Pauline Dreyfus : Valéry Giscard d'Estaing ou les diamants sacrificiels<!-- --> | Atlantico.fr
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Pauline Dreyfus publie « Le président se tait » aux éditions Grasset.
Pauline Dreyfus publie  « Le président se tait » aux éditions Grasset.
©DR / JF PAGA / Grasset

Atlantico Litterati

Prix des Deux Magots avec « Immortel enfin » (Grasset 2013), prix Goncourt de la biographie et prix de l’Académie française 2021 avec « Paul Morand » (Gallimard, « NRF Biographies ») Pauline Dreyfus a l’art et la manière de romancer l’Histoire. Elle devient la psychanalyste de ceux qui ont défrayé la chronique pour les transformer en personnages. C’est ainsi qu’elle publie « Le président se tait » (Grasset), scrutant la France de Valéry Giscard d’Estaing pendant la crise dite « des diamants ».

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

« François Mitterrand pensait avoir perdu l’élection de 1974,à cause du débat. Nous en avons parlé tous les deux par la suite « Votre phrase : « Vous n’avez pas le monopole du cœur » m’a déstabilisé et m’a coupé le souffle. J’ai perdu 300 000 électeurs ( propos recueillis par Matthieu Croissandeau et Henri Vernet pour Le Parisien en avril 2012). Le 19 mai 1974, les voix de 13 396 203 Françaisse portèrenten effet sur Valéry Giscard d'Estaing, devenu président de la République à 48 ans (et le plus jeune président de la 5ème République avant l’élection d’Emmanuel Macron). VGE fut ensuite l’homme le plus puissantde France : le plus solitaire aussi. « Gouverner, c’est réformer », affirmait-il.La passion de VGE ? La construction de l’Europe. Plus deux valeurs sacrées. La jeunesse et son double : la modernité. Giscard voulaitoffrirau pays qui l’avait consacré une rénovation héritée de mai 68 ; ainsi naquit cette formidable avancée pour les femmes que fut la légalisation de l’avortement, dont ilconfia la réalisation à Simone Weil. Bernard-Henri Lévy résume l’évènement en ces termes : « Valéry Giscard d’Estaing est l'homme qui a nommé Simone Veil. Et à qui les femmes françaises, donc, doivent tant. « VGE fit voter des lois qui changèrent la vie des Français : outre la majorité à 18 ans,il augmenta les pouvoirs du Conseil Constitutionnel. Le divorce « pour faute » fut remplacé par le divorce par « consentement mutuel ». (« Désormais, on aurait le droit de cesser d’aimer ; de se quitter pour rien, ou presque rien, par lassitude, par envie de changer de vie, par conviction que le bonheur se loge ailleurs. Le projet prévoyait même la dépénalisation de l’adultère.

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( Pauline Dreyfus « Le président se tait »).

Autant de révolutions sociétalesqui propulsèrent la France dans une modernité heureuse dont nous profitons aujourd’hui, sans savoir que nous la devons à Valery Giscard d’Estaing. « La France n’est pas un pays de réformes, c’est un pays de nouveauté », nota le jeuneprésident dans son livre en 3 volumes « Le pouvoir et la vie » (Le Livre de Poche/1988). Cependant,« un 10 octobre, le Canard Enchaîné́ publia un article virulent intitulé « Quand le Président empochait les diamants de Bokassa », article suivi par une double page du Monde l’après- midi même. Sous un titre grandiloquent, « La vérité et l’honneur », l’éditorial de Jacques Fauvet affirmait que « la seule mise au point possible consisterait à annoncer que ce royal cadeau avait été retourné à l’envoyeur ». On parlait de sommes faramineuses : trente carats, un million de francs. » (Page 35,Pauline Dreyfus « Le président se tait »). « L’auto-accusation est le prix du sens ; il faut s’accuser pour que le malheur soit compréhensible «  note Michel de Certeau(1925-1986) dans « L’écriture de l’Histoire », Gallimard. On imagine l’auto-accusation et le sentiment de culpabilité de Valéry Giscard d’Estaing ruminant son échec de 1981 face au candidat de l’Union de la Gauche, François Mitterrand. Un échec qui eut à voir avec le silence du président dans « l’affaire des diamants », ainsi qu’avec "la Guerre des Droites" ( cette droite au sein de laquelle prospérait Jacques Chirac « son adversaire le plus redoutable »)

