Quand les entreprises tentent d’imposer un nouvel ordre juridique et finissent par museler la liberté d’expression<!-- --> | Atlantico.fr
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Un ordinateur portable affichant le logo Facebook à côté d'un panneau Cambridge Analytica, dans le centre de Londres.
Un ordinateur portable affichant le logo Facebook à côté d'un panneau Cambridge Analytica, dans le centre de Londres.
©Daniel LEAL / AFP

Bonnes feuilles

Anne de Guigné publie « Le Capitalisme woke. Quand l’entreprise dit le bien et le mal » aux éditions Les Presses de la Cité. Sous la pression de la société civile, l'entreprise privée ne se soucie plus uniquement de rentabilité. Elle s'est engagée dans la grande marche vers le bien, embrassant tous les combats de l'époque. Très présent aux États-Unis, ce mouvement gagne peu à peu l'Europe, au risque d'organiser une forme de privatisation de l'intérêt général. Extrait 2/2.

Anne de Guigné

Anne de Guigné

Anne de Guigné est journaliste. Elle suit la politique économique française pour Le Figaro depuis 2017. 

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Les entreprises modèlent depuis des siècles la civilisation. Elles définissent la manière dont les hommes voyagent, communiquent, se détendent et même, désormais, rencontrent l’âme sœur ! Sous l’effet de la mondialisation, l’empreinte des grandes sociétés sur la vie des hommes s’est encore accrue. Les grands groupes transnationaux participent au mouvement d’homogénéisation des cultures, tout en assumant, parfois malgré eux, une forme de privatisation de la sphère normative. Théoriquement, en démocratie, il revient à la loi, expression de la volonté générale, de définir l’intérêt général, « au nom duquel les services de l’État, sous le contrôle du juge, édictent les normes réglementaires, prennent les décisions individuelles et gèrent les services publics ». Sur le papier, tout est carré. Dans la réalité, le flou domine car les citoyens des démocraties libérales doutent non seulement de la capacité de l’État mais aussi de sa légitimité pour faire émerger l’intérêt général et considèrent avec le plus grand scepticisme l’objectif ancien de former une société politique. Il y a plus de vingt ans, le Conseil d’État notait déjà « le recul de la croyance dans l’intérêt général, à un moment où précisément les progrès de la démocratie s’accompagnent d’une valorisation des comportements individualistes, qui induisent, ainsi que l’avait déjà noté Tocqueville, un repli des individus sur leurs intérêts propres et une désaffection profonde pour la défense des idéaux collectifs ». L’abstention historique enregistrée aux élections régionales de 2021 comme la méfiance inspirée par la campagne de vaccination contre le Covid illustrent ce profond détachement vis-à-vis de la parole politique. « Les individus-citoyens se donnent le droit de manifester leur authenticité et leur personnalité irréductibles à toute autre, donc à juger par eux-mêmes des normes qui peuvent leur être appliquées », énoncent Dominique et Alain Schnapper. Loin de transcender les intérêts individuels, la loi apparaît désormais comme un instrument à leur service. Le morcellement des lieux d’élaboration des normes – État, instances supranationales, ONG, associations militantes, groupes internationaux…  – renforce encore la confusion générale.

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Le juriste Alain Supiot, professeur au Collège de France, a beaucoup travaillé sur cet ébranlement du légalisme occidental. Le renversement de la hiérarchie entre le public et le privé est responsable, à ses yeux, d’un recul de l’hétéronomie, que l’on peut définir comme le fait d’être soumis à des lois fixées par une entité extérieure à la personne. Or, pour lui, l’hétéronomie de la loi est la condition de l’autonomie des personnes. Selon Alain Supiot, le monde est entré depuis la révolution numérique dans un système de « gouvernance par les nombres » qui permet la résurgence d’ordres passés ; il note même une forme de renaissance du « gouvernement par les hommes », un pilier du ritualisme chinois, « un ordre dans lequel chaque homme intériorise la façon dont il doit se conduire en tout type de situation sociale. L’ordre rituel est sans doute la forme historiquement la plus ancienne et pendant longtemps la plus répandue dans l’humanité ». Sur ce terreau en lente recomposition, les entreprises se retrouvent à devoir assumer un rôle de guides.

En décembre  2019, les présidents du Medef, de la CPME, des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC) et de la Fondation Entreprendre signaient une tribune claire sur le sujet. « Il s’agit de viser le bien, ainsi que le plein épanouissement de tous les membres de notre communauté nationale, européenne et mondiale, de notre communauté présente mais aussi de la communauté à venir et des générations qui vont nous succéder », avançaient ces représentants patronaux. L’intention est louable, la mise en œuvre vertigineuse. Surtout dès lors que le même principe s’applique aux géants du numérique : Facebook, Google, Amazon… qui détiennent le pouvoir de contrôler l’information et d’influer ainsi directement sur les processus démocratiques. Ce sont ces groupes qui définissent aujourd’hui, dans les États libéraux, les frontières de la liberté d’expression. Or ce concept, au cœur de la vie politique, revêtait jusqu’à présent une signification différente des deux côtés de l’Atlantique. Aux ÉtatsUnis, il est encadré par le premier amendement de la Constitution, qui interdit au législateur de rogner la liberté d’expression comme celle de la presse. Un principe pris très au sérieux puisque, au fil de sa jurisprudence, la Cour suprême a eu tendance à étendre cette interdiction. Avec son arrêt « Brandenburg vs. Ohio » en 1969, elle a même donné raison à une section locale du Ku Klux Klan contre l’État de l’Ohio. En France, bien plus restrictive, la liberté d’expression est définie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme  : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi », affirment les législateurs. Les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) ne peuvent bien sûr pas se soucier de ces subtilités juridiques, dont découle pourtant, depuis plus de deux siècles, un rapport à la liberté très différent en France et aux États-Unis.

