Petite histoire du bronzage : de l’infamie de la peau mate à la folie du teint hâlé<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Santé
Le bronzage est devenu une norme sociale, symbole d'une vie réussie.
Le bronzage est devenu une norme sociale, symbole d'une vie réussie.
©Reuters

Brunissement

Jusqu'au XIXe siècle, une peau blanche était symbole de réussite sociale. Aujourd'hui, le constat s'est inversé : impossible de revenir de ses congés - au ski ou à la mer - sans un bronzage réussi...

Bernard Andrieu

Bernard Andrieu

Bernard Andrieu est philosophe, Pr. en Staps Université Paris Descartes, Directeur du laboratoire EA 3625 TEC, http://recherche.parisdescartes.fr/tec/auteur de Sentir son cors vivant. Emersioliogie 1, Paris, Vrin, 2016

Voir la bio »

Atlantico : Pourquoi, jusqu'à la fin du XIXe siècle, le fait d'être bronzé était-il mal vu ? De quoi un teint hâlé était-il le marqueur ?

Bernard Andrieu : Le bronzage devient la norme sociale de l’intégration solaire alimentant toutes les croyances mais sans devenir absolument noir afin de ne pas se confondre avec la peau de l’immigré. La stigmatisation du « bronzé », de l’arabe aux « roms », rassure le blanc toujours colon qui au nom de l’identité nationale voudrait blanchir les peaux pour constituer une patrie monocolore. L’ethnie et la race se trouvent confondues dans cette couleur marron évoquant l’impureté et la saleté des mœurs. Mais paradoxalement il ne faut pas rester trop blanc, signes de virginité effarouchée, de pudeur mal vécue et de pâleur maladie ! Rester bronzé pendant que les autres peaux deviennent blêmes de fatigue, de travail et de pollution serait la mise en scène d’une réussite sociale. Perdre son bronzage restaure la blancheur hivernale dont la reconquête au ski ou sur la plage devient un enjeu d’économie esthétique : ne pas revenir bronzé de sa RTT ne prouverait plus l’efficacité du congé lors de son retour dans le monde du travail.

A partir de quand le mépris à l'égard du bronzage a-t-il disparu ? Pourquoi ?

Chacun(e) a désormais une carte d’identité solaire avec un capital à gérer depuis sa naissance. L’adolescent, autant dire le citoyen de demain, doit trouver par lui-même son phototype en testant sa sensibilité au soleil par un questionnaire en cinq points. Trois phototypes de peaux sont distincts : la peau blanche, cheveux blonds ou roux, yeux clairs ; peaux claires, cheveux châtains, yeux bruns ; la peau mate ou noire, cheveux foncés, yeux foncés. Les phototypes ont remplacé la référence à la race, sans pour autant faire disparaître le racisme. Ainsi la démocratisation de la pratique du bronzage repose sur une spécialisation des populations par une classification des peaux et des produits. La catégorisation des peaux est une nouvelle anthropologie biologique qui viendrait légitimer les différences naturelles entre les êtres humains.

Face au soleil nous sommes fondamentalement inégaux, le grain et la texture de la peau définissent notre sensibilité solaire. En mettant l’accent sur le corps, sa physiologie et ses pratiques, nous découvrons que les représentations ne précèdent pas les pratiques : car les techniques, ici cosmétiques et esthétiques, proposent de nouvelles pratiques de nudité, d’image du corps. Le corps n’est pas défini et achevé par une représentation qui voudrait le contenir dans une série de disposition et d’habitudes. L’histoire du corps devrait partir des inventions techniques qui induisent des pratiques corporelles en organisant les nouvelles représentations sociales des sujets.

S'est-on immédiatement mis à se soucier de la « qualité » de son bronzage ? A partir de quand est-ce devenu une « activité » à part entière, et pour quelles raisons ?

La blancheur devient primitive là où la peau des bronzés, filmés en 1978 par Patrice Leconte, rend l’estivant Robinson dominateur qui éloigne, précise Jean Didier Urbain, les sauvages autochtones de nos plages. Si Plein Soleil avec Alain Delon en 1960 décrit comment le soleil peut brûler à la fois la peau et l’âme jusqu’au crime, le bronzage colore la peau en harmonisant les bruns par l’exposition au bain de soleil. Le soleil apporte la lumière, la chaleur et le bronzage, mais ces dimensions n’ont pas été découvertes en même temps. Etre bronzé devient un gage de succès et de réussite des vacances et du temps libre en allant finir sa retraite sous le soleil tropical.

Le néocolonialisme solaire sert désormais d’alibi au développement d’un tourisme blanc tout en maintenant, comme dermo-politique, la référence à l’exotisme économique. Derrière les discours et les motivations esthétiques, la pratique corporelle du bronzage néo-colonial maintient le Sud comme un territoire solairement rentable. Les pays de l’Union Méditerranéenne trouvent dans cette recherche du soleil les moyens d’un développement exceptionnel. Selon L'Organisation Mondiale du Tourisme, basés sur les données recueillies en 2006 par une agence spéciale auprès des Nations Unies et l'organisation mondiale de tourisme (UNWTO) la Tunisie a enregistré une évolution de 2.6% et le Maroc signalait une croissance de 9.6 % pour la même période avec un nombre de touristes en de 6.4 millions en 2005 et 6.5 millions en 2006 en Tunisie et de 5.8 millions en 2005 et 6,4 millions en 2006 au Maroc.

Depuis, comment notre rapport au bronzage a-t-il évolué au fil des décennies ? Est-ce désormais un marqueur de richesse, et pourquoi ?

