Philippe Descola : « Figures visibles et invisibles du sport »<!-- --> | Atlantico.fr
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Philippe Descola publie le 29 septembre prochain « Le sport est-il un jeu ? » aux éditions Robert Laffont.
Philippe Descola publie le 29 septembre prochain  « Le sport est-il un jeu ? » aux éditions Robert Laffont.
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Figure de l’ anthropologie française sur la scène internationale, Philippe Descola publie le 29 septembre prochain « Le sport est-il un jeu ? » ( Robert Laffont).

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

« Normalien, auteur d’une thèse d’ethnologie sous la direction de Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola ( à ses débuts, chargé par le CNRS d’étudier en Amazonie les Jivaros Achuar) a développé une anthropologie des modes de relation entre humains et non-humains qui fit/fait événement dans le monde entier. « On estime que la plupart des existants, dans notre environnement, ont des dispositions intérieures. On appelle cela une « âme » dans le jargon anthropologique. Les animaux, les plantes, ont une intentionnalité, des désirs du mêmeordre que ceux des humains .En revanche, la plupart des êtres ont des corps tout à fait singuliers qui les mettent en contact avec seulement certaines portions du monde.(…) C’est ce que j’appelle la « physicalité » . Professeur au Collège de France dans la chaire d’Anthropologie de la nature et directeur d’études à l’EHESS, Philippe Descola a reçu en 2012 la médaille d’or du CNRS.Il révèle souvent dans ses livres (voir « Repères » NDLR) sa double nature de savant et d’écrivain- et non pas d’ « écrivant », comme d’autres à sa place se contenteraient de l’être . En témoigne -par exemple- cet extrait-ultra littéraire- des «Lances du Crépuscule »(512 pages/ Pocket/ 2006) : « Une telle vocation naît plutôt d’un sentiment insidieux d’inadéquation au monde, trop puissant pour être heureusement surmonté, mais trop faible pour conduire aux grandes révoltes. Cultivée depuis l’enfance comme un refuge, cette « curiosité distante » n’est pas l’apanage de l’ethnologue ; d’autres observateurs de l’homme font d’elle un usage plus spectaculaire en la fécondant par des talents qui nous font défaut : mal à l’aise dans les grandes plaines de l’imaginaire, il nous faut bien passer par cette obéissance servile au réel dont sont affranchis les poètes et les romanciers. »

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Figure de l’anthropologie française sur la scène internationale, Philippe Descola publie le 29 septembre prochain« Le sport est-il un jeu ? » ( Robert Laffont).«Phénomène social majeur du xxe siècle, le sport, longtemps délaissé par les milieux intellectuels, retient aujourd’hui toute leur attention en tant qu’il nous éclaire sur notre société et sur les enjeux d’un corps humain toujours plus performant », nous dit la quatrième de couverture. Lors d‘entretiens avec François L’Yvonnet , Philippe Descola scrute le sportif contemporain.

Un regard d’autant plus riche d’enseignementsque certaines polémiques viennent de défrayer la chronique du foot. (. Entretiens réalisésà «  l'Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance »  (l’INSEP)

Annick GEILLE

Repères 

Philippe Descola a publié-entre autres ouvrages :

-Les Lances du crépuscule/  Plon Presses Poket /2006 

-Diversité des natures, diversité des cultures, /Bayard/2010

-Par delà nature et culture( Gallimard/Folio2016)

-Les formes du visible, Seuil /2021 

«Les Formes du visible :ce livre révolutionne l’histoire et la théorie de l’art, la géographie de notre monde et l’idée que l’on se fait des relations entre les hommes, les dieux, les animaux et les plantes». (cf.Le Monde )

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Extrait de « Le sport est-il un jeu ? » (Robert Laffont)

- Le sport dans sa forme la plus contemporaine, le sport de compétition, médiatisé, mondialisé, ne quitterait-il pas, d’une certaine manière, la sphère du jeu ? (…)

