Pourquoi l’obsession pour la compétitivité nous empêche de voir ce qui plombe réellement la croissance européenne<!-- --> | Atlantico.fr
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La productivité permet de se doter de machines et d'outils plus performants.
La productivité permet de se doter de machines et d'outils plus performants.
©Reuters

Patinage

La focalisation d'une bonne partie des dirigeants européens sur le déficit commercial et la compétitivité révèle un certain déficit de compréhension globale des problèmes économiques actuels. Derrière tous ces débats, la vraie question reste celle de l'inquiétante baisse de productivité des pays développés.

Jean Olivier Hairault et Jacques Delpla

Jean Olivier Hairault et Jacques Delpla

Jean Olivier Hairault est professeur d'économie à l'Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne. Il est notamment l'auteur de "La Croissance : Théorie et régularités empiriques" (2004) aux éditions Economica.

Jacques Delpla enseigne l'économie en tant que professeur associé à l'université de Toulouse. Il a entre autres écrit "Le partage des fruits de la croissance" (La documentation française, 2009).

 

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Atlantico : Certains économistes s'inquiètent de "l'obsession" de plusieurs décideurs européens pour le manque de compétitivité de nos économies, responsable selon eux de la faible croissance actuelle. En amont, la baisse de la productivité du travail ne mériterait-elle pourtant pas plus d'attention de la part du monde politique ?

Jean-Olivier Hairault : Effectivement. C’est d’ailleurs la source « ultime » en quelque sorte de la croissance.  Cette productivité du travail peut-être améliorée par l’organisation du travail, l'innovation et l’investissement, qui permettent de se doter d' outils (machines, schémas de production) plus performants. Pour que les entreprises puissent investir il faut néanmoins qu’elles dégagent des marges suffisantes. Ainsi, l’exemple allemand souvent cité, ne base pas seulement son modèle de compétitivité sur des salaires relativement faibles et des coûts de production maîtrisés, mais aussi sur des taux de marge importants pour les entreprises privées.

Jacques Delpla : Evidemment oui. La compétitivité n’est pas le sujet. Le vrai sujet est la productivité des facteurs (travail et capital). C’est bien la croissance de la productivité qui créé la croissance des niveaux de vie. Ceci devrait être la cible essentielle, voire unique des gouvernements et de la Commission. Comment augmenter la productivité du travail et du capital ? C’est une vaste question. L’éducation, bien évidemment. 

Mais on sait surtout ce qu’il ne faut pas faire … et que, malgré tout, font les divers gouvernements en France. Les 35-heures, les lois entravant les licenciements, la surimposition des gains du capital et une taxation tellement compliquée et désincitative qu’elle entrave l’innovation et la croissance. Mais la droite a aussi son héritage anti-croissance : les innombrables niches fiscales données depuis 2002 à toutes ses clientèles électorales (notamment les restaurateurs), les avantages fiscaux déments donnés à l’immobilier, les rentes économiques laissées aux patrons proches des pouvoirs de droite, le délire de la Présidence Chirac contre la Grande Distribution…

S'attaquer au déficit de compétitivité était en conséquence une erreur d'analyse ?

Jean-Olivier Hairault : La compétitivité en soi n’est évidemment pas une mauvaise chose, y compris pour la croissance. Au préalable, il faudrait préciser qu’il peut y avoir une bonne compétitivité, générée par l’innovation ainsi que l’investissement, et une compétitivité plus « ambiguë » basée sur la baisse des coûts de production et des salaires.Cette dernière permet certes de générer des excédents commerciaux mais elle affaiblit la consommation, ce qui sous entend que l’on doit alors se reposer sur la consommation d’autres pays pour assurer la croissance de son industrie. Cela provoque en conséquences des batailles commerciales qui peuvent à terme devenir préjudiciables pour l’Europe dans son ensemble. J’ajouterais qu’il ne faut pas dissocier croissance, compétitivité et productivité, les trois s’imbriquant naturellement l’un dans l’autre.

