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"L’Afrique est indéniablement entrée aujourd’hui sur la carte de la chaîne de valeur ajoutée mondiale dans certaines activités."
"L’Afrique est indéniablement entrée aujourd’hui sur la carte de la chaîne de valeur ajoutée mondiale dans certaines activités."
©Reuters

Casse pas (encore) des BRICS

Les écarts de salaires entre nos économies matures et celles des pays émergents comme la Chine, l'Inde ou les Philippines vont drastiquement diminuer d'ici 2030 d'après une analyse du cabinet d’audit et de conseil PriceWaterhouseCooper. Une tendance qui aura forcément d'importants impacts sur les multinationales.

Atlantico : Avec l'apparition de classes moyennes toujours plus nombreuses, les salaires progressent dans les pays émergents. Et leurs coûts de transports plus élevés ne suffiront bientôt plus à compenser ces économies de main d'œuvre. Quel nouveau paysage dessine l'étude de PWC (à lire ici) et que faut-il en penser ?

Pierre Salama : Il faut d'abord comprendre que l'étude de PWC  procède de manière linéaire en projetant le passé sur le futur. Or, on le sait, le futur se fera par rupture. Si la Chine perd en compétitivité depuis trois ans, en raison de la croissance de ses salaires plus rapide que sa productivité du travail, on ne sait pas de quoi 2017 ou 2020 seront faits. Cette évolution dépendra notamment de la capacité du Parti communiste chinois à contrôler les événements sociaux du pays.

En revanche, il apparaît avec plus de certitude que la Chine ne sera plus un terrain d'aventure pour les exportations mais plutôt pour son propre marché intérieur, grâce justement à l'émergence de ses classes moyennes. C'est ce que montre par exemple le marché automobile. La Chine devra également se confronter demain à deux autre problèmes économiques : le respect du droit de propriété – qui touchent autant les paysans spoliés de leurs terres que les entreprises multinationales, comme Volkswagen, qui acceptent de se faire copier – et la réduction de ses inégalité de revenus qui sont aujourd'hui considérables, équivalents au Brésil et à l'Argentine.

Jean-Joseph Boillot : Je trouve les conclusions tirées de cette enquête bien optimistes, ou tout du moins beaucoup trop rapides quant à une relocalisation importante vers les pays développés. Et les chiffres donnés sont assez contradictoires d’ailleurs avec le message. D’abord la simple comparaison des salaires n’a pas beaucoup de sens. Ce qui compte c’est le coût unitaire salarial. Lorsque PWC montre que l’indice du salaire nominal en Chine pourrait évoluer de 15% à 30% des salaires américains d’ici 2020, rien ne dit que la productivité en Chine n’augmentera pas de 7 à 10% par an pour compenser l’écart. D’autant que la Chine monte en gamme très rapidement. En outre, 30% des salaires américains en 2020 signifie qu’ils seront encore de 70% inférieurs. Je note qu’en 2030, ils seront encore inférieurs de moitié.

Non, le défi chinois est loin d’être du passé, d’autant que la compétitivité de la Chine repose sur bien d’autres facteurs. Notamment, de véritables agglomérations industrielles qui génèrent ce qu’on appelle des « économies externes » bien plus importantes en fait que la compétitivité de chaque usine prise isolément. Pour monter des produits électro-ménagers par exemple, on trouve dans la région de Shanghai de véritables pôles industriels qui offrent tous les composants possibles et imaginables à des prix et avec une variété qui n’existent nulle part ailleurs dans le monde. Sans compter des bureaux d’étude de plus en plus qualifiés. Le nombre d’étudiants chinois est ainsi passé de 3 à 30 millions en quelques années. Cela va bien sûr se voir dans la remontée de la chaîne de valeur ajoutée.

Maintenant, il est tout à fait exact que la montée des salaires chinois, mais aussi les coûts environnementaux et de transport, va modifier la géographie industrielle mondiale. Le problème est que d’autres compétiteurs arrivent aussi, et que les entreprises chinoises elles-mêmes occupent le terrain d’ailleurs comme on le voit au Bangladesh, au Vietnam et même en Afrique. Prenons les chiffres de PWC : les salaires indiens vont progresser, mais ils seront de 8% du coût américain en 2020 et de 13% en 2030, c’est à dire ceux de la Chine en 2000. Et derrière l’Inde, il y a en fait l’Indonésie, les Philippines, le Vietnam, le Bangladesh etc. c’est à dire l’équivalent de deux autres Chines.

Comment expliquer qu'il soit si difficile de trouver un remplaçant à la Chine ?

Pierre Salama : Il faut séparer deux catégories de biens. Pour les produits simples qui nécessitent beaucoup de main d'œuvre et peu de technique, des concurrents existent déjà comme le Vietnam, le Bangladesh pour l'habillement notamment, l'Inde et les Philippines. Pour l'instant, ce mouvement de délocalisation des entreprises multinationales vers ces pays n'est pas très puissant mais il représente une menace certaine. C'est pourquoi la Chine essaie de se spécialiser sur les produits de technologie supérieure, nécessitants une main d'œuvre plus qualifiée, à l'image de la Corée du Sud ou de Taiwan. Mais il n'est pas sûr qu'elle y parvienne !

