Pulsions guerrières ? Ce qui se cache derrière le raidissement des relations entre la Suède et la Russie <!-- --> | Atlantico.fr
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Le commandant de la marine suédoise Jonas Wikstrom.
Le commandant de la marine suédoise Jonas Wikstrom.
©Reuters

En garde !

L'armée suédoise traque la présence d'un sous-marin supposément russe dans ses eaux territoriales. Le déploiement de forces, qui est important, vise à rappeler au voisin russe que certaines limites ne doivent pas être franchies. Une animosité qui s'explique en partie par une histoire très conflictuelle entre les deux pays.

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Atlantico : Un air de guerre froide plane sur les côtes suédoises : depuis samedi 18 octobre l'armée traque un sous-marin, supposément russe, qui aurait été aperçu au large de Stockholm. L'ampleur des moyens déployés (plus de 200 hommes, des bateaux furtifs, des dragueurs de mine et des hélicoptères sur une zone d'environ 50 kilomètres carré) est-elle censée faire passer un message auprès de la Russie ? Lequel ?

Florent Parmentier et Cyrille Bret : En l’occurrence, l’important est sans doute moins ce qui est caché (un sous-marin) que ce qui est montré : une mobilisation ostentatoire de moyens militaires, qui ne vise pas tant à dissuader la Russie (il en faudrait davantage !) qu’à démontrer aux Etats baltes la solidité des garanties de sécurité. La Suède ne craint pas pour l’intégrité de son territoire, à la différence des Lettons, Lituaniens et Estoniens.

Le message est donc clair : nous pouvons dresser une limite franche à ce qui est acceptable de la part de la Fédération de Russie, et ce qui s’est passé sur la mer Noire (remise en cause de l’intégrité territoriale de l’Ukraine au nom des russophones) ne pourra prendre place sur la mer Baltique. De ce point de vue, une mobilisation sur le terrain est plus efficace que des déclarations intempestives et contre-productives.

Florent Parmentier et Cyrille Bret animent le blog Eurasia Prospective

Quelle est la nature des relations entre la Suède et la Russie ? Quels événements récents témoignent d'une animosité bien ancrée entre les deux pays ?

Les relations russo-suédoises ne sont pas apaisées : les Russes ne considèrent pas la Suède comme un pays stratégique, à la différence de la Norvège avec laquelle s’est opéré un rapprochement pour des raisons énergétiques. A l’inverse, la Suède a montré qu’elle se préoccupait d’une résurgence de la puissance russe dans sa région, bien avant la crise ukrainienne. En effet, il faut se souvenir que la Suède a été à l’origine de la politique du Partenariat oriental en 2009, au même titre que la Pologne. Le positionnement permettait à la Pologne de ne pas présenter ses préoccupations comme un point de vue étroitement centre-européen ; à l’inverse, les Suédois ont vu là une occasion de s’affirmer sur la scène internationale, en faisant preuve d’originalité dans ses propositions. Cela explique pourquoi la Russie a hésité entre le scepticisme et la défiance à l’heure où cette politique devenait celle de l’Union européenne.

Cette alliance polono-suédoise se retrouvait également sur une ligne politique bien précise. Le Ministre suédois des affaires étrangères, Carl Bildt, en poste de 2006 à 2014, était perçu en Europe comme l’un des plus durs sur la Russie, au même titre qu’un Radoslaw Sikorski, Ministre polonais des affaires étrangères en poste de 2007 à 2014. Les tenants d’une ligne européenne plus dure envers la Russie trouvent d’ailleurs ici un motif d’inquiétude certain.

Dans quelle mesure les tensions actuelles sont-elles le produit d'une histoire conflictuelle entre les deux puissances, et ce malgré la neutralité à laquelle le royaume scandinave nous a habitués depuis plus de 200 ans ?

Il est vrai que les deux pays concernés ont connu par le passé des affrontements directs, dans l’espace baltique, mais également dans l’Ukraine actuelle. La "Grande guerre du Nord" a opposé les deux pays de 1700 à 1721, mettant face à face deux figures nationales, Pierre le Grand pour les Russes et Charles XII pour la Suède. Ce dernier, arrivé à 18 ans sur le trône, n’en a pas moins montré des capacités de résistance supérieures à ce qu’envisageaient ses adversaires. Cependant, ses velléités de conquête de la Russie ont été brisées à Poltava, une ville d’Ukraine de l’Est, où la cuisante défaite de son armée a inspiré l’expression russe "comme un suédois à Poltava" (c’est-à-dire seul). Cette date est importante et il faudra y revenir. De fait, le traité de 1721 marque à la fois une défaite de la Suède ainsi que l’avènement de la Russie comme grande puissance baltique. En outre, la guerre russo-suédoise de 1741-1743, initiée par Stockholm, se termine également par une défaite suédoise. Après 1814, l’histoire suédoise est empreinte de pacifisme, à l’exception peut-être du soutien aux Finlandais lors de la guerre soviéto-finlandaise de 1939-1940.

