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Peur sur la démocratie : mais comment se forme vraiment l’opinion et sommes-nous plus influençables qu’avant via les Facebook et autres Cambridge analytica ?
©Josh Edelson / AFP

Manupulation

La période actuelle est caractérisée par un relativisme général et une forme de brouillard où la vérité n'existe même plus comme valeur.

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Aujourd'hui que savons-nous de la manière dont les gens construisent leurs idées politiques ? A quelles influences sont-ils sensibles (famille culture, environnement social/professionnel, médias, intellectuels). Comment réagissent-ils face à des opinions contradictoires?

Edouard Husson : Nous n’en savons pas grand chose. Dans son dernier ouvrage, « Où en sommes-nous?», Emmanuel Todd remarque que le déterminisme par des caractéristiques anthropologiques (les formes familiales qu’il a identifiées au fur et à mesure de ses ouvrages) résistent étonnamment à la modernité quand on regarde les comportements électoraux au niveau régional. Mais il dit le constater, non l’expliquer. Nous sommes confrontés à une situation paradoxale: la poussée hyperindividualiste du dernier demi-siècle, qu’on appelle familièrement « 1968 », se manifeste par la fragilité de la cellule familiale, le déclin des représentations collectives, l’instabilité des structures professionnelles. Dans le cas de la France, les intellectuels, au sens de Péguy le conservateur, Aron le libéral ou Sartre le socialiste, ont quasiment disparu. Les médias dominants luttent contre les pertes d’audience en se situant de plus en plus du côté du manche, de la pensée dominante, ce qui accélère la perte d’audience. La dénonciation des « fake news » est un phénomène de groupe dominant.

La partie de la société qui s’est adaptée à la mondialisation et en tire un profit, individuel et collectif, dénonce des points de vue jugés hétérodoxes et aussitôt poursuivis, comme on s’acharnait contre la « sorcellerie » à l’époque moderne. Ce que les dominants ne voient pas c’est que le populisme, qui est lui aussi un système clos, est largement un miroir de la pensée dominante, de l’élitisme. Elitisme et populisme se nourrissent mutuellement; ils ont besoin l’un de l’autre. Ils sont aussi fermés au débat contradictoire l’un que l’autre. Macron a besoin de Marine Le Pen pour être élu. Et Marine Le Pen s’enferme dans un affrontement entre nationalistes et mondialistes où elle est forcément perdante. Mais l’un et l’autre passent à côté d’un troisième groupe, qui n’est ni élitiste ni populiste, et dont Christophe Guilly nous dit justement qu’il est extrêmement difficile à appréhender: il existe une nébuleuse d’opinions réfractaires à tous les partis, à tout ce qui vient de la « France d’en haut ». Ce sont ces 25 à 30%  du corps électoral qui n’ont voté ni pour ni contre Maastricht en 1992 et qui n’ont pas voté non plus au deuxième tour de la présidentielle en 2017.

Dans une période caractérisée par un relativisme général et de brouillard où la vérité n'existe même plus comme valeur, ne va-t-on pas avoir un comportement qui va nous pousser à accepter uniquement des arguments qui vont dans le sens de notre opinion préconçue  même s'ils ne sont pas ou peu crédibles ? Est-ce que ces biais psychologiques sont vraiment un phénomène récent ?

Edouard Husson : Vous avez raison, c’est l’un des paradoxes de l’époque. Onn n’a jamais autant brandi la liberté de l’individu et on a rarement constaté autant de conformismes. Je mets le mot au pluriel. Il y a le conformisme des dirigeants, bien connu; nul besoin d’en rajouter concernant la « pensée unique ». Juste pour remarquer la multiplication des menaces à la liberté d’opinion par des textes de lois, symptôme d’une élite qui a peur de perdre le pouvoir. Vous remarquerez que, dans un système de mondialisation, quand les partis de gouvernement de l’Occident démocratique se mettent à traquer les fake news, le Parti Communiste Chinois se durcit à son échelle et imagine un « néo-maoïsme ».  