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D’un côté les révélationsdu Canard Enchainé imprimées à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires ( les ventes ne cessaient de progresser car Roger Fressoz,directeur de la rédaction avait fait évoluer le titre, le transformant en journal d’investigation). De l’autre, un homme seul, mutique : le premier des Français, Valéry Giscard d’Estaing. « Qu’est-ce qu’ils vont encore sortir cette semaine ? s’était alarmé le ministre de l’Intérieur, qui avait épanché́ sa colère inquiète auprès du préfet, lequel avait pris son téléphone pour poser la question au directeur des Renseignements généraux »( Pauline Dreyfus « Le président se tait »)

VGEcomprit trop tard qu’il avait eu tort de refuser d’affronter l’opprobre médiatique. Le déroulé heure par heure et jour après jour de cefaux pas catastrophique passionne beaucoup plus Pauline Dreyfus qu’une ixième version du « scandale des diamants ». L’idée force de l’auteure, ce ne sont pas les diamants, c’est le silence qui les entoure, un silence qui laisse la France dans le doute et changée à jamais. Pauline Dreyfus a choisi de nous faire découvrir dans chaque séquence de son livre un nouveau personnage impacté par cette crise. Pour matérialiser ce « pitch », lui donner son impact et sa profondeur de champ,Pauline Dreyfus emploie la méthode narrative utilisée en 1897 par l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler ( concept repris en 1964par Roger Vadim dans son film « La ronde »). Femme, homme, fillette (cf. Pauline Dreyfus enfant), vieux, jeune, fortuné ou misérable, gay ou hétero,chaque protagoniste incarne à sa façon les années 70. La romancière avance à pas de loup dans son livre,révélant au passage combienl’image de Giscard futécornée par ce scandale : sans le savoir, le gouvernant surdoué d’hier rompaitsoudain le pactede confiance quiliajusqu’aux années 70le peuple français à ses dirigeants. Avec « Le président se tait » (Grasset), Pauline Dreyfus révèle que VGE fut non seulement l’artisan de sa défaite ( ce qu’il ne se pardonna jamais),mais aussi la victime de la « Guerre des droites », avec ses faux-amis et son lot de trahisons : « Nos regards se croisent avec cette curiosité particulière qui conduit les yeux de ceux qui dissimulent la vérité à scruter les yeux de ceux qui les écoutent pour essayer d'y déchiffrer s'ils sont avertis de leur tromperie. » (« Le pouvoir et la vie » –Mémoires de Valéry Giscard d’Estaing, Le Livre de Poche p. 399) mais aussi un symbole. Celui d‘une période finissante. Comme si l’expiation sacrificielle de l’ex monarque si intelligent avait dû, mécaniquement,passer par cette destruction publique du « moi », humiliation entérinant le désaveu de la France et la culpabilité du « trafiquant »  (toutes les affiches électorales de VGE étaient retoquées par ses opposants de droite et de gauche: dans les yeux du héros d’hier, on notait la présence de deux diamants fixant de haut le « populo ».

Comme s’il avait dû expier la facilité avec laquelle il avait embrassé sa carrière politique, VGE dut accepter avec un sourire fair-play la preuve de son échec et celle du désamour des Français, qui non seulement lui préféraient quelqu’un d’autre, mais le tenait pour coupable, via le Canard et Le Monde- dans l’affaire « des diamants offerts par Bokassa ». Si bien que le chef- d’Étatdevint en son for intérieur comme dans l’imaginaire collectif ce chasseur d’Afrique amateur de diamants qui devait sortir du jeu, quitter et la scène et la pièce dans laquelle VGE prononça son discours d’adieu aux Français, médusés de voir leur ex champion se lever et sortir du champ. « Némésis ! Némésis ! lève-toi, vengeresse ! », dit Victor Hugo dans «  Châtiments ».L’ambitieux est remis à sa place par Némésis, déesse de la vengeance.« Mieux vaut ici-bas être vil que de passer pour vil, alors que, ne l’étant pas, on subit le reproche de l’être. Le bonheur le plus légitime est condamné, quand il est jugé, non par notre conscience, mais par l’opinion d’autrui. » (William Shakespeare (cf. XLVI « Sonnets »).

