Pourquoi les élites occidentales feraient bien de partager les bienfaits de la mondialisation avec ceux de leurs concitoyens qui en paient le prix<!-- --> | Atlantico.fr
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La mondialisation ne profite pas à tout le monde.
La mondialisation ne profite pas à tout le monde.
©Kirill KUDRYAVTSEV / AFP

Laissés pour compte

Souvent considérée comme la racine de tous les maux, la mondialisation n'a pas la cote aux yeux de partis de gouvernement comme à ceux des extrêmes. Et pour cause : elle a la fâcheuse tendance à n'aider que certains types de population. Au sein des pays riches, les plus riches, au sein des pays pauvres, les plus pauvres... De quoi s'interroger sur comment partager ses nombreux bienfaits.

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Ryan Avent

Ryan Avent

Ryan Avent est journaliste économique pour The Economist depuis 2009. Depuis 2011, il rédige également des articles pour le blog Free Exchange et en 2015 il devient l'éditorialiste du journal. Il est l'auteur de The Gated City.

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Atlantico : La mondialisation est régulièrement pointée du doigt, comme étant une cause majeure de l'accroissement des inégalités au sein des pays les plus avancés. Est ce justifié ? Faut il la remettre en cause pour autant ?

Alexandre Delaigue : Le poids exact de la mondialisation dans les pays les plus avancés est un sujet très débattu parmi les économistes. Car d'autres facteurs, comme le progrès technologique, la fiscalité, contribuent à l'évolution des inégalités. Celles-ci ont moins augmenté en France qu'en Grande-Bretagne ou aux USA par exemple, et ce n'est pas parce que la France est plus à l'abri de la mondialisation. Cependant, il est certain que l'entrée sur le marché du travail mondial de près d'un milliard de pauvres a eu un impact sur l'emploi dans les pays développés, en contribuant à la disparition d'emplois manufacturiers délocalisables. Autre phénomène moins cité : la mondialisation a accru le pouvoir de négociation des employeurs, exerçant une pression sur les salaires, même dans les emplois finalement non délocalisés. Au bout du compte, oui, il y a eu un effet.

Cela vaut en tant que producteurs; en tant que consommateurs par contre la mondialisation a bénéficié aux bas revenus dans les pays les plus avancés, souvent d'une façon discrète. Variété des produits, qualité de l'offre accrue, accès plus rapide au progrès technologique, sont des effets souvent mal mesurés mais importants de la mondialisation.

Ryan Avent : Cela est assez justifié. La mondialisation a contribué à l’accroissement des inégalités en mettant certains travailleurs peu qualifiés des pays riches en concurrence directe avec des centaines de millions de travailleurs à bas salaire dans les pays les plus pauvres. La mondialisation a également permis à certaines entreprises de fonctionner à une échelle énorme, ce qui a contribué à la hausse des revenus dans le haut du spectre. Cela ne signifie certainement pas que la mondialisation est une mauvaise chose, ou qu’elle est inefficace. Cela devrait nous rappeler, cependant, que ce n’est pas parce que la mondialisation peut arranger tout le monde que cela signifie qu'elle va arranger tout le monde. Il appartient aux gouvernements de faire en sorte que la mondialisation profite à tout le monde: en faisant des investissements dans les biens publics comme l'éducation et les infrastructures et par le renforcement des filets de sécurité sociale.

Qui sont ceux qui profitent le plus de cette mondialisation ? Entre les pays émergents et les pays développés, quelles sont les populations gagnantes et les perdantes ?

Alexandre Delaigue : C'est l'effet hecksher-ohlin: si vous avez une compétence relativement abondante dans votre pays, mais relativement rare au niveau mondial, vous êtes un gagnant. Donc, cela bénéficie aux plus riches dans les pays développés, qui trouvent un marché du travail mondial très rémunérateur et bénéficient à plein des avantages de consommation. Dans les pays pauvres, ce sont tous les travailleurs du secteur manufacturier mondialisé. On parle souvent des conditions de travail extrêmement dures dans le textile du Bangladesh ou en Chine, mais c'est oublier que les alternatives, pour les personnes concernées, sont pires. La pauvreté rurale des pays pauvres est moins visible, mais infiniment plus dure. L'intégralité de la réduction de la très grande pauvreté au niveau mondial au cours des 40 dernières années peut être expliquée par la mondialisation. 

Mais on l'oublie aussi, les personnes des secteurs produisant des biens non échangeables dans les pays riches en bénéficient. Si vous êtes coiffeur, ou enseignant, vous bénéficiez de produits bon marché et votre emploi n'est pas menacé par la mondialisation, donc vous en bénéficiez. De même si vous avez une compétence spécifique. Le nombre d'économistes français qui faisaient une carrière internationale était très limité autrefois, ils étaient cantonnés le plus souvent au marché français; avec la mondialisation, des carrières comme celle d'un Piketty deviennent possibles et même fréquentes.