Mais les populistes ne font pas mieux. Ils refusent la structure naturelle du débat politique, entre une droite et une gauche; ils sont aussi monolithiques que les représentants de l’élitisme. Si l’on regarde les médias alternatifs, ils sont menacés par leur propre conformisme. Regardez comme Israël est traité dans la plupart des médias alternatifs: cela va de la dénonciation bien-pensante de la politique de l’Etat d’Israël au retour du complotisme pur et simple, avec tous les clichés antisémites qui reviennent à grande vitesse. Quant aux  réseaux sociaux sont devenus des lieux où la violence des mots se déchaîne sans retenue. Chacun s’enferre dans son opinion au lieu d’accueillir le point de vue des autres. Nous sommes arrivés dans le monde de Gorgias, ce sophiste épinglé par Socrate, chez Platon: « chaque homme  est la mesure de toute chose »; s’il n’y a plus de croyance ni d’opinion partagées, uniquement des points de vue individuels, alors « à chacun sa vérité », chacun s’accroche à sa vision comme un naufragé à son canot de sauvetage. De fait, le débat public est devenu impossible; l’agora grecque, le parlement occidental ne servent plus à rien. Regardez comme Thjeresa May a fait taire Jeremy Corbyn, qui ne pensait pas comme la majorité sur l’attaque de Salisbury. Normalement c’est en temps de guerre que l’on fait taire les dissonances; mais là on est en temps de paix et le chef du parti travailliste n’a pas le droit d’invoquer des arguments contre l’hystérie qui s’est emparée de la Chambre des Communes.

Comment la période que l'on traverse en occident caractérisée par une perte de sens et une pauvreté idéologique influe sur les opinions ? Est-ce que cela nous rend un plus "sensibles" aux manipulations et au changement d'opinion ou est-ce qu'au contraire, cela nous rend plus hermétiques au débat et tend à radicaliser nos opinions personnelles ?

Edouard Husson : Nous avions tous espéré, après la fin du communisme, qu’un véritable pluralisme s’installerait. Or c’est le contraire qui s’est passé. Le débat politique n’a jamais été aussi pauvre. Angela Merkel en a même fait un art de gouverner. Pendant plus de dix ans, elle s’est arrangée pour qu’aucun débat sérieux n’émerge sur des questions fondamentales comme l’euro, l’énergie, la politique vis-à-vis de la Russie etc.... Et elle a largement réussi à anesthésier l’opinion publique; cette dernière ne s’est réveillée que lorsqu’elle a constaté le double discours d’une Chancelière qui disait « Wir schaffen das! », nous allons réussir à intégrer les réfugiés, mais n’a mis aucun moyen à disposition pour réussir cette intégration souhaitée par une majorité d’Allemands. Les opinions sembkent peu remarquer les manipulations quand elles touchent des questions générales. Les enjeux monétaires, financiers, commerciaux, diplomatiques sont complexes; ils sont le plus souvent confiés à des cénacles transnationaux qui ne sont soumis à aucun contrôle démocratique. Les opinions se réveillent quand elles sont confrontées à des questions locales, aisément saisissables. Il faut ajouter une dernière dimension: le nombre d’informations qui circulent croît de manière spéctaculaire sous l’effet de la révolution numérique. il est plus difficile d’avoir une vision globale des questions politiques, économiques et sociales.

Sommes-nous plus aisément manipulables qu'avant ?  Est-ce que les techniques de manipulation ou de ciblage de l'opinion comme le scandale Cambridge Analytica sont plus efficaces que les ficelles de propagande qui ont pu exister à travers l'histoire ?