Parce que VGE était cet homme intelligent et cultivé (qui devintImmortel en entrant à l’Académie française), il ne se remit jamais de cet échec qu’il rumina le reste de ses jours. Lui qui avait connu tous les succès, brillant député en 1956, ministre épatant à 33 ans, président de la modernité française, se retrouvait seul. Le roi était nu.

Jusqu’alors, les Français croyaient au pouvoir de leurs dirigeants. A partir de 1981 murmure Pauline Dreyfus, une page se tourna silencieusement . Un divorce se prononça mine de rien. Une cassure sépara le peupledu politique. A chaque élection, depuis lors, seule l’abstention fit événement.

Pauline Dreyfusest devenue la spécialiste de la mise en roman de la réalité. Elle estplus précisément l’écrivain qui, en France, sait le mieuxdonner une dimension fictionnelle à l’Histoire. Elle romance ses personnages à la perfection, si bien que nous savourons deux plaisirs à la fois : comprenant les secrets- vrais dont s’empare l’auteure, nous percevons mieux l’époque dont il s’agit, ou l’événement auquel Pauline Dreyfus réfléchit. Tout alors devient transparent car la fiction anoblit le récit par une certaine mythologie, ses personnages, l’intrigue, qui donnent à chaque œuvre réussie sa profondeur de champ. Le roman rend la réalité plus vraie. Annick GEILLE

EXTRAIT 1

« La vedette du petit écrin »

«  Agnès fut interrompue dans ses commentaires par l’arrivée d’une bande de garçons bruyants, vêtus de jeans et de blousons en cuir. Ils la saluèrent avec amitié, comment elle va la patronne aujourd’hui ? et Monsieur Roger reconnut les journalistes qu’il guettait depuis le matin. Le chuintement du percolateur, ajouté au choc des tasses déversées dans les bacs en inox par Agnès et à l’eau de la vaisselle qui coulait sans arrêt, l’empêchait d’attraper autre chose que des bribes de conversation. Mais il pouvait difficilement demander à la patronne de cesser son travail, au risque de se faire repérer. Il attrapa au vol quelques mots, de la bombe... nouvelle liste de cadeaux..., comme des petits pains... Il rageait, ayant l’impression que les informations qu’il était venu chercher lui échappaient encore une fois.

Agnès continuait à feuilleter L’Aurore.

— Un bon journal. Je vois parfois leurs journalistes. Vous savez que leur imprimerie est aussi celle du Canard ?

Monsieur Roger la regarda soudain avec intérêt. « Le succès professionnel pourrait bien venir d’une collaboration... » Il y avait peut-être du vrai, dans les horoscopes.

— La même imprimerie que celle du Canard ? Et où est-elle, cette imprimerie ?

— Dans leurs bureaux, évidemment ! C’est à deux pas d’ici, rue de Richelieu.

       Monsieur Roger se frappa le front comme s’il se souvenait soudain d’une course urgente à faire.

— Il faut que je file. Je suis en retard. Merci encore pour le café.

Il disparut en quelques secondes, oubliant d’emporter le numéro du Nouvel Observateur où il avait sélectionné des annonces. C’est cet oubli, plus que son départ rapide, qui offusqua le plus Agnès. Elle le trouva suspect. Cherchait-il vraiment l’âme sœur, celui-là ? Elle se sentait trahie dans ses efforts amicaux pour l’aider dans sa quête. Ne cherchant pas à cacher son dépit, la patronne conclut : tant pis pour lui, la recherche du bonheur à deux mérite mieux que des amateurs. Et elle tança le serveur qui n’avait pas balayé les mégots accumulés sur le sol depuis une bonne demi-heure, faute de pouvoir s’en prendre à Sylvain : son mari était trop absorbé par sa conversation avec Gérard, un bistrotier du quartier, qui lui promettait des prix imbattables sur le caviar de Noël dans une épicerie fine près de l’Odéon à la condition de se recommander de lui.

