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Pourquoi les fantasmes de nouveau monde de Frédéric Lordon et des anti-capitalistes ne sont que les mêmes et (vieilles) lunes dangereuses
©Capture d'écran Youtube

Contrepoids

Avec la crise liée au coronavirus, de nombreux intellectuels et analystes remettent en cause le capitalisme et l'économie de marché, responsables selon eux, de tous les maux. C'est le cas de Frédéric Lordon (instigateur de Nuit Debout) qui a publié le 7 Avril une tribune à ce sujet.

Ferghane Azihari

Ferghane Azihari

Ferghane Azihari est journaliste et analyste indépendant spécialisé dans les politiques publiques. Il est membre du réseau European students for Liberty et Young Voices, et collabore régulièrement avec divers médias et think tanks libéraux français et américains.

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Pierre Rigoulot

Pierre Rigoulot

Pierre Rigoulot est historien et directeur de l'Institut d'histoire sociale

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Atlantico.fr : Pourquoi certains intellectuels publics expliquent que les problèmes actuels sont le fait du capitalisme (comme dans le texte de Frédéric Lordon par exemple) ? N'y a-t-il pas plutôt une grande déficience dans les choix individuels ?

Ferghane Azihari : Les épidémies naissent vraisemblablement à la révolution néolithique, c'est-à-dire lorsque l'homme se sédentarise, forme des communautés plus densément peuplées que celles qui prévalaient sous le régime de la chasse et la cueillette, et côtoie plus souvent des animaux à des fins d'élevage. C'est donc un risque inhérent à la vie humaine qui précède la modernité industrielle, capitaliste et mondialisée. Imputer la pandémie que nous vivons au capitalisme revient à sous-entendre que le risque sanitaire serait inexistant dans un modèle de civilisation concurrent. Ce qui relève de la pensée la plus vulgaire qui puisse exister. Mais les anti-libéraux n'ont pas peur de la vulgarité. Ils sont animés par une haine si vive des sociétés bourgeoises qu'ils sont prêts à lui imputer tous les maux de l'univers. Personne n'aura l'honnêteté de dire que la santé humaine ne s'est jamais aussi bien portée de toute l'histoire de notre espèce en dépit des risques propres à une humanité interconnectée. Il n'y a qu'à regarder l'évolution de l'espérance de vie à l'échelle mondiale, à observer la baisse du taux de décès liés aux maladies infectieuses, ou à constater que les êtres humains n'ont jamais été aussi nombreux pour attester les succès humanitaires de l'ordre social capitaliste. Mais à quoi bon faire ce bilan ? Joseph Schumpeter écrivait que le capitalisme doit soutenir son procès devant des juges qui ont déjà la sentence en poche. Les anti-capitalistes ne sont pas intéressés par les faits. Ce qui les importe, c'est la destruction d'un système qui contrevient à leurs préjugés moraux. Ce mépris pour les conséquences se voit en particulier dans le fait qu'on reproche au capitalisme des choses tout à fait contradictoires. Les marxistes qui n'ont toujours pas vu passer le chute du Mur de Berlin continuent à lui imputer l'appauvrissement des travailleurs. Les décroissants lui reprochent d'avoir un peu trop enrichi l'humanité. Le dernier texte publié par Frédéric Lordon traduit la volte-face idéologique d'une gauche qui s'est longtemps accaparée le monopole de l'enrichissement des classes laborieuses avant de conspuer "le développement matériel" quand il est apparu que le socialisme ne parvenait pas à réaliser ce programme. 

Je note aussi que les intellectuels anti-libéraux sont peu enclins à blâmer le communisme chinois, qui a pourtant mis toute l'humanité en danger en retardant le traitement de l'information relative au virus qui nous assiège. Cette différence de traitement illustre la passion du pouvoir et de la servitude qui sévit chez de nombreux intellectuels, laquelle est inversement proportionnelle à la haine de la liberté. Pour ma part, je fais davantage confiance à l'industrie médicale et pharmaceutique dont disposent les pays libéraux pour résoudre cette crise. 

Pierre Rigoulot : La crise sanitaire que nous connaissons, les peurs qu'elle engendre, sa dimension émotionnelle et angoissante, font qu'un certain nombre de bateleurs s'en donnent à cœur joie et désignent à la vindicte publique les coupables : les capitalistes et leur "système". Ça a au moins l'avantage d'être très simple. Du noir et blanc ! Exploiteurs contre exploités, on connaît. Vous vous souvenez : "l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de luttes des classes"...Pour eux, le capitalisme n'est pas un monde d'entreprises autonomes qui nouent une relation contractuelle avec des travailleurs.  Le capitalisme, c'est une métaphore pour dire l'exploitation, le Mal, l'absence d'humanité, et pourquoi pas, la pandémie ! Mais ce qu'ils appellent avec dégoût "capitalisme" est en réalité l'économie de marché désormais adoptée quasi-universellement, tant par la Chine communiste que par les démocraties libérales. Ces gens vivent dans un monde à l'envers où ce qui fonctionne bien devrait être supprimé. Oui, ça fonctionne bien et ça n'engendre pas un régime politique particulier, brutal et oppresseur par définition préalable : l'économie capitaliste s'associe à des institutions politiques  très différentes : des dictatures et des régime autoritaires, voire in fine totalitaires, mais aussi des démocraties plus ou moins libérales. L'économie capitaliste, on la trouve aussi au sein de pays pauvres et de pays riches, de pays préoccupés par l'environnement et d'autres qui ne le sont pas, de pays qui investissent beaucoup dans leur système de santé et d'autres qui ne peuvent ou ne veulent trop y investir.  