Edouard Husson : La manipulation des médias pour influencer l’opinion est aussi ancienne que la presse moderne. Les guerres de religion ont été l’occasion d’une propagande acharnée des catholiques comme des protestants par libelles et tracts interposés. Pensez aussi à la guerre de l’opinion sous Richelieu ou Mazarin. Les deuxc cardinaux-ministres ont essayés de canaliser au profit de l’Etat la guerre des opinions. Les périodes de pluralisme sont généralement courtes: le règne de Louis XIV couronne la prise en main de l’opinion par l’Etat et, dans un très beau livre, Marc Fumaroli a montré comment Jean de La Fontaine, témoin direct de l’arrestation et l’emprisonnement de Fouquet son protecteur, avait glissé, dans ses fables une liberté de pensée qui ne pouvait plus s’exprimer directement face au « Roi Soleil ». Avec les siècles et les progrès de la technologie, les techniques de manipulation de l’opinion se sont sophistiquées. De Noam Chomsky à Julian Assange, le monde occidental a su sécréter ses dissidents, qui livrent une analyse sans complaisance de la capacité de la démocratie américaine à manipuler l’opinion nationale et internationale. Le scandale Cambridge Analytica ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. 

On s’émeut parce qu’il s’agit d’une entreprise qui a aidé la campagne du Brexit et l’élection de Donald Trump mais vous remaquerez comme les voix qui demandent la possibllité pour Assange de quitter l’ambassade d’Equateur se font de moins en moins nombreuses. Il faut dire que l’Etat américain fait tout pour isoler Assange en intimidant tous ceux qui sont repérés à échanger ou vouloir échanger avec lui. Twitter a même essayé de bloquer son compte mais a reculé devant les réactions de l’opinion. Le principal problème me semble résider dans le fait que l’accès à l’éducation reste très stratifié, malgré la bien-pensance dominante. Le système éducatif n’est pas conçu pour former les citoyens libres d’une démocratie pluraliste mais pour sélectionner la minorité qu’on initiera à la « fabrique de l’opinion ».  Cet archaïsme du système éducatif est d’autant plus dramatique que la formation à l’esprit critique devient de plus en plus nécessaire au fur et à mesure qu’augmente la masse des informations à disposition. Nous allons devant des défis qui n’auront rien à envier aux totalitarismes du XXè siècle: la NSA est bien plus efficace que les instruments de surveillance de l’ancien bloc communiste - elle ne sera sans doute surpassé que par le système de surveillance que la Chine néo-maoïste est en train de mettre en place; et le transhumanisme est porteur d’un eugénisme qui sera bien plus difficile à combattre que le nazisme en son temps. Il est urgent de rendre le système éducatif à sa vocation, l’émancipation des individus - tous les individus.

François-Bernard Huyghe FBH Il ne faut pas tomber dans le délire qui consiste à attribuer aux services russes le pouvoir d’influencer les élections des autres pays par quelques rumeurs en ligne ou à travers des médias internationaux multilingue (ce qui ne fait que copier des techniques américaines d’influence pendant la guerre froide ou les révolutions de couleur). Ni croire au pouvoir magique de la fachosphère, de la gauchosphère et autres alterpshères. Bien sûr il y a des bobards en ligne, bien sûr des publics souvent réceptifs aux thèses complotistes ou extrémistes s’en délectent et les répandent. Mais la bonne question est plutôt : pourquoi ces gens sont-ils imperméables à l’influence des médias classiques, des experts, des politiques, du « cercle de la raison », etc ? 

