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La démocratie est plus menacée par la prolophobie à l’égard des électeurs FN que par les propos de Morano
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Ici c'est pas le Liban !

Fustigés par la gauche, les propos de Nadine Morano, piégée par Gérard Dahan, deviennent le cœur du débat. Un moyen d'éviter de s'interroger sur les préoccupations de ces nombreux Français ayant choisit de voter pour Marine Le Pen. Est-il condamnable que de vouloir dialoguer avec cette dernière ?

Laurent Bouvet

Laurent Bouvet

Laurent Bouvet est professeur de science politique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a publié Le sens du peuple : La gauche, la démocratie, le populisme (2012, Gallimard) et L'insécurité culturelle (2015, Fayard).

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Atlantico : Piégée par l'humoriste Gérald Dahan, qui se faisait passer pour Louis Aliot, numéro 2 du Front national, Nadine Morano a notamment lâché "Marine Le Pen a du talent". Une petite phrase qui a déclenché une avalanche de réactions. Cécile Duflot a même parlé de « menace démocratique». Est ce que cela signifie que le simple fait de s'adresser à un dirigeant du Front national est une menace démocratique ?

Laurent Bouvet : Nadine Morano peut être une menace pour l'intelligence politique et le bon goût, mais pas pour la démocratie. Je ne comprends pas ce genre de vocabulaire. On a l'impression qu'on est revenu en juin 1934 et que les ligues vont envahir le Palais Bourbon. Le Front national n'est pas une menace démocratique, c'est un adversaire politique qu'il faut combattre arguments contre arguments. Quant on a de meilleurs arguments, on gagne.

Le vrai problème démocratique n'est-il pas les 18% de Français qui votent FN et auxquels les partis traditionnels ne s'adressent pas ?

Les 6,4 millions de Français qui ont voté Marine Le Pen sont surtout des gens qui sont inquiets devant la mondialisation et ses conséquences de toute nature et/ou en colère. Certains d’entre eux, qu’il est difficile de quantifier, adhèrent très clairement à son discours raciste et xénophobe. Mais la majorité adhère à son discours sur la fermeture des frontières. Marine Le Pen est pour un protectionnisme intégral.

Elle ferme les frontières aussi bien à l'immigration qu'aux capitaux étrangers et aux produits importés de Chine. Ses solutions ne sont pas viables : on ne peut pas décider ainsi unilatéralement de tout boucler dans un monde dont le principe même est le débordement permanent des frontières et l'ouverture généralisée. Mais ça ne veut pas dire que le dépassement et l'ouverture ne créent pas des problèmes réels. Les catégories populaires, qui en raison de leur travail ou de leur situation sociale sont les plus exposées aux effets de la mondialisation sont légitimement inquiètes devant cette ouverture. Alors que vous et moi, journaliste et universitaire, sommes bien davantage protégés des conséquences de cette ouverture. Elle peut même nous être bénéfique.

Ainsi, par exemple, une ouvrière, qui n'a pas fini de payer son prêt immobilier et qui perd son travail parce que l’entreprise dans laquelle elle travaille à côté de chez elle vient de fermer, est beaucoup plus exposée que les gens qui lui donnent des leçons de morale politique depuis les rédactions des journaux à Paris ou depuis leur centre de recherches du Quartier latin. Il y a des situations de classe comme aurait dit Marx où l'ouverture fait légitimement peur à ceux qui en vivent les conséquences au quotidien. Il faut le comprendre et non le mépriser comme une erreur morale grossière.

Comment les partis traditionnels doivent-ils s'y prendre pour reconquérir l'électorat populaire qui se tourne de plus en plus vers des mouvements radicaux ?

Les partis traditionnels, notamment la gauche qui a une responsabilité plus importante par rapport aux plus fragiles, doivent s'adresser à ceux qui sont le plus exposés, à ceux qui connaissent le plus de difficultés économiques et sociales. Il faut reconnaître leurs souffrances, sociales, morales, physiologiques... et la manière dont ils en parlent. Il faut chercher à comprendre ce que formulent par leur vote notamment ces “catégories populaires” au sens large. Arrêter de dire : « Il n'y a pas de problème » comme le font certains intellectuels de gauche, en sous-entendant que non seulement ces gens sont idiots mais fondamentalement racistes et xénophobes.

