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Quand la justice s’en mêle et s’emmêle : l’anxiété indemnisée
©FRANCOIS GUILLOT / AFP

Désindustrialisation

Le politique cède de plus en plus à l’émotion et l’opinion se satisfait des postures.

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent est ancien dirigeant de Elf Aquitaine et Gaz de France, et spécialiste des questions d'énergie. Il est président de la branche industrie du mouvement ETHIC.

 

Ingénieur à l'Institut polytechnique de Grenoble, puis directeur de cabinet du ministre de l'Industrie Pierre Dreyfus (1981-1982), il devient successivement PDG de Rhône-Poulenc (1982-1986), de Elf Aquitaine (1989-1993), de Gaz de France (1993-1996), puis de la SNCF avant de se reconvertir en consultant international spécialisé dans les questions d'énergie (1997-2003).

Dernière publication : Il ne faut pas se tromper, aux Editions Elytel.

Son nom est apparu dans l'affaire Elf en 2003. Il est l'auteur de La bataille de l'industrie aux éditions Jacques-Marie Laffont.

En 2017, il a publié Carnets de route d'un africain.

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Il m’arrive de dénoncer l’emprise de l’administration nationale sur les entreprises industrielles qui finissent par entraver leurs développements. Les exemples sont si nombreux que l’on a du mal à en sélectionner quelques-uns de plus significatifs que les autres alors que les gouvernements successifs nous annoncent depuis quarante ans des processus de simplification qu’aucun d’entre nous n’aperçoit. Aucune mesure n’est vraiment absurde, mais c’est leur accumulation qui pourrit la vie et surtout les effets pervers de positions généreuses dont les conséquences réelles n’ont pas été mesurées. Ce manque d’anticipation n’est pas propre aux décisions prises à l’égard de l’industrie, le politique cède de plus en plus à l’émotion et l’opinion se satisfait des postures, c’est cela la modernité ! 

Le 11 Septembre 2019, la Cour de Cassation a étendu aux « substances nocives ou toxiques présentant un risque élevé de développer une pathologie grave » le « préjudice d’anxiété personnellement subi résultant d’une telle exposition », qui, jusque-là, était réservé aux personnes qui avaient côtoyé des fils d’amiante. 

Un peu d’histoire. Les dégâts causés chez les ouvriers de l’amiante sont analysés par le corps médical et les interdictions commencent dès 1977 avec de plus en plus de cas divulgués et de connaissances scientifiques comme de corrélations lourdes. Les maladies professionnelles sont reconnues en 1999 et une liste des établissements qui doivent répondre de leurs pratiques à cet égard, industries et ports, est publiée le 7 Juillet 2000. 

Les médecins nous expliquent trois maladies qui découlent de la trop grande proximité de l’amiante,  l’asbestose, le cancer du poumon, et mésothéliome ou cancer de la plèvre. Sont bien expliqués les mécanismes des lésions et la grande difficulté qui en résulte puisque la maladie se déclare 10, 15, 20, 30 ou 40 ans après l’exposition. Les industriels de l’amiante disparaissent les uns à la suite des autres, on hésite à reprendre les sites qui en ont fabriqué ou utilisé, on essaie de se mettre à l’écart de ce qui peut être un tonneau des danaïdes des indemnités ou des pénalités, ceux qui vont être amenés à payer un jour étant ceux qui commettent l’imprudence de racheter une société ou un site sans percevoir les dangers du passé. 

Au départ il y a eu ignorance, puis manque de vigilance peut-être et à un moment lorsque les fabrications ont perduré une persistance sans doute coupable. De toute façon pour tout industriel conséquent cette histoire a été et est un drame, un chef d’entreprise est responsable en priorité de son personnel, de sa santé physique et psychologique, si cela ne lui plait pas, il faut qu’il change de métier. Tous les chefs d’entreprises tentent de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour préserver santé et sécurité de leur personnel, ils regardent avec attention les rapports sur les taux de fréquence et les taux de gravité dans tous leurs établissements. 