Je n'ai pas dit qu'il n'y a pas de leçons à tirer de la situation actuelle, mais le capitalisme inspire qui? Ceux qui pensent que l'Europe doit être plus forte? Ou ceux qui y voient un carcan ? Les capitalistes qu'il faut éliminer, ce sont ceux qui jugent que la mondialisation a pour effet de réduire les zones de famine et d'accroître le pouvoir d'achat ?  Ou ce sont ceux qui parlent de réhabilitation des frontières et du fait national?  S'en prendre au capitalisme dans ces conditions, c'est agiter un grigri volé au petit père Marx!

Frédéric Lordon explique que "la société identifiera clairement ceux à qui elle doit le plus et les traitera en conséquence". Ces intellectuels radicaux sont-ils en phase avec la société actuelle ? Les fantasmes de nouveau monde de ces penseurs sont-ils neufs ou sont-ils des ersatz du passé ?

Pierre Rigoulot : C'est surtout gravissime. Lordon va très loin puisqu'il se fait fort de distinguer parmi les travailleurs ceux qui comptent et ceux qui ne comptent pas. Les boucs émissaires, ce seront ces individus qui ont régné pendant la "préhistoire" (l'expression est directement tirée des magasins de la Maison Marx). Ils "continueront d’avoir droit de cité". Mais "nous (qui, nous? La police politique?) les regarderons comme des curiosités, apprécierons leurs transformations, empêcherons fermement les récalcitrants de nuire". Les camps de réhabilitation par le travail, qui rend libre, c'est bien connu, sont donc prêts ? 

Avec la disparition de l'URSS, nous nous sommes rendus compte qu'il n'existait plus de contrepoids au discours capitaliste. Des personnalités comme Frédéric Lordon - et leur idéologie anti-capitaliste - ne sont-elles pas utiles pour fixer des limites au capitalisme ? Peuvent-elles nous pousser à ne pas commettre les mêmes erreurs que dans le passé ?

Ferghane Azihari : La mentalité anti-capitaliste ne contribue en aucune façon au bien-être de l'humanité. Cette doctrine aurait dû être poussée vers les limbes de l'histoire au moment même où le Bloc de l'Est érigeait un rideau de fer pour dissimuler ses défaillances. Mais ainsi que l'avait remarqué Jean-François Revel, les socialistes excellent dans le révisionnisme, la diversion et la falsification de l'histoire. Leur domination médiatique et académique explique qu'ils aient gardé une certaine hégémonie culturelle en dépit de la fin de l'URSS. Toujours est-il que cette hégémonie entrave l'acculturation pleine et entière de nos sociétés aux principes qui ont forgé le succès de la civilisation occidentale. Même cette pandémie l'atteste paradoxalement. En dépit des difficultés auxquels nous sommes confrontés, les biens courants sont approvisionnés, les réseaux de communication fonctionnent. Notre système fait preuve d'une résilience dont nous pouvons être fier. Je me permets a contrario de noter que beaucoup de professionnels ont exprimé leur exaspération à l'égard des rigidités administratives ou des mesures autoritaires - comme la réquisition - qui ont saboté l'approvisionnement de masques ou de tests. S'il y a bien un système auquel il faut fixer des limites, c'est bien le dirigisme. Sur qui s'appuyer pour résoudre la crise actuelle ? Sur la multitude des entrepreneurs, chercheurs et innovateurs qui ont tout à perdre ou à gagner selon l'utilité de leurs contributions ? Ou à une poignée de hauts fonctionnaires et de politiciens qui rendent difficilement des comptes à la population ? 

Pierre Rigoulot : Mais l'URSS ne critiquait pas le discours capitaliste ! Elle condamnait de A à Z  le système économique capitaliste qui fonctionnait pourtant bien mieux que le sien, étatisé, lui, et planifié. C'est au sein des démocraties libérales  qu'une critique de leur économie est possible ! Et comme l'URSS, les procureurs idéologiques hors sol n'e contribuent pas à penser les réformes qui s'imposent régulièrement dans le cadre de la réalité. Quant aux discours, dont on a vu qu'ils peuvent être très différents, l'URSS les voyait comme des étendards idéologiques justifiant la honteuse exploitation capitaliste. Elle était bien incapable, sauf sous forme de caricatures, de critiquer, c'est à dire de distinguer ce qui convenait et ce qui ne convenait pas. 

Finalement, les gens comme Lordon parlent comme des représentants de sectes millénaristes. La fin des temps est venue ! Paraît la Grande prostituée vêtue d'écarlate de l'Apocalypse ! Le Grand Soir où les premiers seront les derniers ! Ce faisant, ils n'aident en rien à améliorer une situation dans laquelle les responsabilités sont partagées. Oui, pour reprendre un thème présent sur toutes les lèvres, les masques manquaient au début de l'épidémie en France ! Mais quand on en achète trop, c'est un tollé et l'on dénonce une attitude dilapidatrice. Les faire fabriquer en Chine, c'était les payer moins cher qu'en les produisant ici et avec l'argent ainsi économisé, pouvoir faire face à toutes sortes de dépenses. On trouve scandaleuses les délocalisations et la désindustrialisation, mais elles permettent aussi d'économiser pour l'armée, les hôpitaux, ou pour boucher les trous de certains systèmes de retraite ! Il faudra mieux mesurer à l'avenir le danger stratégique que cela représente, j'en conviens, mais c'est un peu facile de voir seulement dans ces achats à bon marché à l'étranger une marque d'insouciance chez certains. La pression sociale ou syndicale, ça existe aussi ! Et il faut y faire face!

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