Sur l'immigration, par exemple, la proposition de ces intellectuels et autres membres des élites protégées de la mondialisation est avant tout idéologique. Pour eux l'immigration c'est bien en soi, bien que les gens bougent, qu’ils se mélangent. Si l’on conteste ce point axiomatique ou doxosophique, alors non seulement on a rien compris mais en plus on est lepéniste ! Ils attribuent souvent le vote Le Pen à ce qu'ils appellent « la xénophobie d’en haut ». Le racisme serait en fait inculqué au peuple par une élite elle authentiquement raciste pour le manipuler. Pour faire quoi ? ça on ne comprend pas bien. Quel intérêt à “rendre le peuple raciste” ? Si l’on reste sérieux, on voit facilement que dans toutes les sociétés humaines, à travers l’Histoire, il y a toujours eu du racisme et de la xénophobie. C'est tout simplement une peur anthropologique de l'autre, de ce qui est différent et perçu comme menaçant.

Lorsqu'il y a des difficultés de quelque ordre que ce soit dans un groupe humain, on a tendance à reporter l'origine de ces difficultés sur quelqu’un, le bouc-émissaire. S’il peut être différent de soi, c’est encore mieux. Ainsi aujourd’hui, on ne peut se contenter de dire :  « S'il y a Le Pen, c'est parce qu'il y a eu Sarkozy qui a dit que les Roms c'était mal ». Ce discours qui rejette la responsabilité du score du FN sur Sarkozy et sa politique de stigmatisation de l’autre n'explique pas tout.


La "xénophobie d'en haut" n'explique pas tout. A l'inverse, diriez-vous qu'il existe une forme de « prolophobie » ?

Oui bien sûr ! il y a une forme de mépris (de classe), de haut-le-cœur, vis-à-vis des des catégories populaires dans une certaine gauche. Elle naît de ce que ces dernières ne se comportent pas comme certains voudraient les voir se comporter. Le peuple n’obéit pas à la doxa moralisatrice des tenants d’une “vraie gauche” comme il y a pour les chrétiens une “vraie croix” ! Par exemple, les pauvres n'ont pas automatiquement un amour universaliste pour toutes les misères du monde ! Ils voient d’abord la leur, celle qu’ils vivent, avant de prendre en considération celle des autres. Ils peuvent ne pas vouloir que la misère du monde leur arrive sur les pieds car ils sont déjà eux mêmes dans la misère. Quand on prétend analyser la société, la politiques, les résultats électoraux, il faut faire l’effort de comprendre le point de vue des acteurs même si ceux-ci se font des illusions et sont en partie victimes de représentation qu’ils ne maîtrisent pas. Celles que leur proposent les médias notamment. Simplement ensuite, politiquement, mais ce n’est plus le travail du chercheur, il ne faut pas adopter les mêmes réponses que Marine Le Pen, car en tant que citoyen, on peut penser qu’elles sont fausses et dangereuses, notamment pour le fonctionnement économique et républicain du pays.

Il faut leur proposer d'autres solutions et pas leur opposer du mépris de classe ! Il faut leur proposer du travail, il faut leur proposer une conception de la République où ce qui nous rapproche est plus fort que ce qui nous divise. Je suis, à titre de citoyen et d’intellectuel engagé dans le débat public, pour une gauche républicaine et sociale qui propose d'abord de se préoccuper de ceux qui n'ont pas assez, qu'ils soient noirs, blancs ou jaunes, qu’ils vivent en banlieue ou loin des villes... Ce qui m’intéresse, c’est le peuple tout entier, dans sa grande diversité mais au-delà de toutes les différences identitaires qui le traversent.

