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Le monde est-il toujours juste ?
Le monde est-il toujours juste ?
©Reuters

Coupables victimes

L'homme ayant foncièrement besoin de croire que le monde s'organise selon un ordre et qu'il obéit à une certaine forme de justice, il peut être amené à imputer la responsabilité de certains malheurs aux victimes elles-mêmes.

Damien Le Guay

Damien Le Guay

Philosophe et critique littéraire, Damien Le Guay est l'auteur de plusieurs livres, notamment de La mort en cendres (Editions le Cerf) et La face cachée d'Halloween (Editions le Cerf).

Il est maître de conférences à l'École des hautes études commerciales (HEC), à l'IRCOM d'Angers, et président du Comité national d'éthique du funéraire.

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Atlantico : Au travers d'observations et d'une expérience menée à partir des  années 60, le psychologue américain Melvin Lerner a déduit que lorsqu'une personne se trouve dans l'incapacité d'en aider une autre qui se trouve dans un état de détresse, un biais psychologique se produit, qui la conduit à éprouver moins d'empathie, et même à considérer que la victime est "responsable" de ce qui lui arrive. Quelle explication apporter à ce qui semble s'apparenter à une forme de déshumanisation ?

Damien Le Guay : La question essentielle est de trouver de la cohérence aux actions individuelles. Ce qui  nous arrive ne nous arrive pas complètement par hasard. Là est ce qui détermine la réflexion clinique de Lerner qui est un « psychologue social » et non un philosophe ou un moraliste. Toujours et encore il nous faut trouver une « raison » un « ordre » une manière de comprendre pour ne pas être livré au seul désordre d’un monde. Soit il y a en lui un ordre (fut-il ténu) à trouver, à mettre au jour pour être soi-même au clair avec ce qui nous arrive et arrive à ceux qui sont dans le monde ; soit le désordre règne, le chaos domine, le hasard prévaut toujours et encore. Ce désordre est celui décrit par Macbeth quand, après le suicide de son épouse, il en conclut que la vie est une « histoire pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien ». Or, pour ne pas tomber dans la folie, notre intelligence œuvre à la réconciliation, à la réduction des dissonances, à la recherche des causes et des raisons. Elle lutte contre cette injustice des injustices qui consisterait à penser que le mérite est étranger à notre vie.

Lerner va donc jusqu’à mettre en évidence une tendance psychologique : considérer que les  individus ont « une part de responsabilité » dans ce qui leur arrive. Que ces individus soient des « victimes » ou des chanceux. Dans les deux cas, il s’agirait, pour nous, dans notre psychologie, de réduire la part d’aléatoire – ce hasard incohérent qui détruit l’idée que nous faisons de la justice. La justice suppose de récompenser les gentils et de punir les méchants. Et si nous acceptons notre participation méritoire aux succès, il est plus difficile de comprendre cette « responsabilité » des victimes à leurs malheurs. Mais, pour bien comprendre cette position (qui laisserait à penser qu’une femme violée l’aurait « bien cherchée ») encore faut-il distinguer les plans. Nous sommes-là dans la « psychologue sociale » - avec cette part de défense psychologique  -  et non dans le domaine du droit ou de la morale. La psychologie a des logiques propres d’auto-défense, d’explications et de protection pour mieux protéger, par des interprétations singulières, ce que Lerner nomme la « théorie de la croyance en la justice du monde ». La morale condamne le geste non consenti, le droit condamne la violence faite à une personne. Mais, malgré tout, en droit ou en morale, cette question de la « responsabilité » des victimes dans leur malheur revient toujours.

Ce serait donc parce que nous ne supportons pas l'idée qu'un malheur puisse arriver sans bonne raison que nous nous efforçons inconsciemment d'en imputer la responsabilité à la victime ?

Là aussi, soyons prudent. Prenons un peu de recul. Que faire face au malheur ? La question est aussi vieille que l’humanité. Dans la tradition romaine, il faut « conjurer » le sort, s’en préserver, attirer sur soi le bonheur et repousser le malheur. Un ordre étranger, divin, supérieur, organise la vie humaine. Nous ne sommes pas responsables de notre vie et devons la « négocier » avec les dieux. Eux décident ; nous nous subissons. Existe une fatalité heureuse et une fatalité malheureuse. Tout dépend du fatum. En français, nous retrouvons ce sens. Celui-ci « porte bonheur » quand l’autre attire sur lui le malheur. Le malheur, à l’origine, veut dire un « coup funeste du sort » - le mauvais sort.

De la même manière, en terme religieux, quand un malheur advient, notre premier réflexe consiste à « chercher » un coupable, un « responsable » et donc d’incriminer Dieu et de se demander « qu’ai-je fais au bon Dieu pour mériter cela ? ». Je suis donc victime et en même temps « coupable ». Et beaucoup de ceux qui ont des griefs contre la religion ont, en tête, ce genre de système d’imputation. Pour eux, le malheur s’expliquerait par un ordre supérieur, une « vengeance » divine, l’exercice d’une justice transcendante.