-J’aimerais parler d’abord de l’idée nationale. Elle s’est manifestée avec les deux grands systèmes totalitaires du xxe siècle – le nazisme et le fascisme d’un côté, le communisme stalinien de l’autre –, dans lesquels le sport a été considéré comme un élément de fierté et d’identification à des héros. Il y avait différents types de héros : des héros militaires, des héros du travail, des savants... et puis des héros sportifs. Relativement tôt, dès les années trente, la mobilisation du sport au profit d’idéologies nationales ou identitaires – car on ne peut pas vraiment parler, à propos du communisme, d’idéologie nationale – s’est développée. Ce qui a changé, je pense, depuis une vingtaine d’années – et je ne suis pas le seul à le constater –, c’est le développement, l’irruption du capital financier dans le sport et le fait que la sélection passe, en particulier dans les grands clubs de football, par l’argent et la capacité d’attirer des joueurs d’exception. Le sport se retrouve ainsi en quelque sorte coupé en deux entre la pratique que chacun d’entre nous peut en avoir dans les fédérations, avec un système qui fonctionne relativement bien, qui est relativement démocratique, et puis une sorte de microsociété d’élite dans laquelle ces mêmes mécanismes, tout d’un coup, ne fonctionnent plus. Au niveau local des clubs, la plupart des fédérations sportives marchent bien mais, dès qu’on atteint ce niveau où l’on manipule énormément d’argent, les critères, en particulier de moralité, élémentaires, propres à la vie civique, à la vie commune, disparaissent.

Il est clair que les clubs finalistes, au football, sont les clubs les plus riches. Cela va de soi. Au rugby aussi. Le rugby, en France, est un sport à la fois populaire dans le Sud-Ouest et plus bourgeois à Paris, avec le Racing 92 et le Stade français. Il est très frappant de voir combien ce sport s’est transformé avec la professionnalisation. Des clubs comme Toulon, où il y a de très nombreux joueurs de l’hémisphère austral, ne ressemblent plus du tout à ce qu’étaient les clubs de rugby il y a trente ans.

-Y a-t-il une symbolique dans le rugby qui vous semble riche ? Plus riche que dans le football ?

-Oui, je pense. La mêlée est très intéressante : c’est une façon d’arrêter le jeu, tout d’un coup, pour le faire redémarrer. Les anthropologues parlent des méca- nismes qui font qu’un rituel n’est jamais complètement terminé; il faut laisser quelque chose pour le faire repartir. On appelle cela des « embrayeurs rituels », comme il y a des « embrayeurs linguistiques ». Et je pense que la mêlée est une sorte d’embrayeur ludique, un dispositif qui arrête la situation, à un moment donné, puis lui permet de repartir.

Ce que je trouve magnifique au rugby, et on le retrouve quelquefois au football, c’est l’échappée : on ne voyait pas très bien où on en était et, subitement, une fusée part, le type évite tous les placages et va marquer un essai. Ça, c’est très beau.

Pourquoi, dans ces moments-là, vibre-t-on, même lorsque, comme moi, on n’a pas particulièrement d’affinités avec les spectacles sportifs? Certaines choses, tout d’un coup, vous saisissent. Il y a une dimension esthétique, mais ce n’est pas uniquement au sens de la beauté du geste. Je pense que c’est esthétique au sens plus général, celui de l’admiration, du sentiment que vous portez à une œuvre d’art et qui fait que vous vous mettez plus ou moins consciemment à la place de l’artiste. Lévi-Strauss le faisait remarquer à propos de l’œuvre d’art dans La Pensée sauvage, une part du plaisir esthétique vient de ce que, inconsciemment, on essaie de refaire l’œuvre. Et l’émotion que l’on ressent face à un beau geste en sport vient aussi de la possibilité, pas plus évidente dans le cas du sport que dans le cas de la peinture, de faire soi-même ce geste par l’esprit, d’imaginer ce qu’on aurait fait à la place de l’artiste ou du sportif. Je pense qu’une partie de l’émotion vient de là, et en particulier de la conscience qu’il y a un abîme entre ce que l’on pourrait faire soi-même et ce que l’on observe.

-Pour revenir au rugby, le rugby dont vous parlez, c’est peut-être un rugby déjà un peu dépassé, parce qu’il est lui-même pris dans la logique du profit, du capital,Est-ce qu’il n’y a pas une sorte d’appauvrissement symbolique, un sacré de pacotille ? Régis Debray parle de ces nouveaux temples, avec un sacré qui est finalement assez pauvre.