En ce qui concerne les biens nécessitant moins de main d'œuvre mais des technologies plus modernes, les Etats-Unis, malgré des salaires relativement plus élevés, peuvent parvenir à redevenir compétitif grâce à la robotisation. On assiste d'ailleurs à un phénomène de début de ré industrialisation aux USA, au détriment du Mexique et de la Chine notamment. Mais la Chine de son côté réalise également d'importants efforts en matières de recherche et développements et de formation des étudiants. Le pays commence même à connaitre un chômage de ses jeunes cadres.

Face à quels défis cette nouvelle configuration met-elle les entreprises ? Comment vont-elles pouvoir s'y adapter (en fonction de leur secteur d'activité, emplacement géographique, etc.) ?

Pierre Salama : La Chine distingue nettement ses entreprises nationales et les multinationales étrangères. Face à ces dernières, la Chine pratique une discrimination lors des appels d'offre. Elles souffrent aussi de répression financière de la part de Pékin, qui propose des taux d'intérêts très favorables pour ses entreprises nationales et publiques. En clair : le coût de leurs emprunts pourront être très faibles voire négatifs alors que leurs concurrents étrangers devront se financer beaucoup plus cher.

Mais il existe deux types de multinationales : les entreprises d'assemblage, comme Apple qui fonctionnent à l'exportation et sont fortement dépendantes des problèmes de coût de main d'œuvre. Les autres, celles qui visent le marché domestique, font face à d'autres contraintes imposées par Pékin : cessions de leurs brevets et nomination d'un codirigeant chinois par exemple. Beaucoup d'entre elles sont aujourd'hui prêtes à faire ces concessions tout en essayant de limiter ces pertes. Elles se situent dans un bras de fer entre la nécessité d'être présent en Chine et le risque de se faire dépouiller.

Jean-Joseph Boillot : Il est exact que ces pays n’offrent pas la même compétitivité prix et qualité que la Chine. Les mauvaises infrastructures, une éducation inférieure, une moindre capacité à mettre en place des zones industrielles complètes etc. se traduisent par des coûts unitaires souvent supérieurs. Mais c’est précisément la raison pour laquelle les salaires nominaux y sont beaucoup plus bas qu’en Chine et que l’écart va même se creuser : il serait ainsi de 1 à 4 entre des pays comme l’Inde et la Chine en 2020, et même en 2030. Or cela suffit largement à compenser les écarts de productivité. Je note surtout que ces pays font de réels progrès en termes d’infrastructures ou d’éducation. Le risque en réalité mis en lumière par l’étude de PWC est désormais d’être pris en sandwich entre une ancienne Chine qui monte rapidement en gamme et en qualité, et une nouvelle génération de pays à surplus de main d‘œuvre qui va la remplacer dans les activités intensives en travail, qu’il s’agisse de la production manufacturière de type textile-habillement ou jouets, mais aussi des services, comme on le voit pour les Philippines ou l’Inde.

Personne n’a noté d’ailleurs que les secousses sur les marchés émergents des derniers mois se sont traduites par des dévaluations de monnaies comme les roupies indienne ou indonésienne, qui vont leur redonner de la compétitivité-prix. L’Inde exporte déjà des voitures de façon tout à fait rentable, et la baisse de la roupie va intensifier son attractivité.

Avec des salaires encore très réduits, l'Afrique représente-t-elle le nouvel Eldorado des délocalisations ? Sinon, qui semble le mieux placés ?

Jean-Joseph Boillot : Non pas un Eldorado car il y a beaucoup d’obstacles encore pour offrir des écosystèmes vraiment compétitifs. Le coût salarial unitaire et les coûts totaux restent assez élevés en fait. En revanche, l’Afrique est indéniablement entrée aujourd’hui sur la carte de la chaîne de valeur ajoutée mondiale dans certaines activités, notamment pour les pays situés sur les côtes. Je pense à l’Ethiopie bien sûr dont l’annonce du groupe H&M à la fin de l’été n’est pas passée inaperçue. Mais attention, H&M sous-traite en réalité à un groupe chinois. D’ailleurs, cela fait plusieurs années que d’autres groupes chinois - de Taiwan et Hong-Kong aussi bien sûr- ont implanté des usines en Afrique, comme dans la chaussure ou l’alimentation. Mais des groupes turcs ont également commencé à y relocaliser depuis quelques années les usines qu’ils avaient en Europe de l’Est. On y trouve aussi des groupes israéliens, égyptiens etc. Et les Indiens eux-mêmes ont démarré des opérations d’assemblage pour leurs camions ou bus, et leurs motos ou trois-roues (rickshaw).

