Des taux d’intérêt sur la dette française étonnamment bas alors que la crise s’aggrave : explication d’un paradoxe<!-- --> | Atlantico.fr
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" L’aggravation de la crise a plutôt profité à l’Allemagne via la baisse de ses taux"
" L’aggravation de la crise a plutôt profité à l’Allemagne via la baisse de ses taux"
©Reuters

Sold out !

Tandis que l'Allemagne emprunte à taux zéro, la France voit ses taux d'intérêt descendre à des niveaux historiques. La zone euro elle continue de courir à sa perte, et la BCE de calmer les esprits. Les politiques de taux n'ont plus aucune logique. Mais à la fin, la Grèce pourrait ne pas être la dernière victime.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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La BCE psalmodie et joue de la lyre comme Néron pendant qu’un incendie historique s’étend sur les marchés en zone euro. "Nous ne devons pas mettre le taux directeur à 0% et le maintenir longtemps à ce niveau", dit-elle depuis trois ans, car cela pourrait occasionner des bulles : comme si la CAC 40 était à 6 000 points… comme si l’immobilier espagnol ou irlandais progressait de 15% par an… "Nous ne devons pas faire de Quantitative Easing comme la Fed", dit-elle depuis trois ans, car cela pourrait être inflationniste : mais où est l’inflation américaine depuis 4 ans, sinon en dessous de sa tendance historique de 3% ?

Et Milton Friedman et Irving Fisher ne préconisaient-ils pas, en bonne orthodoxie, ce type de mesure quantitative en cas de crise grave ? Et les titres achetés ne donnent-ils pas lieu au paiement d’intérêts, ce qui devrait suffire à démonter les critiques du genre "la planche à billets tourne à plein régime" ? "Nous devons nous féliciter d’un euro cher et activer les réformes structurelles", dit-elle depuis des lustres : mais peut-on me citer un seul pays sur cette planète où des réformes structurelles ambitieuses et réussies n’ont pas été précédées ou accompagnées d’une dévaluation massive ? Aurait-on oublié le redressement productif Français après 1959 (Charles de Gaulle et Jacques Rueff) ou l’exemple suédois de 1994 ? Le résultat de toute cette grève de la faim monétaire orchestrée en zone euro depuis 2007 après des années de laxisme pro-bulle immobilière, nous le voyons : les spreads (différence entre taux d'intérêt) de taux intra-zone euro ressemblent à ceux qui prévalaient avant l’euro, autrement dit si nous n’avions pas de banque centrale aujourd’hui en zone euro, ce serait pareil et même mieux.

Comme il n’y a plus, aux commandes en zone euro, une seule personne dotée de neurones et d’un début de culture monétaire, et que cela commence à se voir, les investisseurs ont la trouille (le flight to quality pour exprimer la chose poliment). Les taux allemands à court terme se traitent désormais à un niveau inférieur aux obligations japonaises équivalentes. Le taux allemand à 2 ans a atteint un point bas de 4 points de base la semaine dernière, avant de terminer la semaine à 6 points. Cela se compare au taux à 2 ans japonais, qui rapporte 10 points de base. Dans les deux cas, des finances publiques dégradées (oui, l’Allemagne est également le pays des structures de défaisance cachées et de la sortie non provisionnée du nucléaire), mais on s’en moque : si les taux d’intérêt avaient un rapport avec les finances publiques, depuis le temps, ça se saurait. Des pays peu vertueux, parait-il, comme les États-Unis et la Grande-Bretagne, se financent à 10 ans à 1,8%. Et depuis peu, sur l’obligataire allemand, les acheteurs ne jouent plus seulement le rendement ni la sécurité ni la demande de collatéral, ils commencent aussi à jouer le FX, autrement dit une appréciation du Mark, c'est-à-dire un éclatement de l’euro. Au même moment, la périphérie qui n’a plus aucune croissance nominale se finance à 6%. Oups !

Cette crise des ciseaux arrive maintenant à un stade d’auto-réalisation et de dérive exponentielle, car bientôt ce sera le bank run sur les dépôts à la périphérie (particuliers vident leurs comptes). Donc, si la BCE ne change pas de logiciel ou n’est pas destituée ou forcée à la capitulation par les gouvernements dans les mois qui viennent, tout est foutu (y compris, à la fin, l’héritage du Traité de Rome, une fois que les rancœurs entre les pays auront été exacerbées). Examinons ce scénario de l’inaction monétaire prolongée. Il est effrayant, car il n’y a pas de solution budgétaire à l’équation de la zone euro, question d’ordre de grandeur (il faut mettre 2 000 milliards d’euros sur la table pour calmer les marchés). La Grèce sortira : car elle a besoin de taux réels plus faibles, qui ne peuvent être obtenus que par de fortes anticipations d’inflation autrement dit par une dévaluation massive. La contagion s’étendra : le Portugal est déjà sous programme FMI comme un vulgaire pays d’Amérique centrale, et ça ne marche pas, l’Espagne est dès à présent assurée de ne pouvoir compter sur aucune croissance dans les années à venir et un investisseur avisé n’y enverrez pas un chien vérolé.

Les politiques agiteront encore des moyens de diversion massifs (FESF, MES, LTRO, PSI, eurobonds…) avec des effets sans cesse décroissants sur le monde réel (monde réel qui attend juste de la création monétaire ou une annulation des dettes). Les banques prendront un nouveau bouillon, tout en continuant à produire des notes de recherche où la politique monétaire de la BCE sera qualifiée d’accommodante. L’Allemagne s’apercevra enfin (mais trop tard) qu’elle perd dans cette séquence beaucoup d’argent prêté et surtout ses principaux clients, ce qui est gênant dans un pays où la démographie est malade, où les banques ont mis beaucoup de sales choses sous le tapis et où la réussite du modèle mercantiliste dépend crucialement du maintien d’une zone euro étendue (pour éviter l’appréciation du Mark). Ce sera un retour de bâton bien mérité : jusqu’ici, l’aggravation de la crise a plutôt profité à l’Allemagne via la baisse de ses taux, au point que l’on se demande si elle ne le fait pas un peu exprès. Tout cela finira très mal alors que la solution existait et nécessitait juste 15 minutes de trading à Francfort.

La situation de la France est plus paradoxale encore dans ce scénario, et l’issue finale déprimante. Jusqu’ici, le pays a été assez préservé car il est essentiellement peuplé de fonctionnaires et de profiteurs de l’immobilier. De plus, les taux ont en partie bénéficié de la crise déflationniste entretenue par Berlin et Francfort (car les investisseurs ne peuvent pas acheter que des taux allemands). Mais quelle que soit l’évolution des taux, l’immobilier français finira bien par achever sa longue séance de lévitation au dessus du vide, parce que les lois de l’économie finissent toujours par refaire surface. Quant à la fonction publique, elle creuse patiemment sa tombe par sa sur-extension même et son arrogance digne de la fin de l’ancien régime.

Arrivera d’ici peu (si la BCE persiste) le moment de vérité, peut-être bien avant la fin de la présidence Hollande, un moment où les marchés choisiront le destin de la France (puisque les Français n’ont pas vraiment voulu choisir) : soit la mort lente (les taux bas, l’Allemagne, le Japon), soit la mort subite (les taux hauts, l’Espagne, l’Argentine). Pour paraphraser Brassens, mourrons pour notre manque d’idées, d’accord, mais de mort lente. 

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