Ryan Avent : Les grands gagnants ont été les travailleurs les plus pauvres des économies émergentes. Au cours des deux dernières décennies, les revenus moyens dans le monde des pays en voie de développement ont augmenté d’une manière incroyablement rapide. En 2000, environ30% de la population de ces pays en développement vivait avec moins de 1,25 $ par jour. Aujourd’hui, entre 10% et 20% vivent avec un tel montant. Les travailleurs hautement qualifiés dans le monde entier en ont également bien profité, en particulier ceux qui occupent des postes de direction dans les entreprises multinationales. Cela inclut les cadres des économies émergentes ; les inégalités ont augmenté au sein de nombreux pays en développement, même si les salaires des travailleurs les plus pauvres ont aussi augmenté. Les grands perdants ont été les travailleurs faiblement qualifiés dans l’industrie ou le travail de bureau au sein des économies avancées, dont l'emploi pouvait facilement, et à moindre coût, être fait par les travailleurs pauvres d'autres pays. Beaucoup ont perdu leur emploi et doivent lutter pour trouver un nouvel emploi avec un bon salaire.

En laissant une partie de la population à l'écart; "les oubliés de la mondialisation" les politiques publiques ne risquent-elles pas de mettre l'ensemble du processus en danger ? 

Alexandre Delaigue : La première mondialisation, celle de la fin du 19ième siècle, étudiée par Suzanne Berger, ressemblait beaucoup à l'actuelle, mais avec des effets encore plus conséquents. Pourtant elle ne s'est pas terminée parce qu'elle faisait des laissés pour compte, mais à cause de la première guerre mondiale. On entend sans arrêt que la mondialisation pourrait s'arrêter, comme s'il y avait des tentations protectionnistes prêtes à jaillir à la première minute. Pourtant, s'il y a quelques conflits commerciaux dans le monde, celui-ci reste largement globalisé et la mondialisation, si on peut dire qu'elle stagne (et encore, voir le TPP récemment signé), subsiste. Et si elle stagne c'est qu'il n'y a plus énormément de choses à "mondialiser". Pour l'essentiel les droits de douane sont minimes, sauf dans quelques secteurs comme l'agriculture mais qui ne pèsent pas énormément. Le reste, ce sont les réglementations nationales différentes, qui ne pourront jamais réellement disparaître (et ce n'est pas forcément souhaitable). Et les flux migratoires qui restent largement bloqués. 

Cela ne veut pas évidemment dire qu'on n'a pas à se préoccuper des laissés pour compte; mais noter que nos sociétés en produisent, que ce soit à cause des changements technologiques, de la mondialisation, ou d'autres causes. 

Ryan Avent : Les politiques pourraient certainement faire empirer les choses. Les efforts maladroits pour stimuler la rémunération des travailleurs les moins qualifiés pourraient faire plus de mal que de bien : si, par exemple, les gouvernements font passer d'énormes augmentations du salaire minimum. Mais le plus grand risque est probablement que les politiciens jouent sur l'insatisfaction des travailleurs et poussent une politique économique "nativiste". Cela pourrait signifier des mesures pour bloquer les importations en provenance d'autres pays, bien que cela ne soit probablement pas un énorme risque. Un plus grand risque serait qu'aucune nouvelle libéralisation des échanges n’ait lieu, ce qui contribuerait à faire caler la croissance du commerce. Cela peut aussi signifier de coûteuses subventions aux grandes entreprises nationales, pour les aider à soutenir la concurrence mondiale. Pire que tout, cela pourrait signifier un tournant contre l'immigration, car il est plus facile de fermer les frontières aux personnes qu’aux marchandises. Ce qui serait une très mauvaise nouvelle pour les pauvres de la planète.

Existe-t-il des solutions politiques et économiques permettant de modifier la distribution de ces bénéfices au sein des pays industrialisés ?

Alexandre Delaigue : Il y a deux erreurs vis à vis de la mondialisation; la première est d'en faire l'alibi de la paralysie politique, sous le thème "à cause de la mondialisation pas d'autre choix que d'accepter les inégalités, le chômage et la baisse des salaires, parce que c'est la concurrence mondiale". La seconde est d'en faire le bouc émissaire, en disant "la mondialisation est la cause de tous nos problèmes, il faut donc en sortir". Le premier discours est trop souvent celui des partis de gouvernement, le second celui des extrêmes. Les deux sont faux et dangereux. Le premier pousse au cynisme, le second aux fausses solutions. On ne résoudra pas le problème du chômage et de la pauvreté en augmentant les droits de douane, mais on n'a aucune raison de s'y résoudre. Et les moyens d'action politique sont nombreux; politique du logement, politiques industrielles, environnementales, dans tous ces domaines l'action politique peut porter ses fruits. Le mieux à faire avec la mondialisation, c'est d'agir sans trop y penser.

Ryan Avent : La plupart des pays pourraient investir davantage dans le logement et les infrastructures. Certains pourraient faire un meilleur travail concernant l’éducation de leurs travailleurs. Ironiquement, un approfondissement de la mondialisation pourrait réellement aider. Faciliter le commerce des services à travers les frontières, comme les soins de santé, par exemple, pourrait réduire les coûts en mettant la pression sur la rémunération des médecins. Cela aiderait à réduire les inégalités. Il serait également utile de voir les gouvernements coopérer pour éliminer les paradis fiscaux, dont la plupart bénéficient aux entreprises les plus riches. Mais les gouvernements auront besoin, pour la majorité d'entre eux, de se concentrer sur les moyens de rendre leurs Etats Providence plus généreux, le tout d'une manière qui ne décourage pas le travail. Cela signifie augmenter les subventions disponibles pour tous les salariés, tout en réformant les marchés du travail, afin de les rendre plus souples. Malheureusement, il est beaucoup plus difficile politiquement de soutenir ce genre de réformes que de plaider en faveur d’une immigration réduite ou de proposer des subventions aux entreprises pour les aider à rivaliser "contre les Chinois".

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