Ce pacifisme n’a toutefois pas empêché le pays de pencher vers l’Alliance atlantique pendant la Guerre froide : il est reconnu aujourd’hui que la Suède, officiellement neutre, serait probablement intervenue en cas de conflit ouvert entre les Etats-Unis et l’URSS, indéniablement du côté de l’Ouest.

De même que dans l'inconscient collectif français l'Angleterre tient une place bien particulière à cause d'un lourd passif guerrier, l'opinion suédoise est-elle guidée par un certain ressentiment vis-à-vis de cette Russie qui a mis fin à sa suprématie territoriale à l'aube du 18e siècle ? Peut-on rattacher la dureté diplomatique de la Suède à l'égard de la Russie d'aujourd'hui à la nostalgie de l'empire perdu ?

D’un point de vue symbolique, assurément. D’un point de vue politique, très peu. Le Royaume de Suède du 21ème siècle a depuis longtemps renoncé à ses visées impériales. Le "modèle suédois" actuel est basé sur quatre piliers : 1) le rayonnement de son modèle social, 2) sa capacité internationalement reconnue à réformer ses administrations publiques et son Etat-Providence, 3) son économie innovante et performante (performante car innovante) 4) son statut de "super-puissance" humanitaire. Les tensions diplomatiques actuelles mettent moins aux prises deux puissances impériales rivales dans l’espace baltique que, d’une part, la Fédération de Russie, soucieuse de maîtriser son "étranger proche" et de garantir ses zones d’influences stratégiques, et, d’autre part, un Etat engagé dans des stratégies d’influence culturelle, politique, commerciale, etc.

Pour saisir l’évolution de la politique étrangère du Royaume de Suède en général et de ses relations avec la Russie (Empire russe, URSS puis fédération de Russie), il convient, comme y invite votre question, d’identifier les dates clés de l’histoire suédoise.

La première date clé est 1709, qui marque la défaite de la Suède de Charles XII face à l’empire russe de Pierre le Grand, à Poltava, en Ukraine, fort loin de la Baltique. Cette défaite consacre tout à la fois la fin de la fin de l’empire suédois et l’essor véritable de l’empire tsariste. La Grande guerre du Nord oppose la Suède de l’âge d’or à tous ses voisins : le Danemark, la Pologne et la Russie. Ce conflit commence par une série de victoires suédoises contre les Danois et les Polonais qui confortent la Suède dans son statut de grande puissance de la baltique. Mais l'armée suédoise, face à la tactique de la terre brûlée des Russes étire ses lignes et poursuit l’adversaire jusqu’en Ukraine. L’armée suédoise est lourdement défaite par la Russie. Le monarque suédois est contraint à la fuite en Turquie et à un exil de cinq années. Le royaume de Suède est menacé par les Danois qui occupent le sud et l’est du pays (la Scanie) tandis que les Russes s'emparent de la Finlande, des provinces baltes et de la Poméranie. Les traités de paix conclus dans les années qui suivent la disparition de Charles XII en 1718 mettent un terme définitif à l'empire suédois et à son emprise sur la Baltique. Elle consacre la montée en puissance d’un Etat jusqu’alors outsider dans l’espace baltique : l’Empire russe. Tout le 18ème siècle suédois est marqué par cette déchéance impériale et par la menace constante de la Russie.

La deuxième date essentielle est 1814, date du début de la neutralité suédoise. Après avoir combattu contre la France napoléonienne sous l’impulsion de Bernadotte, nouveau monarque suédois d’origine française et après avoir signé le traité de Kiel par lequel la Suède obtient la restitution de la Norvège par le Danemark, la Suède s’engage dans sa politique de neutralité qui a duré depuis à travers les conflits européens du 19ème siècle et les deux conflits mondiaux du 20ème siècle. La neutralité de la Suède est une constante aujourd’hui pluriséculaire de la posture extérieure du Royaume. Elle n’est toutefois pas sans un versant extrêmement actif dans la défense des intérêts suédois dans la zone baltique et dans la zone nordique où ils entrent régulièrement en tension avec l’expansionnisme soviétique et russe. Ainsi, la Suède a déployé une série de mesures diplomatiques très fortes durant les années  1920 concernant les îles d’Aland, qui, situées au carrefour du Golfe de Botnie et du Golfe de Finlande, constituent un verrou maritime pour le contrôle de la Baltique. Alors que les Russes avaient convertis ces îles, en 1914, en base pour sous-marins contre la Prusse, et alors que la Finlande nouvellement indépendante, avait réclamé la souveraineté sur ces îles peuplées de suédophones, la Suède a fait en sorte qu’elles ne tombent ni sous le contrôle allemand ni sous la puissance soviétique. La neutralité suédoise est donc active grâce à un appareil militaire de qualité.

