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Pouvoir d’achat fragilisé, grande distribution et producteurs étranglés : les pistes pour sortir du cercle vicieux qui nous mène aux émeutes Nutella
©Reuters

Solutions

Ce mercredi 31 janvier, le gouvernement présentait sa loi distribution-agriculture ("Projet de loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable") visant à mieux répartir les revenus entre agriculteurs, industriels et distributeurs.

Jean-Marc Boussard

Jean-Marc Boussard

Jean-Marc Boussard est économiste, ancien directeur de recherche à l’INRA et membre de l’Académie d’Agriculture.

Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont La régulation des marchés agricoles (L’Harmattan, 2007).

 

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Ce mercredi 31 janvier, le gouvernement présentait sa loi distribution-agriculture ("Projet de loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable") visant à mieux répartir les revenus entre agriculteurs, industriels et distributeurs. A cette occasion, le gouvernement prévoit ainsi de donner plus de pouvoirs aux producteurs dans leurs négociations en instaurant une nouvelle formule de fixation des prix partant des coûts de producteurs. Au-delà de cette proposition, quelles sont les pistes envisageables permettant d'équilibrer les rapports de force entre industriels, agriculteurs, et distributeurs ? 

Jean-Marc Boussard : Je suis assez sceptique sur les résultats concrets à attendre de ce projet. Ce sont les agriculteurs qui proposeront des prix, et les commerçants qui les « prendront » ? Mais qu’est-ce qui empêchera les commerçants d’aller voir ailleurs - même au-delà des mers - s’ils ne trouvent pas une proposition meilleure ?  On accuse les « grandes surfaces » de faire des bénéfices scandaleux sur le dos des malheureux agriculteurs, si pauvres et si gentils. Mais les choses sont plus compliquées : D’abord, ce ne sont pas toujours les « grandes surfaces » qui sont au contact direct avec les agriculteurs : il y a souvent des industries ou d’autres intermédiaires au milieu. Ensuite et surtout, les grandes surfaces elles-mêmes sont soumises à une concurrence féroce, au point que certaines font faillite de temps en temps... Elles sont donc fragiles, et ne prennent que le minimum de bénéfices...

On va diminuer le « seuil des ventes à perte » : Très bien ! mais qui ira se plaindre d’avoir trouvé une bonne affaire ? Le contentieux risque de ne pas être considérable !

Enfin, ou va faire en sorte que les agriculteurs puissent vendre «sur la base de leurs coûts de production» : mais rien n’est plus difficile que d’évaluer les coûts de production des produits agricoles, obtenus par des producteurs très divers, pratiquant une multitude de cultures et d’élevages entre lesquels il faudra « imputer » les coûts des travaux et du matériel...

Tout cela est largement de la poudre aux yeux, pour faire du trafic sur les réseaux sociaux !

Éric Verhaeghe : On s'étonnera un peu de cette intervention de l'État dans la mécanique de fixation des prix. Elle paraît de fait un peu datée. On peut comprendre l'envie d'intervenir quand on sait la profonde asymétrie qui existe entre l'extrême atomisation des producteurs agricoles et l'extrême syndication des distributeurs. Mais cette asymétrie s'explique aussi par une forme de passivité de la production agricole française. L'atomisation des producteurs est un mal très français. Le foncier peine à évoluer. Les exploitations restent de petite taille. Le recours à des coopératives omnipotentes est fréquent. Au cas par cas, on pourrait relever ces situations où les producteurs préfèrent le confort d'une coopérative à laquelle ils se contentent d'apporter leurs produits, plutôt que de chercher à commercialiser eux-mêmes, de façon indépendante, le fruit de leur travail. Même dans des métiers où les producteurs sont loin de vivre dans la misère comme l'engraissage des canards, cette passivité frappe l'esprit. Beaucoup de producteurs de foie gras se contentent de recevoir des canetons vivants apportés par la coopérative, de les engraisser quelques semaines dans leur ferme, puis de les revendre à la coopérative. Celle-ci les traite en indépendants, mais ils sont en réalité de simples sous-traitants dans une situation de subordination. On comprend l'intérêt et le confort pour un producteur d'être un simple maillon dans une chaîne structurée par une coopérative qui fixe les prix unilatéralement pour les producteurs, puis écoule ses produits chez les distributeurs. Mais l'expérience montre que ceux qui font le choix de rester réellement indépendants, notamment en accouvant eux-mêmes et en distribuant eux-mêmes leurs produits vivent mieux. Dès lors, le sujet n'est pas celui du rapport de force entre des producteurs atomisés et spécialisés d'un coté et le reste de la filière de l'autre. Il est dans l'émergence d'un nouveau modèle d'agriculture moins fondé sur une subordination tôt ou tard consentie des producteurs. 

Quels sont les défis posés par la grande distribution, dans son rôle d'intermédiaires ? De quels déséquilibres sont-ils responsables ? 