D’autant plus que les fake news ou les simples erreurs factuelles et propos non vérifiés sont immédiatement repérés par les médias (largement reconvertis dans le fact-checking), moqués et ridiculisés, dénoncés sur les plateaux de télévision, retirés par les grands du Net (Google, Facebook, Twitter..) qui font la chasse aux faux comptes et aux fasses déclarations... « Fake news » ou « complotiste » est devenu une injure facile pour discréditer un adversaire dans un débat.
Il y a eu beaucoup d’études universitaires américaines (Dartmouth U., Columbia School of Journalism, Stanford, MIT...) sur l’impact de ces méthodes sur l’élection de Trump. Pour les résumer sans trop caricaturer. Oui il y a beaucoup de fakes. Oui, une minorité très militante les partage systématiquement et les amplifie très vite. Oui ces informations «alternatives » (qui ne sont d’ailleurs pas toutes pro-Trump) jouent un rôle mais marginal et plutôt de renforcement des convictions. Non cela ne peut pas expliquer le résultat des élections ni fausser le mécanisme de la démocratie. Non ces informations « alternatives » ne représentent pas grand chose par rapport aux millions de messages sociaux « vrais », d’heures de télévision, de pages de journaux, de déclarations des autorités, etc qui influencent dans l’autre sens. Simplement un rapport de pouvoir idéologique s’est déplacé.

La démocratie est-elle plus fragile maintenant en raison de ces fake news et autres stratégies de ciblage pointu des messages (type Cambridge analytica) ?

François-Bernard Huyghe : La démocratie requiert deux conditions minimales : que citoyens rationnels puissent s’exprimer librement et que ces citoyens aient une connaissance passable des événements du monde, assez pour s’en faire une représentation à peu près commune.
Nous avons connu des systèmes totalitaires qui (comme dans 1984 d’Orwell avec son « Miniver », le ministère de la Vérité) imposent un image falsifiée de la réalité à des populations passives. Nous avons connu des démocraties spectacle où quelques spécialistes de la communication produisent des histoires euphorisantes et séduisantes pour les masses. Nous avons connu des officines ou des bureaucraties d’État qui, surtout en cas de conflit, fournissent de fausses histoires pour diaboliser l’ennemi (couveuses de Koweit City, charniers du Kosovo, Armes de Destruction Massive de Saddam). 
Ce qui se produit sous nos yeux est différent. Ce n’est plus la propagande « d’en haut » déversée par les mass médias qui est en cause. Avec le numérique, chacun peut  inventer des événements ou déclarations imaginaires, des « faits graves qu’on nous cacherait » et des images truquées. Chacun peut aussi devenir diffuseur des « nouvelles » qui coïncident avec ses préjugés politiques ou ses fantasmes. Des milliers de bobards (la meilleure traduction française de « fakenews ») circulent ainsi en ligne, soit lancés par des groupes militants, soit par des « pièges à clics » (des sites qui racontent n’importe quoi de surprenant pour que vous alliez voir à la source et consultiez des messages publicitaires), soit encore comme une forme nouvelle de la bonne vieille rumeur, mais circulant maintenant de clavier à écran et non plus de bouche à oreille. Cela va de « un prédicateur veut marcher sur l’eau et est mangé par les crocodiles » à « Trump est soutenu par le pape ». Plus c’est gros...
Ajoutons aussi que les fuites (les leaks) de documents confidentiels, livrés par un lanceur d’alerte de l’intérieur d’une organisation ou piratés par des hackers, peuvent perturber le jeu politique en décrédibilisant un parti ou un gouvernement (il est vrai cette fois sur la base de dossiers authentiques).
Quant à l’affaire de Cambridge Analytica, elle n’a rien à voir avec le vrai ou le faux. Même si cette société anglaise s’est procuré via Facebook, et sans doute de manière illégale, des millions de données sur des internautes, son activité est publique (il suffit d’aller voir leur site) et licite au moins aux USA. Elle consiste à dresser des profils psychologiques de millions d’électeurs, à repérer leurs liens et habitudes et à leur adresser via les médias sociaux des messages hyper-individualisés - donc le contraire des messages standards des mass médias - : Monsieur Machin, vous qui aimez les abeilles, sachez que le candidat X aidera l’apiculture.
 Pour la petite histoire, Obama a utilisé cette technique du message incitatif « basé sur les données » en 2012 (dixit le  New York Times), mais il semble que la campagne de Trump y ait largement fait appel. Tandis qu’Hillary Clinton jouait les médias mainstream (pardon, pour tous ces anglicismes !) qui lui étaient infiniment plus favorables.

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