-Je ne suis pas moi-même un consommateur d’« effervescences rituelles », pour reprendre l’expression d’Émile Durkheim. Par cette expression, il saluait la possibilité d’un moment où la vie sociale pourrait acquérir une richesse renouvelée dans l’excitation solidaire produite par de nouveaux rituels ; il pensait très certainement aussi aux jeux. Je suis comme Debray, je suis athée, et donc je n’ai pas d’opinion sur ce qui est authentiquement sacré ou pas. Pour moi, le sacré est un dispositif social qui sépare certaines activités et certains lieux où on les exerce du monde ordinaire dit « profane », et, de ce point de vue-là, ce serait adopter une attitude religieuse récente – c’est-à-dire fondée sur la piété intérieure – que de penser qu’il y a des activités qui sont plus sacrées que d’autres. À partir du moment où l’on distingue socialement un espace à l’intérieur duquel certaines activités se démarquent de celles de la vie quotidienne, il n’y a pas de degrés à définir. On pourrait en effet se dire que, par rapport à la ferveur de fidèles dans une église, de personnes qui entreprennent un pèlerinage au Bhoutan ou qui font leurs dévotions dans une mosquée, il y a une grande différence. Mais la ferveur ne se mesure pas, à mon sens, sur une échelle graduée.

-J’imagine Debray opposant, d’un côté, la cathédrale et la mairie, symboles religieux et républicain, et, de l’autre, le supermarché et le stade, au sens presque virtuel du terme, tel qu’il apparaît dans les médias et tel qu’il est mondialisé. Cette mondialisation, c’est une occidentalisation aussi, à bien des égards.

-L’un des intérêts du stade, au sens général, dans ce mouvement de l’individualisme possessif dont un des résultats est la compétition sportive telle qu’on la conçoit actuellement, c’est qu’il est paradoxalement aussi une sorte de contrepoint ou de contrepoids à cela, car il permet aux gens de se parler. On pourrait souhaiter – et c’est mon cas – qu’ils parlent d’autre chose, de politique, d’histoire, de la beauté ou de la laideur des lieux, bref, de ce qu’ils ont en commun au-delà du sport. Mais le fait même qu’ils puissent sortir, en quelque sorte, de leur sphère privée, du domaine d’intérêt qui leur est propre, pour se projeter dans un projet commun qui est celui de leur équipe de football, c’est déjà une rupture avec l’attitude de consommateur exclusif. Je ne m’en satisfais évidemment pas – c’est d’ailleurs pour cela que je ne vibre pas aux exploits ou aux défaites de nos équipes nationales. Mais, en même temps, je ne peux que constater que ces moments offrent une des rares occasions de sortir de soi-même.

-Le nouvel avatar de l’Homo occidentalis serait l’Homo festivus, pour reprendre le terme de Philippe Muray1(1. Philippe Muray (1945-2006) a inventé l’Homo festivus, figure emblématique de la posthistoire, dans son essai Après l’Histoire (Les Belles Lettres, t. I, 1999 ; t. II, 2000). . Cette figure très occidentale ne serait-elle pas en voie de mondialisation en s’imposant à d’autres peuples?

-C’est le triomphe du nationalisme. Un nationalisme qui ne se présente pas sous la forme agressive qu’il pouvait avoir au xxe siècle, mais qui, du fait de la mondialisation des échanges économiques et du sentiment qu’ont de plus en plus de peuples que leurs gouvernements ont finalement une marge d’action relativement minime par rapport à la politique des firmes transnationales et à certaines formes d’universalisation politique, est une manière de rester soi-même comme collectif et de s’identifier à une équipe nationale ou locale. Je pense que c’est un mouvement de ce type : ce mouvement de globalisation porte en soi à la fois le mécanisme et la façon de lutter contre lui..

Encore une fois, je préférerais que le sens du commun passe par d’autres voies que celle, trop passive, qui consiste à se réjouir d’un succès national. Je suis exaspéré par exemple lorsque, à la radio, lors d’une compétition internationale, on commente exclusivement les chances de victoire ou les succès des athlètes français. J’ai été éberlué quand Renaud Lavillenie a dépassé les six mètres en saut à la perche ! C’est une chose inconcevable, et voir le geste à la télévision était absolument extraordinaire. Mais ce serait un Ukrainien, comme ce fut le cas pendant longtemps, ou un Russe, ou un Américain, moi, cela me serait complètement égal. La nationalité d’un athlète m’est totalement indifférente. C’est frustrant, c’est un nationalisme de bas étage. Je préfère m’enthousiasmer pour le fait que la recherche française continue à tenir son rang dans le monde, par exemple !

Copyright Robert Laffont et Philippe Descola « Le sport est-il un jeu » /10 euros :

en vente toutes librairies et « La Boutique », à partir du 29 septembre prochain

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