Jean-Marc Boussard : Les grandes surfaces doivent fidéliser leur clientèle, en maintenant leurs rayons toujours approvisionnés, et, si possible, en faisant valoir les qualités spécifiques de leurs produits (évidemment meilleurs que ceux des concurrents, mais encore faut-il arriver à le faire croire !), tout en vendant le moins cher possible, pour résister aux compétiteurs toujours à l’affut.

Cela passe par des miracles en fait de stockage et de conservation des produits périssables. C’est du reste en grande partie l’existence de stocks contre-aléatoires qui explique les variations des « marges commerciales », car il faut remplir les armoires et les silos quand les prix sont bas, tout en continuant à écouler les vieux stocks aux prix anciens plus élevés. Et comme on n’est jamais sûr ni de l’approvisionnement, ni de l’affluence de la clientèle, il arrive souvent que l’on se trompe, ce qui entraîne des pertes et des variations de prix inopinées.

Éric Verhaeghe : La grande distribution détient la clé de l'accès au consommateur final. Comme vous le dites très bien, elle est l'intermédiaire. L'intermédiation est la grande cause du XXè siècle. Le siècle dernier a inventé de puissants intermédiaires en toutes choses. La caricature, c'est la banque elle-même, qui est l'intermédiaire premier de notre existence. Regardez où nous en sommes arrivés: il n'est plus possible d'acheter en cash. Tout achat suppose au moins, de nos jours, l'intervention d'un intermédiaire appelé une banque. Dans le domaine agricole, il n'est pas d'avenir sans une négociation avec une centrale d'achat détenue par un grand distributeur. 
Par sa taille, celui-ci dispose effectivement du pouvoir de fixer les prix. Ce pouvoir est lié à la taille des marchés qu'il détient ou auquel il a accès. Pour un producteur agricole, avoir un produit référencé dans une chaîne d'hypermarché est un graal. C'est la garantie d'un revenu régulier. Donc... il vaut mieux, au moins en apparence, vendre à bas prix à une centrale qu'à un prix plus élevé à une série de petits acheteurs. Dans cet arbitrage global, le producteur échange sa marge de profit contre un confort de vie et contre son extrême spécialisation dans le métier agricole. Il renonce définitivement au métier de vendeur.  

Fortes de cet avantage lié à leur taille, les centrales d'achat possédées par la grande distribution peuvent imposer des conditions de vente qui leur sont très favorables, et qui sont très défavorables aux producteurs. On nuancera toutefois le point de vue en comparant Amazon et Carrefour. Manifestement, le temps des hypermarchés omnipotents est révolu et, progressivement, le modèle s'épuise. 

Les propositions formulées par le gouvernement tendent à soigner les symptômes d'un rapport de force apparemment déséquilibré. Comment agir sur les causes 

Jean-Marc Boussard : A vrai dire, c’est assez difficile, car il faut ici lutter contre la « loi du marché ». Quand c’est techniquement possible (il ne faut pas que le produit soit trop périssable), la meilleure formule consiste à supprimer le marché, l’Etat se portant acquéreur de toute quantité proposée à un prix fixé. C’est la méthode qui a été employée en France de 1945 à 1992 pour les denrées alimentaires de base (céréales, lait, vin, etc...). Elle donne beaucoup d’encouragement aux agriculteurs pour produire efficacement, et c’est elle qui a permis la rapide reconstruction de l’agriculture en Europe après la guerre. Elle a cependant l’inconvénient de donner trop d’encouragements aux producteurs, ce qui conduit aux « excédents » de triste mémoire. C’est pourquoi on a jeté le bébé avec l’eau du bain, et laissé le marché décider de tout. Il est probable qu’il eut été possible à moindre frais de corriger les défauts des prix garantis, ce qui nous aurait évité les drames actuels. 

Éric Verhaeghe : ​Il me semble que le contexte de l'arbitrage va progressivement évoluer. L'arrivée du numérique ne peut que modifier les termes de l'échange. On voit bien, avec les applications dites de circuit court, que l'intermédiation des supermarchés ou des hypermarchés n'est plus obligatoire, pas plus que celle des coopératives. J'ai un exemple en tête, celui de la production de vin en Savoie. Beaucoup de producteurs se contentent d'apporter leurs raisins à une coopérative et se satisfont d'un vin de mauvaise qualité mais aux revenus garantis par une coopérative qui écoule sa production durant les mois d'hiver, dans les stations de ski. Rares sont les producteurs qui font le choix d'une production de qualité, dans la propriété. Celle-ci suppose en effet un effort de commercialisation. L'arrivée d'applications et de vente en ligne directe simplifie fortement cette vente directe et permettra aux producteurs de désintermédier les marchés. 

On voit ici que la révolution numérique est un facteur de changement beaucoup plus efficace que la réglementation. 

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