au Califat ?
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Silence assourdissant

"Si ça ne s'appelle pas un génocide, je ne sais pas comment ça s'appelle", a déclaré ce dimanche 10 août Laurent Fabius sur France 2, faisant référence aux chrétiens et yazidis encerclés par les djihadistes de l'EIIL. Une situation bien peu commentée au regard de sa gravité par les hautes instances musulmanes.

Mathieu  Guidère

Mathieu Guidère

Mathieu Guidère est islamologue et spécialiste de veille stratégique. Il est  Professeur des Universités et Directeur de Recherches

Grand connaisseur du monde arabe et du terrorisme, il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Le Choc des révolutions arabes (Autrement, 2011) et de Les Nouveaux Terroristes (Ed Autrement, sept 2010).

 

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Mohamed Chérif Ferjani

Mohamed Chérif Ferjani

Mohamed Chérif Ferjani est professeur à l'Université de Lyon et chercheur au GREMMO. Ses travaux portent notamment sur l’histoire des idées politiques et religieuses dans le monde musulman ainsi que sur les questions de la laïcité et des droits humains dans le monde arabe. Il a publié, entre autres, Le politique et le religieux dans le champ islamique (Fayard, Paris, 2005). Il est signataire de l’Appel à la communauté internationale pour sauver les chrétiens d'Irak.

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Atlantico : A l'instar de Barack Obama, le ministre des affaires étrangères français Laurent Fabius a qualifié de génocidaires les exactions commises par les djihadistes de l'EIIL contre les Chrétiens et les Yazidis dans le nord de l'Irak. Parmi les autorités religieuses existantes, lesquelles seraient en mesure d'émettre une fatwa (un avis religieux) condamnant explicitement les actions et l'existence même du califat autoproclamé d'Abou Bakr al-Baghdadi ?

Mathieu Guidère : Trois types d’autorités religieuses pourraient émettre un jugement de cette nature. La première serait l’Union Internationale des Oulémas – c’est-à-dire des savants – Musulmans (UIOM), qui est actuellement dirigée par Youssef al-Qaradawi, le Cheikh le plus important du Qatar. Cette Union a par ailleurs déjà émis une fatwa condamnant la proclamation du Califat islamique.

L’Union Mondiale des Oulémas Musulmans (UMOM), dirigée par Al-Sheikh, pourraient également condamner les actions et l’existence du Califat. Chaque pays compte une association représentative de l’UMOM. Celle des oulémas irakiens et des oulémas syriens ont d’ailleurs elles aussi réfuté l’existence de ce califat.

La troisième autorité religieuse en mesure de condamner le califat est celle des muftis. Ces derniers sont pour chaque pays la plus haute autorité religieuse, le savant le plus respecté. Chaque mufti est choisi par ses pairs, ainsi que par l’Etat. Ces savants s’appellent ainsi justement parce qu'ils ont le pouvoir d’émettre une fatwa. Ils peuvent donc tout à fait condamner eux aussi le califat et ses actions. C’est notamment le cas du mufti d’Arabie saoudite.

Mohamed Chérif Ferjani : Fatwa ou non, ce n'est pas cela qui compte aujourd'hui. Nous attendons une condamnation des crimes commis à l'encontre des populations chrétiennes, des Yazidis et autres minorités. La liberté de conscience est un droit fondamental, et la tournure prise par les événements, très clairement, est génocidaire. C'est d'autant plus inadmissible que les chrétiens d'Orient et les communautés visées sont très anciennement installés en Irak et dans cette région du monde. Ce sont une composante  culturelle et historique de ce foyer de l'une des plus anciennes civilisations de l'humanité. Leur présence a traversé toute l'histoire agitée du Proche et Moyen Orient.