Nadine Morano a également lâché "J'ai pas envie que ça devienne le Liban chez moi !" à propos du droit de vote des étrangers. L’ex-ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, a pris sa défense :"Je ne vois qu'une interprétation, c'est qu'elle refuse les communautarismes». Le droit de vote des étrangers est-il la porte ouverte aux communautarisme ?

Je pense qu'il n'y a pas de communautarisme à l'américaine en France. N’abusons pas de ce terme qui recouvre des phénomènes très limités et très particuliers. Ainsi, par exemple, sur cette affaire du droit de vote, je ne pense pas que le danger soit le communautarisme, c’est un truc de la droite pour faire peur aux citoyens. Je remarque d’ailleurs que les étrangers ne demandent pas le droit de vote aux élections locales. C’est une offre politique de la gauche sans demande. Mon souci à moi, c’est qu’en prônant une telle mesure la gauche risque de devenir l'exact miroir de la droite identitaire, celle qui défend au bout de sa logique une nationalité liée au droit du sang et à la préférence nationale, ceux précisément réclamés par le FN et des groupes identitaires.

C’est pourquoi il ne faut pas dissocier la nationalité de la citoyenneté. Cette logique peut conduire à terme à totalement fermer la porte des naturalisations. Il faut maintenir vivant et ouvert, justement, une nationalité, liée à une citoyenneté pleine et entière, de droit du sol. C’est tout le sens de notre droit politique républicain qu’il serait suicidaire de sacrifier sur l’autel d’une mesure que personne qui est concerné ne demande et au prétexte que cela se fait dans d’autres pays – ce sont avant tout des pays de droit du sang justement. En France, les étrangers qui veulent devenir Français doivent pouvoir le faire sous quelques conditions minimales, et le devenir pleinement. Il ne peut y avoir qu’une catégorie de citoyens, les Français. La République ne peut s’accommoder d’expressions comme « Français récents » ou « Français de souche » ! La citoyenneté ne se divise pas.

Vous avez balayé le problème du communautarisme. Mais comment expliquez les drapeaux étrangers à la Bastille ?

Le terme communautarisme est un terme précis. Aux Etats-Unis les communautés ethno-raciales jouent un rôle de structuration sociale très important, compensateur notamment de celui que ne joue pas la puissance publique, ce qui n’est pas du tout le cas en France évidemment. Attention, le multiculturalisme ce n’est pas la même chose que le communautarisme. En France, le problème tient non au communautarisme mais au fait que certains intellectuels, certaines associations et même certains responsables politiques prennent un peu trop facilement le multiculturalisme de fait de notre société (ouverte, d’immigration, etc.) qui n’est pas contestable pour un élément normatif qui voudrait que ce soit un “bien” en soi et qu’il faille en dégager des formes institutionnelles. Ils confondent ainsi fréquemment la lutte nécessaire et légitime contre les discriminations de toute sorte et la reconnaissance active des identités différenciées dans l’espace public, au détriment d’ailleurs d’une identité qui serait elle “mauvaise” en soi, celles des fameux “petits blancs” - les racistes xénophobes par construction de tout à l’heure. Si bien que le mépris de classe se double d’une dérive identitaire inacceptable qui renforce d’ailleurs encore un peu plus, symétriquement et par réaction, celle du FN et de Le Pen.


Aujourd’hui, la droite instrumentalise les questions culturelles pour esquiver le débat économique et social. Mais d’un autre côté, la gauche n’a-t-elle pas manqué de courage sur les questions de citoyenneté et de laïcité, sur les valeurs républicaines ?


La gauche a trop souvent oublié son républicanisme, et oubliant son républicanisme a oublié qu'elle devait parler à tous en ne privilégiant aucun groupe à partir de critères identitaires de telle ou telle nature. C'est une dérive identitariste et multiculturaliste qui concerne une partie de la gauche, pas toute la gauche heureusement – et aussi donc une partie de la droite et de la droite “extrême”. Le débat public, pour finir sur une touche légère, ne doit pas, ne peut pas se résumer sur ces questions, à un face à face entre Rokhaya Diallo et Eric Zemmour !

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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