La troisième date clé est celle de 1994, date de signature du traité de Corfou par lequel le Royaume de Suède rejoint la construction européenne. Les années 1990 constituent pour la Suède tout à la fois celle de la remise en question et de la renaissance. Le début des années 1990 est marqué par la crise du modèle suédois d’économie administrée et d’Etat providence exemplaire : les déficits accumulés et la faiblesse de la croissance ont miné l’économie et les finances publiques du Royaume. En conséquence, à l’intérieur le modèle suédois perd de sa force d’attraction et, à l’extérieur, au moment où l’URSS se délite, la Suède ne peut récolter les dividendes de la paix. C’est le moment des programmes de redressement drastiques : libéralisation de pans entiers de l’économie autrefois étatisés ou para-publics : transports, télécommunications, commerce, etc. mais aussi rénovation du système des agences qui font des administrations publiques de simples états-majors des politiques publiques ; ouverture à l’étranger ; investissements massifs dans la nouvelle économie. C’est aussi le moment où le "splendide isolement" de la Suède prend fin : le Royaume rejoint la construction européenne pour participer à un autre modèle même s’il n’entre pas dans l’eurozone. C’est, d’une certaine manière, la deuxième mort de l’empire suédois. La Suède cesse définitivement d’être un Etat hors des blocs et hors des rivalités continentales.

On le voit, la trajectoire suédoise diverge, presque terme à terme, de l’essor russe. La dynamique impériale russe et ses différents avatars, tsaristes, soviétiques, staliniens et post-soviétiques se heurtent à une puissance suédoise de premier plan dans la baltique mais sans ambition hégémonique. La Fédération de Russie et le Royaume de Suède s’opposent aujourd’hui comme un fétichiste du hard power dans sa version militariste extrême et un soft power depuis longtemps rompu aux stratégies d’influence non militarisées.

Quels risques les postures adoptées par la Suède et la Russie font-elles peser sur la stabilité de la région de la Baltique, et plus globalement en Europe ?

La tension diplomatique actuelle entre la Suède et la Russie n’est ni un épiphénomène ni une nouvelle crise d’ampleur continentale. Elle est perçue en Europe comme un symptôme : elle procède d’une réplique russe aux deux vagues de sanctions adoptées contre elle depuis le début de l’année ; elle souligne le rôle prépondérant de la Suède dans la gestion de l’espace baltique ; elle indique enfin que la Suède est un des interlocuteurs avec lesquels il faut compter pour comprendre la position de l’Europe vis-à-vis de la Russie.

Si les risques militaires sont marginaux, les risques politiques sont importants : l’espace baltique nécessite une coopération étroite des pays riverains en raison de son exiguïté. Les flux maritimes et énergétiques et démographiques y sont importants. Les risques écologiques y sont démultipliés par la fermeture relative des eaux qui induit des cycles de renouvellement des ressources et des milieux beaucoup plus lents.

L’épisode actuel pourrait conduire à des dysfonctionnements dans la gestion de cet espace fragile. Il pourrait également souligner que, face à la Russie, la neutralité suédoise pourrait reprendre les caractéristiques actives qu’elle avait durant la Guerre Froide.

La Suède entend-elle jouer un rôle plus important en Europe ? Son statut de "bon élève" de l'UE peut-il l'inciter à sortir de sa discrétion nordique ?

La Suède joue déjà un rôle important en Europe. Elle fédère souvent les pays scandinaves et nordiques dans les enceintes européennes sur des sujets d’intérêt commun : les droits fondamentaux, la protection de l’environnement, la promotion de la transparence des pouvoirs publics et les politiques d’asile. La présidence suédoise de l’Union européenne, en 2009 sous la houlette du Premier ministre Reinfelt, a été active. Et les commissaires européens sont généralement considérés comme de qualité.

L’expression "bon élève" de l’UE est particulièrement juste : elle souligne la propension des gouvernements suédois successifs (le retour des sociaux-démocrates au pouvoir depuis quelques semaines ne fait que confirmer cette tendance) à jouer des bons chiffres du chômage et à la croissance soutenue des industries et des services de nouvelles générations pour influer sur les débats européens. Dans le cas de la Suède, il y a une faible distance entre le statut de "bon élève" et celui de professeur.

La discrétion suédoise est toute relative. Les politiques suédoises sont peu suivies en Europe du Sud malgré les efforts de talentueux correspondants, notamment Olivier Truc. En Europe du Nord et en Allemagne, les décisions et les préoccupations suédoises sont bien plus connues. La participation de la Suède à de nombreuses opérations militaires de maintien de la paix est un des signes les plus évidents que la neutralité active du Royaume lui ouvre la voie d’une visibilité croissante dans les affaires internationales.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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