Les organisations musulmanes, quelles qu'elles soient, qui ont été si promptes à dénoncer le sort fait aux musulmans en Bosnie, en Tchétchénie, et partout dans le monde, à manifester contre les caricatures de leur Prophète, à s'élever contre les atteintes réelles ou supposées à leur sacré, brillent par leur silence complice par rapport aux crimes commis par l'EIIL au nom de leur religion. Ce qui se passe en Irak relève de la pire des atteintes au sacré des minorités visées et de la religion instrumentalisée pour justifier les atteintes à la liberté de conscience et à la vie de populations  dont le seul crime et d'être fidèles à une religion différentes des criminels de cet Etat qui se dit islamique. Ces organisations, à l'exception de quelques unes qui ont dénoncé du bout des lèvres les crimes commis au nom de l'islam, participent, par leur silence honteux, à l'islamophobie et sont par ce silence complices des crimes visant les chrétiens d'Orient, les yazidis et d'autres minorités.

Le pape peut frapper d'excommunication un groupe de personnes, avec pour conséquence leur sortie de l'Eglise. A quelles conditions une fatwa peut-elle avoir des effets  concrets ?

Mohamed Chérif Ferjani : Ces déclarations ne sont pas à la hauteur des crimes perpétrés. Leurs auteurs avaient appelé au djihad en Irak et en Syrie, ils ont incité des jeunes désoeuvrés à se mettre sous la bannière de l'Etat islamique. Ils doivent aujourd'hui reconnaître leur responsabilité dans ce qui se passe ; il ne suffit pas de dire que cela relève d'une mauvaise interprétation de l'islam, comme l'a fait Rachid Ghannouchi, chef du parti islamiste d'Ennahda et l'un des leaders de l'Organisation Mondiale des Frères musulmans. Les crimes commis aujourd'hui par l'EIIL sont la conséquence de leur appel au djihad en Syrie, en Irak, en Libye, en Somalie, et partout où ils pensent que les conditions sont favorables à l’instauration de leur projet par la force des armes.

Mathieu Guidère : Il faut savoir qu’il existe deux types de fatwas : celle de recommandation et celle de condamnation. Cette dernière est la plus rare. L’écrivain Salman Rushdie a par exemple été l’objet d’une fatwa de condamnation émise par Khomeiny en 1989 suite à la publication des Versets Sataniques, considérés alors comme étant blasphématoires. Les fatwas de recommandation concerneront plutôt les insurgés syriens ou les Palestiniens, l’autorité religieuse qui l'émet demandant à la communauté musulmane de les aider.

Dans les deux cas, les fatwas ne s’imposent pas à tous les musulmans mais à ceux qui veulent bien les suivre. Il ne s’agit donc pas d’un avis général, juridique qui sous-entend une sanction si jamais un musulman ne les suit pas. C’est une manière pour les autorités religieuses d’indiquer le droit chemin.

Celles émises dans le cadre des événements en Irak sont des fatwas de condamnation. C’est le cas de celle de l’UIOM qui condamne le califat et son calife, expliquant que ces derniers sont nuls et non-avenus. Cette fatwa appelle explicitement les musulmans et les organisations islamistes à ne pas le suivre, à ne pas y prêter allégeance et même à le combattre – soit tout l’inverse de ce que le Califat a demandé aux musulmans.

D’autres autorités religieuses ont, elles, choisi d’émettre des fatwas de recommandation, comme c’est le cas en Egypte et en Arabie Saoudite. Ils appellent les musulmans à ne pas aller en Irak, à ne pas suivre le calife autoproclamé et à ne pas contribuer à inciter d’autres musulmans.

Malgré les fatwas prononcées, le Califat suscite des vocations chez un certain nombre de personnes. Cela ne démontre-t-il pas une faiblesse des autorités religieuses ?

Mathieu Guidère : Non, je ne pense pas que l’on puisse parler de faiblesse. Pour l’instant, aucun Etat n’a prêté allégeance, tandis qu’aucun chef de groupe ou d’organisation islamique n’a reconnu ce Calife. On pourrait même parler de réussite de la part des organisations internationales et des organisations et autorités religieuses des autres pays.