Pierre Salama : L'Afrique du Sud connait une croissance médiocre et souffre d'un capital humain très faible. Malgré les efforts effectués depuis la fin de l'Apartheid, son niveau de qualification plafonne tandis que sa sécurité et ses inégalités de population demeurent très importantes. L'Afrique du Sud est plutôt une terre de ressources, - notamment sur le plan minier -, financière, mais pas tellement industrielle. Elle ne sera pas le prochain atelier du monde.

L'Amérique latine a connu beaucoup d'illusions. La croissance du Brésil au Mexique et en Argentine s'est située entre 2 et 3% cette année. Le continent, et en particulier le Brésil, souffre de deux phénomènes : le manque d'infrastructure et le poids de la concurrence chinoise. Ces pays connaissent donc une désindustrialisation précoce qui ne provient pas des délocalisations mais de la concurrence.

Les eldorados de demain se rencontreront davantage en Asie. Mais peut-être pas en Inde qui rencontre de graves problèmes. Sa croissance baisse très rapidement et le pays est secoué par d'importantes sorties de capitaux et la dévaluation de sa monnaie. L'Inde semble s'essouffler pour les 2 ou 3 ans qui viennent, même si salaire demeurent plus faibles qu'en Chine.  Il faut plutôt se tourner vers le Vietnam, le Bangladesh, l'Indonésie et peut-être et les Philippines.

Se dirige-t-on vers une tendance à la relocalisation ? Si oui à quel horizon ?

Pierre Salama : Ce phénomène a déjà débuté aux Etats-Unis et s'accélère grâce à la baisse du coût de l'énergie, - notamment avec le gaz de schiste - et l'orientation vers des produits avec beaucoup de technologie et peu de main d'œuvre.

L'Europe, et surtout la France, souffre en revanche d'investissements insuffisants en termes de recherches et de l'incapacité à se centrer sur des produits hauts de gamme, ce que l'Allemagne a davantage fait. 

Jean-Joseph Boillot : Oui l’expression « relocalisation » est tout à fait celle qu’il convient d’utiliser. Depuis la révolution industrielle, nous observons ce mouvement permanent de localisation/relocalisation. L’expression « délocalisation » ne désigne hélas qu’une face du mouvement. La géographie économique mondiale n’a en réalité jamais été figée. Dans la période récente, on oublie qu’avant la Chine, il y eut les petits dragons asiatiques ; mais il est vrai que la parenthèse chinoise a été exceptionnellement longue en raison de la taille du pays : autant d’actifs que dans tout le reste du monde développé au moment de son ouverture des années 1980. Mais même pour la Chine, la roue tourne. D’autres pays arrivent comme je le montre dans mon dernier livre Chindiafrique, et notamment les mondes indien et africain qui vont fournir plus des deux-tiers des actifs qui vont rentrer sur le marché du travail d’ici 2030.

C’est cet horizon qu’il faut avoir en tête aujourd’hui pour définir tout projet sérieux d’insertion dans la division internationale du travail, y compris en termes de positionnement de son territoire face à une demande mondiale qui va par conséquent évoluer considérablement. Des salaires plus élevés en Chine, en Inde ou en Afrique, c’est une demande croissante pour des produits ou des services adaptés. On l’a vu pour le tourisme ou les biens de luxe dont les Français n’ont toujours pas conscience des bénéfices considérables qu’ils lui apportent depuis des décennies ; mais c’est aussi vrai pour la filière alimentaire, et bien sûr celle des biens d’équipement.

En revanche, j’ai très peur du mythe de la « relocalisation ». En gros, on va « enfin » rapatrier les usines textiles ou mécaniques d’hier. Non. Le nouveau monde est fait de nouveaux produits, de nouvelles usines, et surtout d’innovations qui changent en permanence la donne à la fois du côté offre et du côté de la demande. Le téléphone mobile a ainsi déclassé une bonne fois pour toutes les anciens centraux d’Alcatel. Le textile de demain ne sera pas celui d’aujourd’hui comme nous le montrent les Japonais qui innovent sans cesse et qui souffrent moins de la désindustrialisation qu’une partie de l’Europe. Ce qui tire en fait la « relocalisation » vers nos pays a peu à voir avec le niveau des salaires des pays émergents. C’est l’expression d’un changement de nature de la demande et de l’offre avec par exemple l’importance des circuits courts, flexibles et adaptés à une population qui vieillit fortement. Ou encore l’émergence d’un monde fini en termes de ressources naturelles. Regardez tout simplement l’évolution de la distribution qui revient vers des magasins de proximité à choix réduit. Il en est de même pour la redécouverte du produit de « territoire » qui offre une information claire sur l’origine d’un produit à un moment où la santé devient une préoccupation majeure. En un mot, le slogan qui me vient en tête avec cette étude de PWC est celui de la « glocalisation », un mélange de globalisation et de localisation. Comme toujours, tout est dans l’équilibre subtil des choses.

Propos recueillis par Pierre Havez

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