Ces groupes tentaculaires tentent d’assumer leur immense responsabilité en censurant les propos qui leur semblent les plus choquants. L’exercice est complexe et leur vaut de fréquentes critiques. Suite à l’assaut du Capitole de janvier  2021, Facebook et Twitter ont ainsi radié de leurs réseaux le président des ÉtatsUnis Donald Trump. Lors de la prise de Kaboul en août 2021, WhatsApp a voulu supprimer les comptes des talibans, quitte à priver la population afghane d’informations importantes. Twitter s’est retrouvé suspendu au Nigeria pour avoir supprimé un message du président Muhammadu Buhari, menaçant les indépendantistes biafrais. En France, les lois sur la laïcité sont le cadre de nombreuses incompréhensions, les réseaux sanctionnant régulièrement des messages jugés racistes, notamment sur le voile islamique, pourtant conformes à ces lois. « Quand les réseaux sociaux hébergent des contenus toxiques, il est entendu qu’ils ne doivent pas être tenus pour responsables, parce que ce sont seulement des plateformes, hébergeant une grande variété de contenus. Mais, d’un autre côté, quand ces grandes sociétés pratiquent la censure, on dit que ce sont des éditeurs privés qui ne sont pas soumis aux obligations du premier amendement », s’alarmait en mai  2021 l’écrivaine Ayaan Hirsi Ali. Le champion de la vente en ligne de livres, Amazon, a également sa définition maison de la liberté d’expression. Il retire ainsi discrètement, régulièrement, des ouvrages dont les opinions ne lui paraissent pas correspondre aux valeurs de ses salariés. Le politologue Ryan T. Anderson, très populaire dans les milieux conservateurs américains, a par exemple découvert en février  2021 que son ouvrage When Harry Became Sally  : Responding to the Transgender Moment a été exclu de la plateforme car jugé peu respectueux de la cause des transgenres. Ces grands groupes savent en revanche faire preuve d’une certaine souplesse dans leurs relations aux États autoritaires. En 2018, des employés de Google avaient ainsi fait fuiter le projet de leur employeur, baptisé joliment « Dragonfly », de développer un moteur de recherche compatible avec la censure chinoise pour reconquérir l’Empire du milieu. Face à un tollé général, Google avait dû reculer.

Bien avant ces débats sur la liberté d’expression, l’affaire Cambridge Analytica avait déjà sonné l’alarme contre les champions du numérique. Cette entreprise spécialisée dans l’analyse de données à grande échelle, fondée à Londres en 2013, se donnait pour mission « de changer le comportement grâce aux données ». Avec l’autorisation de Facebook, Cambridge Analytica a siphonné les données personnelles de près de 90 millions d’utilisateurs du réseau social. Ces données retravaillées ont ensuite pu être utilisées par des politiques pour influencer les électeurs. Elles sont notamment soupçonnées d’avoir pesé lourdement dans la campagne électorale américaine de 2016 en favorisant l’élection de Donald Trump. La Federal Trade Commission (FTC), le régulateur du commerce américain, a ouvert une enquête sur le sujet en 2018. Elle a débouché en juillet 2019 sur une amende de 5 milliards de dollars, soit 9 % du chiffre d’affaires de Facebook de 2018, pour violation des engagements en matière de la protection de la vie privée des utilisateurs. En parallèle, la FTC exigeait que le groupe crée en interne un comité indépendant sur la protection de la vie privée.

Facebook, rebaptisé Meta en octobre 2021, a répondu à cette injonction en mettant sur pied une espèce de cour de justice privée, chargée d’intervenir pour les cas de modération les plus délicats. Cet oversight board dont les vingt membres, essentiellement des professeurs de droit ou activistes des droits de l’homme, ont été sélectionnés par Facebook et dont les prérogatives sont définies par Facebook est aussi, bien entendu, financé par Facebook. En guise d’assurance de qualité, le groupe a insisté sur le fait que les membres du conseil, composé à parts égales d’hommes et de femmes, avaient vécu dans vingt-sept pays et parlaient au moins vingt-neuf langues. Ainsi légitimée par la diversité de son panel, la présence en son sein d’activistes et de juristes, la cour a rendu ses premiers arbitrages en 2021.

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Extrait du livre d’Anne de Guigné, « Le Capitalisme woke. Quand l’entreprise dit le bien et le mal », publié aux éditions Les Presses de la Cité

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