Cependant, à l’intérieur de l’Irak, il est vrai que l’Etat islamique recrute beaucoup, notamment parmi les populations sunnites. Ce succès s’explique par la division des autorités religieuses et des pouvoirs politiques du pays qui ne cessent de se tirer dans les pattes : entre sunnites et chiites, entre kurdes – pour la plupart musulmans sunnites – et arabes, entre arabes et non-arabes, entre chrétiens et non-chrétiens, etc.

Pourquoi les organisations religieuses et les Etats musulmans ne condamnent-ils pas plus fermement les actions de l'EIIL ?

Mohamed Chérif Ferjani : Parce qu'ils sont impliqués : l'Arabie saoudite, qui abrite l'Organisation de coopération islamique, le Qatar, l'Union Internationale des Oulémas musulmans, qui a à sa tête un Frère musulman en la personne de Youssef al-Qardaoui, toutes ces organisations ont appelé au djihad en Irak et en Syrie. Le Patriarche des chrétiens d'Orient a émis un appel en direction de ces instances, mais celles-ci n'ont rient fait de concret. L’OCI aurait dû convoquer un sommet de ses Etats membres et les différentes instances qui parlent au nom de l’islam auraient dû condamner clairement et fermement cet Etat Islamique et appeler les jihadistes, partis en Irak à leur demande, à retourner les armes contre leurs chefs criminels. Au lieu de cela, elles laissent le phénomène s'étendre au Liban, à la Lybie au Maghreb et à l'Afrique subsaharienne. Par leur attitude, elles se montrent complices des crimes commis au nom de la religion dont elles se disent les porte-parole.

Comment le califat se positionne-t-il par rapport à ces fatwas ?

Mathieu Guidère : Concernant les fatwas internationales, c’est-à-dire celles de l’UIOM et des UMOM, le califat ne les reconnait pas et nie leur autorité pour remettre en cause son existence. Il estime par ailleurs que ce sont "des oulémas à la botte du pouvoir et de l’occident".

Quant aux autorités intérieures à l’Irak, les avis divergent le concernant. Certaines autorités le soutiennent car elles estiment qu’il est le seul à pouvoir défendre les sunnites persécutés par le gouvernement chiite. Elles lui donnent donc une légitimité religieuse. D’autres soutiennent le califat, car selon elles, il est le seul à pouvoir rétablir l’unité des musulmans, sans pour autant parler de sunnites et de chiites. Le califat instrumentalise naturellement ces dernières.

Il existe par ailleurs des autorités religieuses qui ont émis des fatwas visant à annuler le califat, considérant que celui-ci contribue au massacre et à la division des musulmans. A l’instar de celles des autorités religieuses internationales, le califat réfute ces fatwas.

La seule chose qui permettrait cependant d’affaiblir l’Etat islamique serait que les oulémas irakiens retrouvent une certaine unité. Actuellement, ils sont divisés, autant chez les chiites que les sunnites. Cette unité n’est malheureusement pas réalisable étant donné que l’Irak n’arrive pas à former un gouvernement regroupant les trois confessions. Car à l’origine, ce conflit est politique : le Premier ministre Nouri al-Maliki, qui se bat aujourd’hui contre le Président, tandis que chacun a ses propres ministres, refuse que des sunnites fassent partie du gouvernement. Par conséquent, ce blocage politique qui dure depuis plusieurs années s’est répercuté au niveau religieux.

Certaines autorités se sont-elles retenues d’émettre un quelconque avis sur l’existence et les activités du califat ?

Mathieu Guidère : Oui, c’est le cas de tous les pays du Maghreb et certains pays d’Asie, comme l’Indonésie et les Philippines. Ils ne considèrent pas ce conflit comme étant d’ordre religieux, mais comme relevant d’une instrumentalisation politique du religieux. Mais au fond, ce que ces pays redoutent surtout, c’est d’alimenter le conflit : dès lors que l’on prend parti, on nourrit le combat. Ils en ont pour preuve certains épisodes d’Histoire : au XVIème siècle par exemple, les catholiques et les protestants sont entrés en guerre. A l’époque, les Espagnols soutenaient les catholiques alors que les Anglais soutenaient les protestants. Cette guerre a duré 40 ans et a fait des milliers de morts.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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