Personne n’a « voulu » mettre en difficultés son personnel en lui faisant travailler l’amiante et la catastrophe sanitaire est une fatalité, les sociétés qui ont utilisé l’amiante l’ont fait pour protéger du feu et de la chaleur, et les produits étaient considérés comme à la pointe de la technique. On comprend le drame des malades et de leurs familles et la nécessité de désigner des responsables et des indemnisations, et donc il y a eu volonté de légiférer puis de mener des actions en justice car les responsables physiques étaient partis depuis longtemps et il ne restait plus que des sociétés dont les chefs comme les propriétaires avaient changé de nombreuses fois. La catastrophe a été à la fois humaine et industrielle et rien ne peut remplacer un proche qui disparait dans ces conditions. 

Mais, comme on l’a vu, le déclenchement de la maladie est très retardé par rapport aux travaux effectués , et, au moment où elle se déclare plus personne ne se souvient des opérations en cause, la justice finit par désigner une instance de dédommagement, mais c’est très artificiel, et s’il y a eu une faillite entre temps et une reprise simplement des actifs et non de la société elle-même, les paiements finiront par ne pas être effectués car les recours juridiques auront beaucoup de force. En fait c’est l’Etat qui au bout de 10 ou 40 ans est capable de ne pas abandonner ces travailleurs. 

Pourquoi, dans ces conditions, demander à des actions judiciaires , non d’indemniser des malades, mais d’accepter les plaintes de ceux qui sont en bonne santé mais ont fini par être anxieux de pouvoir constater un jour d’avoir à pâtir de leur proximité passée avec l’amiante ? Aujourd’hui, devant des tribunaux, des ouvriers et techniciens qui ont travaillé dans les établissements spécifiques, gens encore bien portants , viennent quarante ans après déclarer vivre dans l’anxiété et demander une indemnité qui, en jurisprudence, est passée de 7 000 euro à 10 000 euro ! La mémoire, s’il en reste une, ne possède plus que le titre de leur poste, « ajusteur », monteur » …on trouve même des «  standardistes », mais personne n’est plus en mesure de certifier qu’il y avait bien un contact avec l’amiante et que les responsables ne leur avaient pas fourni de masques. Les témoignages sont donc ceux de leurs amis de l’époque qui tous demandent la même chose ! Il n’y a donc personne de malade, mais un réservoir d’anxieux qui déclarent tous avoir été en contact de l’amiante il y a quarante ans ! Comment distinguer entre les hypocondriaques et les angoissés, comment éviter l’effet d’aubaine évident dû à l’absence de contrôle rétroactif possible ? Plutôt que de remuer les tribunaux et la Cour de Cassation, il aurait été plus simple de dire que tous ceux qui ont été dans ces entreprises devaient  toucher une prime amiante qu’ils soient malades ou pas ! 

On conçoit donc l’imbroglio dans lequel le législateur, l’exécutif et finalement les juges se sont mis dans cette affreuse affaire de l’amiante, et depuis 20 ans on alimente la justice à tous les étages avec une affaire d’anxiété qu’on ne peut pas réellement traiter. Des gens sont morts, d’autres vont mourir, à cause de la nocivité non connue d’un produit dont on a célébré longtemps l’efficacité. Mais que l’on organise une « usine à gaz «  au sujet de l’anxiété de ceux qui ont eu la chance de ne pas tomber malades en allant chercher tout le personnel d’une époque révolue dont tous les responsables ont fini par disparaitre, hommes ou sociétés, cela m’apparait comme un dérapage de l’Etat de Droit . 

Si bien que le 11 Septembre 2019, quand la Cour de Cassation étend l’anxiété au-delà de l’amiante à « toute substance nocive ou toxique présentant un risque élevé de développer une pathologie grave «elle ouvre une boite de Pandore dont elle ignore les conséquences et qui peut vite se transformer en drames industriels en cascade. La justice n’a pas à se louer de cette « avancée » sur l’ »anxiété », elle met à mal tous les jours des chefs d’entreprises qui luttent pour leur survie et doivent se battre sur ce front dont ils n’imaginaient pas les difficultés, mais étendre cette notion à la vacuité du terme « nocif ou toxique » est une négation de ce qu’est la science et l’industrie. 

Ainsi la justice comme beaucoup d’autres secteurs de l’Etat participe-t-elle à la désindustrialisation du pays avec les meilleures intentions du monde.    

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