Donc, ce mécanisme d’une victime « coupable » d’une certaine façon, est un mécanisme personnel qui traverse les âges. Il explique notre malheur comme il explique celui des autres. Allons même plus loin. René Girard nous dit bien que le « mécanisme victimaire » est au cœur de la cohérence des sociétés. Il « faut » qu’une victime soit désignée à la vindicte de tous, que celle-ci soit sacrifiée pour que la paix revienne. Cette importance du « bouc émissaire » traverse les mythes, la littérature, les religions. Il prend sur lui toutes les haines, toutes les animosités mais surtout toutes les culpabilités  pour mieux en délivrer le groupe ou la cité. Et la révolution chrétienne, précise René Girard, tient précisément au caractère innocent de la victime livrée. Le Christ prend sur lui le malheur, « le péché du monde » pour inverser le mécanisme.

Cependant si les hommes sont si enclins à penser que le monde a un sens, c'est certainement qu'ils en ont besoin… Le fait de croire que le monde s'organise selon un certain ordre serait donc à double tranchant, conduisant au meilleur comme au pire ?

Notre besoin de cohérence est infini. Notre désir d’inscrire nos actions dans une trame claire, que nous comprenons et que nous pouvons faire comprendre, est illimité. Et pourquoi ? Pour avoir en nous un centre de gravité qui nous incite à chercher, à donner et à trouver du sens à tout ce que nous faisons. Il faudrait que tout vienne s’intégrer dans une logique personnelle. Si tel n’était pas le cas, nous serions incohérents dans un monde insignifiant comme un insecte à la surface d’un monde glacé. Dés lors, nous sommes des êtres de raison. Nous voulons nous penser en adhésion avec les choses, en cohésion avec le monde, en affection avec les autres. Ce désir nous est indispensable.

Nous conduit-il, dans certaines situations, à faire prévaloir une rationalité excessive – selon le principe Hégélien selon lequel « tout ce qui est réel est rationnel » ? Oui, de toute évidence. Nous avons vu, au siècle dernier, avec les « idéologies » (nazie et communiste) une mise au pas du monde, une justification des massacres au nom du « sens de l’histoire », une réduction de la diversité humaine à la seule cohérence idéologique. Arendt, quand elle analyse, ce développement des idéologies totalitaire, nous invite à renouer avec une autre conception du monde. Un monde qui reçoit le « nouveau-né », le met au monde, lui donne les moyens de s’inscrire en lui pour mieux l’enrichir et, in fine, le transmettre aux générations futures.

Comment, dés lors, favoriser ce besoin d’un monde qui a un sens et d’hommes qui trouvent leur juste place en lui ?

D’une certaine manière, nous sommes de plus en plus victime du monde que nous avons fabriqué, que nous laissons exister. Ce monde semble de moins en moins nous donner des raisons de vivre en cohérence avec lui et avec nous-mêmes.

Il faudrait faire l’histoire de ces quarante dernières années sous l’angle du développement hallucinant des choses, des objets, des situations et des métiers qui de stables et pérennes sont devenus consommables, limités dans le temps et jetables à la fin. De plus en plus, sur le marché du travail mais aussi dans toutes les sphères de nos vies, nous sommes passé d’un monde stable régi par des Contrats à Durée Indéterminée (C.D.I.) à un monde instable qui suppose de passer, tout le temps et sur tous les sujets, de multiple Contrats à Durée Déterminée (C.D.D.). La durée a changé. L’idée que nous nous faisons de la durée du monde et de nos vies dans le monde a changé – alors même (là est le paradoxe) que nos corps ont une durée de vie plus longue. Avant, la rupture (de contrat, de promesse, d’alliance, de stock même..) était l’exception dans un monde stable. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Tout est plus court, plus instantanée, plus fongible, plus permutable. De plus en plus d’objets se cassent, deviennent assez vite « hors d’usage ». La loi de « l’obsolescence programmée », qui est un programme inventé par les industriels pour limiter la durée de vie des machines, la restreindre, pousser à en changer toujours et encore sans pouvoir réparer les pièces défectueuses, cette loi devient de plus en plus la nôtre – celle de nos vies. Nous sommes guettés par l’obsolescence dans un monde à durée déterminée et un espace ouvert par la circulation infinie des biens et des personnes. Ce flottement des choses, cette incertitude des situations, ce caractère précaire de tout et de tous vont à l’encontre d’un besoin humain fondamental : la stabilité du monde pour stabiliser la vie humaine. Hannah Arendt, quand elle constate cette instabilité érigée en mode d’existence, nous met en garde : « les objets ont pour fonction de stabiliser la vie humaine ». Plus nous sommes dans un monde stable, plus nous sommes nous-mêmes stabilisés. Le monde est censé nous protéger de nos instabilités personnelles Il remplit de moins en moins cette fonction essentielle. Il n’est plus l’assurance vitale qu’il devrait être. La mortalité des objets de ce monde renforce la mortalité de nos vies. La consommation générale renforce le sentiment d’être gouverné par la consommation. Un nouveau « destin » s’impose à nous : nous sentir de trop, en trop, pour finir « jeté » dans l’une ou l’autre des poubelles de notre époque. Car, si l’intérêt de notre vie se confond avec l’usage que les autres en ont et si même notre subjectivité se consomme, alors comment peut-on s’engager, « se donner pour la vie », donner sa parole, croire à la pérennité des choses et des gens et des sentiments ?

Propos recueillis par Gilles Boutin 

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