Monsieur Roger avait laissé la Comédie-Française à sa droite, remontait la rue de Richelieu à grandes enjambées fébriles, redoutant d’arriver en retard, lorsque les rotatives auraient déjà commencé leur marche bruyante. Il repéra tout de suite le grand bâtiment qui abritait la rédaction et l’imprimerie de L’Aurore, et entra dans le café qui lui faisait face. Le Celtic était mêmement bondé, jonché de mégots et cacophonique. Autre café, autre couverture : Monsieur Roger opta pour l’identité du poivrot, ce qui n’était pas invraisemblable à cette heure. Pour être crédible, il lui fallait boire autre chose qu’un café. La tête dodelinant et la voix hésitante, il commanda une anisette au serveur. Celui-ci fit la gueule en voyant le Corneille froissé que lui tendait Monsieur Roger, le glissa dans la poche de son gilet noir, et de l’autre main attrapa la monnaie à rendre.

Cette anisette, c’était une erreur.

Monsieur Roger regardait son verre. Entrevoyait le plaisir qu’il aurait à en avaler une gorgée. Se remémorait la délicieuse sensation de l’alcool qui se faufile dans le sang. Crevait d’envie de replonger. Pour tromper ce désir têtu, puissant, obstiné, de boire l’anisette posée devant lui, il commanda un œuf dur, qu’il écailla avec soin sur le bord du comptoir. Cette mission, quel supplice !

L’ambiance était bien plus électrique qu’à Jean- Nicot, du fait de l’absence d’une patronne qui pacifiait l’atmosphère avec son goût pour les affaires de cœur et surtout à cause de la proximité du café avec l’imprimerie. Accoudés au comptoir, les habitués jasaient, les nouveaux venus écoutaient. L’intérêt de la presse étrangère pour cette affaire tournait les têtes. Des rumeurs enflaient, jamais contredites. Il se murmurait que, pas plus tard que tout à l’heure, une équipe de télévision japonaise avait réussi à pénétrer jusqu’au marbre pour enregistrer son reportage ; que le bon à tirer du journal avait été donné devant ces faciès bridés qui ne comprenaient pas un mot de notre langue.

Comme d’habitude, l’inspecteur des Renseignements généraux essayait de se fondre dans le décor et de saisir au vol quelques informations.

Elles tombèrent sous ses yeux, celles qu’il cherchait, mais il était bien tard : peu avant trois heures, un jeune homme hirsute surgit dans le café en brandissant un exemplaire du Canard, tout frais sorti des rotatives. Monsieur Roger jeta un œil par-dessus l’épaule du journaliste qui avait déplié son exemplaire pour le montrer aux habitués regroupés autour du bar. Comme redouté par le ministre de l’Intérieur, le journal renchérissait, amplifiait, dramatisait les révélations de la semaine passée et assortissait ses informations de jeux de mots dont il avait fait sa marque de fabrique.

À la une, on pouvait lire que le Président était « la vedette du petit écrin ». Le journal annonçait qu’il publiait une nouvelle liste de cadeaux. Diamants et pierres en tous genres. L’affaire paraissait prendre de l’ampleur. Les clients se passaient l’exemplaire, indif- férents à l’encre fraîche qui tachait leurs doigts impatients.

À cet instant, Monsieur Roger se dit que tant que le Président ne démentirait pas ces accusations, la presse continuerait à vomir des révélations et qu’on l’enverrait de nouveau à la chasse aux informations. Qu’il devrait planquer de longues heures dans ces cafés postés près des rédactions. Qu’il allait devoir contempler ces rangées de bouteilles offertes aux regards comme les croupes des filles de la rue Saint-Denis que ses collègues de la Mondaine coffraient de temps à autre. Qu’il faudrait endurer des journées à être exclu de la confrérie des buveurs. Il était pris au piège.