Jacques Delpla : Oui. En 1994, l'économiste Paul Krugman (MIT), écrivit un article qui fit date "Competitiveness: A Dangerous Obsession" (Foreign Affairs). Selon Krugman, la Commission Européenne, mais aussi tous les « gourous managériaux » qui occupaient alors un rôle essentiel autour du Président Clinton se trompaient fondamentalement en fixant comme but aux gouvernements (ou à l’Europe) de renforcer la compétitivité (ce discours est toujours celui officiel de la Commission Européenne, qui depuis l’Agenda de Lisbonne, 2000, promeut la nécessité de « faire de l’Europe la zone la plus compétitive au monde »). 

Que nous disait Krugman -avec justesse ? La compétitivité (à savoir la capacité à faire concurrence à un concurrent) concerne les entreprises (sauf les monopoles) car l’ensemble de leur production est en concurrence avec les autres entreprises. Elles sont donc en lutte de part de marché sur l’ensemble de leur production.

Pepsi et Coca-Cola chacun vendent probablement 99,9% de leur production (le reste étant au-consommé par les employés), il est donc essentiel pour chacun d’être compétitif, au risque sinon de faire faillite. Il n’en est rien pour un Etat comme les Etats-Unis, dont les importations ne représentent que 18% du PIB (14% pour les exportations), car le secteur non-exposé à la compétition internationale représente l’essentiel du PIB américain.Par ailleurs, pour le secteur exposé à la concurrence mondiale, en cas de déficit commercial (« mauvaise compétitivité ») trop large, le pays peut baisser son taux de change (ce que ne peut pas Pepsi).

Prenons un cas extrême, le monde entier : par définition, il n’a pas de problème de compétitivité (nous ne commerçons pas encore avec les Martiens), mais il peut avoir un problème de croissance. Cette analyse s’applique aussi à l’ensemble de la zone euro (où par ailleurs les échanges extérieurs sont équilibrés) : la notion de compétitivité de l’Europe n’a pas de sens. Le seul cas où la notion de compétitivité a un sens est un pour un petit pays (dont les échanges représentent une partie majoritaire du PIB), avec un taux de change fixe et sans possibilité supplémentaire de s’endetter pour financer son déficit externe. Cela concerne donc tous les petits pays de la zone euro aujourd’hui en crise : Grèce, Portugal, Espagne, Chypre.

Mais la France aujourd’hui n’a pas de problème majeur de compétitivité. Certes son déficit externe est 2,5% du PIB, mais cela n’a rien de dramatique. Il est finançable aisément sur les marchés financiers. En outre, les récents déficits externes viennent après des années d’excédents commerciaux dans les années 1990. Ce qui compte est l’accumulation dans le temps des soldes extérieurs, à savoir le patrimoine net du pays vis-à-vis du reste du monde (ce que l’on appelle la Position Nette d’Investissement International -PNII), qui est égal à la somme des avoirs des Français sur le reste du monde moins les avoirs des étrangers sur nous.

En France, cet indicateur est aujourd’hui de -17% du PIB (nos avoirs internationaux sont plus faibles que nos dettes internationales), mais ce -17% est à comparer avec un patrimoine des Français qui est de l’ordre de 600% du PIB. Dans les pays d’Europe du Sud, la PNII autour de -100% du PIB, ce qui est inquiétant.

J’avance même que, heureusement pour la zone euro, la France n’est pas compétitive, au sens qu’il est heureux qu’elle maintienne un déficit commercial large : elle est ainsi un débouché de choix pour nos voisins du Sud (Espagne notamment) qui doivent absolument restaurer leur compétitivité.

Quels autres moteurs de croissance vous semblent aujourd'hui négligés ?

Jean-Olivier Hairault :Le point essentiel est selon moi d’assurer la possibilité d’invention et d’innovation. Si ce rôle incombe à l’Etat, cela sous-entend que de fortes marges budgétaires sont nécessaires pour assurer l’investissement. Ce n’est pas aujourd’hui le cas dans les pays du Sud de l’Europe, les marges d’innovations du secteur privé n’y sont pas meilleures car le poids de l’Etat (prélèvements obligatoires) y est très fort.

On trouve ainsi une opposition nette entre les pays du Nord et les pays du Sud, dans le sens où les « nordiques » ont engagé des efforts budgétaires importants pour réduire la part des dépenses publiques de fonctionnement ce qui a terme permet de dégager, comme on l’a vu dans les années 2000, des possibilités pour l’Etat sur l’éducation, la recherche, mais aussi des possibilités d’innovation pour le secteur privé.