Etre nu sous le soleil et bronzé de toutes parts est inutile pour le naturiste mais aussi pour le « textile ». Pour le naturiste, la nudité est un mode de vie dont la pudeur et la protection solaire ne fondent plus l’exposition de soi. Pour le « textile », le moindre string suffit encore à délimiter le corps privé de celui public que l’exposition met en scène. La stricte délimitation de la marque, si visible chez les cyclistes, différencie le corps exposé de sa partie cachée sous le vêtement utilitaire. Se déshabiller, même dans le strip-stease, est une technique de contraste visuel entre le bronzage apparent et l’intimité exposée ; l’effeuillage devient lui-même un débronzage progressif de la peau par le jeu des projecteurs qui éclaire l’intimité jusqu’à sa blancheur impudique. Le souci est de bronzer dans la figure géométrique de peau dessinée par le monokini, le bikini ou le maillot une pièce : l’ajustement précis des bretelles, le changement de positions au soleil, le décrochage puis le raccrochage du soutien-gorge, le jeu de glissement du maillot pour favoriser l’exposition des parties vierges sont autant de gestes d’ensoleillement liées au vécu charnel de sa peau.

Gratuit et disponible le soleil par le bronzage serait un moyen de changer de peau à moindres frais, sauf le risque cancérigène implicite, en exposant volontairement son corps : cette auto-coloration participe à la mutation identitaire et régulière du sujet contemporain ; le processus temporel du bronzage est auto-déclenché par l’auteur qui résiste plus ou moins aux normes sociales en transformant, croit-il naturellement, son corps. Cette confusion entre processus naturel de pigmentation et normalisation esthétique des peaux favorise la croyance que le bronzage serait volontaire et consenti. L’adolescence et le bronzage, à travers ce que Françoise Dolto a appelé le complexe du homard, utilise une mutation naturelle en développant une modification corporelle : si la mutation du bronzage se fonde sur des processus de régulations biochimiques, l’exposition est réglée par le mécanisme solaire de la peau mais selon des rites sociaux, comme la plage, bien stéréotypés.

Qu'est-ce qui se cache derrière cette « course au hâle » ? Est-il devenu anormal de partir en vacances sans bronzer ?

Cette démocratisation de la modification de soi par soi implique de nouvelles attitudes dans la décoration solaire de son corps : la partie visible, selon la saison, du visage, des bras et des jambes, et du nombril doit montrer le bronzage par le contraste avec la partie invisible, plus intime, des seins, du sexe et des fesses. Sauf à s’exposer en string, topless ou naturiste, le bronzage reste donc un moyen de différencier la peau publique de celle privée : la distinction sociale joue sur cet effacement de la blancheur intime selon le mode de vie ; la découverte érotique de la peau, même avec le port du string, tendra à harmoniser la couleur solaire du bronzage sur l’ensemble du corps, y compris les fesses ; épilés, les sexes et leurs pubis sont livrés aussi au bronzage chez les populations intégrant la nudité publique comme un mode d’exposition contrôlé tandis que les populations « textiles » protègent autant leur peau que leur pudeur du regard d’autrui. Là où le poil pouvait encore distinguer une surface naturellement colorée, son rasage la rend plus tendre au coup de soleil.

S'agit-il simplement d'un effet de mode qui dure ? La tendance pourrait-elle revenir à la blancheur ?

Selon les estimations du Programme des Nations Unies pour l'environnement, on enregistre chaque année dans le monde plus de deux millions de cas nouveaux de cancers cutanés divers et plus de 200 000 de mélanomes malins. Compte tenu des tendances et comportements actuels, il faudrait majorer respectivement ces chiffres de 300 000 et de 450 000 si la quantité d'ozone stratosphérique venait à diminuer encore de 10 %. Les campagnes de prévention sur les risques solaires reposent sur le constat suivant : chaque année, en France, environ 80.000 nouveaux cas de cancer de la peau sont diagnostiqués et 1300 personnes meurent d'un cancer de la peau. L'évolution, ces 30 dernières années, de la pratique du bronzage est corrélée à une augmentation forte des cancers cutanés et en particulier des mélanomes, dont l'incidence a plus que triplé dans la période 1980-2005. Dans le cadre du plan cancer 2009-2013 portant sur le renforcement de la prévention à l'exposition aux rayonnements UV naturels et artificiels, l'Institut National du Cancer a publié un état des lieux sur les risques de cancer encourus lors de la pratique du bronzage par lampe UV.

Le 15 novembre 2009 à Sydney, la plage de Bondi s'est transformée en scène géante de crime. 1700 serviettes ont été déployées au bord de l'océan, toutes marquées d'une silhouette dessinée à la craie blanche. Une opération symbolique pour mettre en scène chacune des 1700 victimes annuelles du cancer de la peau en Australie sur une population de 20 millions de personnes. Depuis janvier 2007, une nouvelle norme européenne interdit la mention "écran total" et redéfinit les calculs d'indices de protection solaires. Les lunettes de soleil bébés (0-2 ans) et enfants (2-5ans) sont désormais équipées de verres en polycarbonate UV400 (catégorie 3) pour filtrer 100% des UV. Les chapeaux bébé-enfant, les bandanas pour bébé sont traitées anti-UV pour bloquer tous les UVA et UVB. Des T-shirts de bain anti-UV ou des maillots de bains anti-UV de type combinaison apparaissent sur le marché, comme surfer couvert ! Contrairement à d'autres pays comme l'Australie et les USA, il n'existe pas encore en Europe de norme de calcul du pouvoir protection vestimentaire (Ultraviolet Protector Factor ou UPF).

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !