Quelle Europe maintenant que le couple franco-allemand n’existe plus ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron et Olaf Scholz lors d'une conférence de presse commune.
Emmanuel Macron et Olaf Scholz lors d'une conférence de presse commune.
©John MACDOUGALL / AFP

Paris - Berlin

L'annulation du sommet franco-allemand qui devait se tenir en cette fin octobre est la dernière indication en date de la distance et de la froideur qui se sont installées entre Paris et Berlin.

Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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Sylvain Kahn

Sylvain Kahn

Professeur agrégé à Sciences Po, où il enseigne les questions européennes et l’espace mondial. Sylvain Kahn est professeur agrégé au sein du département d’histoire à Sciences Po. Depuis 2001, il enseigne les questions européennes. Docteur en géographie et diplômé de géopolitique, agrégé d'histoire, normalien et chercheur au centre d’histoire de Sciences Po, il a publié aux PUF Histoire de l’Europe depuis 1945 ; Le pays des Européens avec Jacques Lévy chez Odile Jacob ; Géopolitique de l’union européenne et Dictionnaire critique de l’Union européenne, chez A. Colin ; et Les universités sont-elles solubles dans la mondialisation ? chez Hachette. Il est le responsable et le co-auteur du mooc Géopolitique de l’Europe, diffusé en ligne en français et en anglais sur les plates-formes Coursera et Fun. Chercheur au centre d’histoire de Sciences Po, ses travaux portent principalement sur deux sujets : la place et le rôle de l’Etat-nation dans la construction européenne ; la caractérisation de la territorialité de l’Union européenne.

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Atlantico : Le Spiegel rapporte que la proposition d'Olaf Scholz d'un système européen commun de défense aérienne contre les missiles balistiques est soutenue par 12 Etats membres de l'UE, la France, parce qu’elle possède l’arme nucléaire, n’est pas partie prenante. En quoi cet événement, comme d’autres, témoignent que le couple franco-allemand n’existe plus ou bat sérieusement de l’aile ?

Michael Lambert : Il faut rappeler que cette image du couple franco-allemand est avant tout un effort de communication après la Seconde Guerre mondiale, et que la relation entre les deux États a toujours été déséquilibrée. En effet, la France disposait d'un levier d'influence en Allemagne grâce à ses troupes d'occupation qui sont restées jusqu'en 1994. De fait, la politique allemande est totalement autonome depuis moins de deux décennies. Par ailleurs, les écarts entre les deux pays sont importants, notamment dans le secteur militaire.

La France, superpuissance nucléaire, est contrainte d'adapter ses équipements (sous-marins, avions de chasse) en tenant compte de la dimension internationale et de ce qui se passe sur les autres continents, alors que l'Allemagne est une puissance régionale et concentre ses efforts sur le flanc Est et la Méditerranée. La force de frappe nucléaire empêche également la France de développer des projets communs avec ses voisins. En effet, on ne peut pas élaborer des sous-marins et des avions de chasse en commun avec un pays qui, d'une part, souhaite les utiliser à des fins nucléaires et, d'autre part, n'envisage pas cette option, et avec lequel on ne peut communiquer certaines informations sur les capacités nucléaires effectives.

L'Allemagne est aujourd'hui une puissance démographique et économique incontournable tandis que la France apparaît davantage comme une puissance diplomatique à l'influence culturelle et militaire internationale.

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A cet égard, la relation entre Paris et Berlin s'est normalisée et doit être considérée comme aussi importante que celle entre Paris et Londres, ou entre Berlin et Varsovie, ce qui n'est pas un mal, car l'Europe compte désormais plusieurs nouvelles entités qui devraient gagner en poids pour permettre au continent de se développer (par exemple, l'Estonie, qui est une superpuissance informatique).

Il reste à ajouter qu'il y a toujours cette ambiguïté entre d'une part une France qui se voit comme le protecteur de l'Europe (vision de De Gaulle), et d'autre part une Europe qui pense que c'est la fonction de l'OTAN de protéger le continent. La France est donc trop grande pour l'Europe mais pas assez pour rivaliser avec les Etats-Unis et apparaître comme une alternative pour protéger le continent d'une éventuelle attaque russe.

Sylvain Kahn :Il est probable que sur ce sujet les Français et les Allemands se soient entendus en amont. Concernant le couple franco-allemand plus largement, je vois le verre assez plein. Avec la lutte contre le Covid et ses conséquences économiques et sociales, les vues des deux pays se sont rapprochées de manière doctrinale et pratique. De même, les deux pays ont une approche proche de la guerre en Ukraine - être ferme avec Poutine, tout en ménageant l’avenir -, au point qu’ils sont regroupés comme une entité critiquée par d'autres pays, comme les Etats baltes, la Pologne, la Finlande. Le couple franco-allemand a été jugé complaisant, pas assez ferme. 

Il faut bien voir que depuis l’élargissement à 15, mécaniquement, le couple franco-allemand n’a plus la masse critique suffisante pour s’assurer que ses options vont s’imposer. Sous les mandats Chirac et Sarkozy, il y avait encore en France cette idée que le couple franco-allemand pouvait avoir raison seul contre tous.  Les Allemands sous Merkel ont bien plus rapidement compris qu’il fallait des majorités de projets et rassembler des coalitions. Ils ont tiré les leçons du passage à 15 puis à 25 puis à 28 bien plus rapidement que les français, ce qui a pu donner, entre autres facteurs, le sentiment d’une mise en sommeil du couple franco-allemand. Cette nouvelle logique a été clairement comprise par Macron. Le Covid et le plan de relance ont été l’exemple d’un moment où les Français et les Allemands, pour des raisons différentes, aboutissent au même diagnostic et s’entendent pour proposer des solutions qui répondent à la dynamique majoritaire.

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Emmanuel Macron a martelé dans son interview mercredi comme souvent dans son quinquennat que l’Europe devait être indépendante et forte. Mais comment atteindre un tel objectif sans pilotage politique ?

Michael Lambert : L'indépendance de l'Europe passera par une plus grande autonomie vis-à-vis de la Russie, mais aussi de la Chine et des États-Unis. Pour se développer, notre continent doit se concentrer sur une stratégie numérique autonome, repenser l'interopérabilité de ses infrastructures (par exemple, en créant une entité européenne unique pour les chemins de fer), ou en regroupant plusieurs entreprises dans le secteur de la défense.

Il est également temps de repenser les compétences en Europe. L'avenir de notre cybersécurité et de notre autonomie informatique passera par l'Estonie, et il est impensable d'imaginer l'Europe de demain sans accorder plus de considération à Tallinn. La République tchèque se renforce également au niveau industriel et informatique, et Prague est désormais le cœur de ce secteur fondamental qu'est la filière des logiciels anti-virus. Tandis que la Pologne est objectivement un pays à mettre en avant sur le plan diplomatique, comme on l'a vu au moment de la guerre en Ukraine, où Varsovie a un rôle prépondérant pour soutenir Kiev avec l'accueil des réfugiés ou encore lors de la crise des migrants avec la Bielorussie.

En résumé, il faut repenser les compétences en Europe, et le rôle des pays d'Europe centrale et de l'Est, qui n'ont parfois plus rien à envier aux anciennes puissances.

Sylvain Kahn :Quand on met en regard des pétitions de principe des Etats sur l’Ukraine, d’une part celles des Allemands, des Italiens et des Français et d’autre part celles des Polonais, des Finlandais, des Estoniens, des Lettons, des Roumains…, on voit des divergences. Pourtant, il n’y a pas grand-chose qui diffère dans les faits des actes proposés et mis en oeuvre, même si les positions semblent fortement différentes dans le ton. Hormis la Hongrie, et à un degré incomparablement bien moindre, la Bulgarie et la République tchèque, il y a un fort consensus sur la politique russe et la politique ukrainienne de l’UE. Si les représentations géopolitiques ne sont pas les mêmes, les propositions au final sont les mêmes. Cet état de fait doit il conduire à estimer que le couple franco-allemand est moins influent ? On peut surtout en tirer la conclusion que l’UE fonctionne sans un moteur en particulier mais selon une dynamique collective et polycentrique.  