A l’inverse, les pays du Sud, et malheureusement la France penche plutôt de ce côté-là, n’ont pas su réformer les dépenses de l’Etat et ont préféré augmenter ces mêmes prélèvement obligatoires. Cela explique clairement la situation compliquée dans laquelle ces derniers se retrouvent aujourd’hui sur le plan de cla croissance.

Jacques Delpla : Il est temps que la France arrête de jouer contre son camp. Nous sommes les champions pour entraver ou taxer nos avantages comparatifs et pour subventionner les industries d'hier qui sont condamnées (cf. débat sur Florange, ou bien les rodomontades industrialistes de M. Montebourg). Notre avenir est dans le travail qualifié et pourtant nous subventionnons massivement (allègements de charges) les emplois non-qualifiés, tout cela payé en taxant beaucoup le travail très qualifié. Nous taxons fortement l’innovation et les start-ups avec la fiscalité sur le capital la plus forte en Europe, mais nous donnons des km d’incitations fiscales pour le logement (à croire que nous voulons suivre l’Espagne dans le délire de la bulle immobilière), les restaurateurs ou la tonte de votre jardin…

Nous dépensons des fortunes dans un système de formation professionnelle, opaque et corrompu, qui ne sert pas à grand-chose, envers des populations qui déjà ont eu du mal avec le système scolaire ; mais nous dépensons par étudiants les sommes les plus faibles des grands pays. Encore cette semaine, le gouvernement a annoncé une taxe sur les iPads et tablettes, instruments de la communication et du savoir de l’avenir, mais il annonce qu’il garde les avantages fiscaux du diesel, alors que celui-ci pollue et attaque la santé des citadins !

Bien que l'on s'inquiète de la bonne santé de la balance commerciale, on semble oublier le problème de la croissance industrielle européenne qui s’est fortement affaiblie en 40 ans. Comment expliquer que si peu d'efforts aient été faits en matière de réindustrialisation ?

Jean Olivier Hairault : Je crois qu’il a fallu absorber, comme dans tout les pays développés, le progrès technique biaisé (progrès en faveur des travailleurs qualifiés, NDLR) qui s’est opéré dans les années 1960-1970. Les grands gains de productivité alors générés dans le secteur industriel ont forcé à « réallouer » la main d’œuvre dans d’autres secteurs, ce qui a logiquement créé des tensions sur le marché du travail ainsi que sur les systèmes de protection sociale (allocations chômage, minima sociaux…). Il a fallu s’adapter à cette nouvelle donne et, encore une fois, ce sont les pays du Nord qui l’on fait, en particulier la Suède dans les années 1990 et l'Allemagne avec Schroeder . D’autres, dont la France, ont décidé de ne pas opérer ce réajustement, ce qui les place dans une situation durable de faible croissance et de faibles gains de productivité.

Jacques Delpla : Je ne comprends pas ce débat et ces larmes sur la « désindustrialisation ». On aurait pu dire la même chose de l’agriculture il y a 60 ans. Les Etats-Unis ont la même industrie/VA que nous (19%), et pourtant ils sont plus riches, avec plus d’emplois et moins de chômage. 

Doit-on en déduire que nos dirigeants souffrent d'un déficit de vision globale des problèmes économiques actuels ? Est-il possible d'y remédier ?

Jean Olivier Hairault : Tout à fait. Il est nécessaire d’avoir une vue d’ensemble pour bien comprendre les chocs qui bouleversent actuellement l’économie mondiale. Nous sommes dans une époque de mondialisation et de progrès technique qui joue fortement en défaveur du secteur industriel traditionnel. L’adaptation à cette nouvelle donne passe par la capacité à développer de nouveaux secteurs porteurs. Cela nécessite beaucoup de dépenses en Recherche et Développement pour faire baisser les coûts de production et ainsi les rendre supportables pour les développer à une échelle industrielle. Il faut réduire en conséquence la part de l’Etat pour que des moyens suffisamment importants soit alloués à ces recherches. Les Etats sont hélas trop focalisés à l’heure actuelle sur ce que l’on appelle les dépenses passives qui ne génèrent pas de bénéfices à long terme.

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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