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Cette crise rend très visible des éléments caractéristiques de la construction européenne. Ce qui caractérise cette entité depuis ses débuts, c’est la polycentrie, la construction en réseaux. Il n’y a pas véritablement un centre qui impulse la dynamique. C’est d’ailleurs ce qui explique pourquoi l’UE peut être vue comme lente et cacophonique. La réalité est que à la question “Qui a le leadership ?” la réponse est : “Personne”, et c’est comme ça que fonctionne l’UE depuis près de huit décennies. C’est une association d'États souverains qui est elle-même de plus en plus souveraine. Elle fonctionne sans figure de proue, notamment parce que si c’était le cas, l’égo des Etats ne le supporterait pas. 

Dans cette nouvelle Europe qui penche à l'Est, si le couple franco-allemand n'est plus moteur, qu'est ce qui ou qui pourrait être un autre moteur ?

Michael Lambert : Pas un, mais plusieurs moteurs pour l'Europe. Le moteur informatique sera l'Estonie, tandis que le moteur industriel sera davantage un axe France-Allemagne-Tchèque, et pour la finance un rapprochement entre les Pays-Bas et l'Allemagne. Pour la défense la France reste la principale référence mais il faudrait inclure davantage la Suède qui est une grand oublié dans ce secteur et l'Allemagne qui produit du matériel haut de gamme comme le montre le char KF-51.

La Pologne devrait également peser davantage sur le plan diplomatique, mais uniquement dans les affaires Est-européennes, car ce pays n'a pas encore une expertise internationale complète, contrairement à la France.

Sylvain Kahn :Je pense que ce qui est le plus probable c’est que partout en Europe, l’avis des Polonais, des Estoniens, des Finlandais, des Suèdois, des Lituaniens, des Lettons… va désormais compter plus, même si l’on n’est pas d’accord avec les décisions prises en politique intérieur en Pologne par le gouvernement de droite radicale et extrême au pouvoir depuis 2015 (issu du PiS), et qu’on débat très fermement avec lui en politique intérieure européenne. Sur la politique russe de l’UE, ces pays ont eu raison. Ils alertent sur le fait que chaque compromis était en fait une concession à Poutine. Les médias français vont aussi sans doute s’intéresser davantage à eux. On a avancé d’un cran dans la création d’un espace public et politique européen. Et on se rend compte que cela peut être enrichissant. C’est très bien de le tisser avec les Allemands, mais il y en a 25 autres avec qui le faire. C’est pourquoi, à terme, il est probable que  la question du moteur devienne obsolète.

Que ce soit sur la notion de puissance, sur l'économie, ou sur l'avenir de l'Europe, les Etats ne semblent pas toujours être sur la même longueur d'onde. A quoi pourrait ressembler l'Europe de demain ?

Michael Lambert : Les options sont nombreuses, mais il semble pertinent de suggérer que l'Europe de demain sera celle d'une Europe du Nord qui jouera un rôle de leader dans presque tous les secteurs, tandis que l'Europe du Sud éprouvera davantage de difficultés économiques, à l'exception du Portugal, qui connaît un essor considérable, et de la Slovénie.

Cette opposition Nord-Sud contraste avec l'opposition Ouest-Est de l'après-guerre froide.

La France et l'Allemagne resteront des puissances démographiques et linguistiques, mais pas en termes de PIB par habitant. La France demeurera la principale puissance militaire, mais des domaines comme la cyberdéfense, vous l'aurez compris, seront dominés par l'Estonie.

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