À quoi bon lutter, quand le chemin de croix était tracé d’avance ? Monsieur Roger avala son verre en quelques gorgées hâtives. Dieu que c’était bon ! Tonus et langueur mêlés... Son esprit éprouvait des sensations délicieuses. Il n’eut plus qu’une idée en tête : en commander un second. S’il avait été dans un état normal, il se serait précipité dans la rue afin de trouver d’urgence une cabine téléphonique pour avertir ses supérieurs. Il savait quels points d’exclamation horrifiés l’attendraient à l’autre bout du fil. Le préfet de police transmettrait l’information. L’inspecteur qui en avait vu d’autres pouvait suivre en pensées le circuit prévisible de la colère d’État, la fureur quai de Gesvres, la consternation place Beauvau, l’effroi rue du Faubourg- Saint-Honoré. Mais, se disait-il en attendant la seconde tournée, les rotatives tournaient, cela ne changerait rien que le ministre soit prévenu maintenant ou dans deux heures. Le journal sortirait quoi qu’il arrive, pourquoi se presser ?

Pour la première fois, ce fonctionnaire bien noté, dont les chefs louaient la ponctualité, la rigueur et l’efficacité, allait faillir à sa mission.

Il était tout à la joie d’avoir renoué avec son ancienne compagne. Le serveur avait posé un second verre devant lui, sans s’expliquer le regard lourd de gratitude qu’il lui adressait. Fataliste, Monsieur Roger se disait que cela devait arriver. En somme, se disait-il, je suis la victime de ce silence étrange. Si le Président s’était décidé à parler, je ne me serais pas remis à boire ».

Extrait 2

« Pour la première fois les mécontents étaient plus nombreux que les satisfaits »

« Voilà que, même ici, dans le Palais, l’ambiance a changé.

Il a perçu, ces jours-ci, la nervosité de ses collègues, la fébrilité dans les couloirs du Palais. On parle à voix basse, désormais, et on évite certains sujets sensibles. Au service de presse, les conseillers ont les phalanges meurtries par les ciseaux, qui sont devenus leur outil de travail au même titre que le téléphone : leurs revues de presse boudent occultent censurent les articles sur l’affaire. Nul n’ignorait combien la rancune du Président pouvait être tenace.

L’autre jour, en sortant d’une réunion, son collègue chargé de tâter le pouls national lui a glissé à l’oreille :

— Moins de cinquante.

Amédée a d’abord pensé qu’il s’agissait du nombre d’invités pour une future manifestation dont on ne lui avait pas encore parlé. D’emblée, en vrai professionnel qu’il était, il a cru bon de le prévenir :

— Moins de cinquante, ça ne va pas être facile. On va vexer beaucoup de gens.

— Je ne te parle pas des sauteries que tu orga- nises, imbécile ! (Le collègue était jeune, fougueux et arrivait directement d’une agence de publicité. Amédée le savait et lui pardonnait volontiers sa spontanéité.)

Amédée le regarda longuement, se remémora l’intonation sévère avec laquelle il avait prononcé sa phrase. Il n’était pas question d’une liste de personnalités à inviter.

— Je te parle des pourcentages, précisa le jeune homme sur un ton confidentiel et lugubre.

Amédée comprit sa méprise. Si, dans sa partie, l’unité de mesure était le centimètre (pondérée, comme on l’a vu, par la minute), celle de son collègue était le pourcentage.

Et le pourcentage, ce mois-ci, n’était pas bon. Pour la première fois, la cote de popularité du Président était tombée à moins de cinquante pour cent. Pour la première fois, les mécontents étaient plus nombreux que les satisfaits. L’inversion de la courbe avait bien sûr beaucoup nui à l’ambiance des bureaux où, chaque jour, des spécialistes s’échinaient à déchiffrer des statistiques, commenter des sondages et en déduire des tendances – qui pouvaient être lourdes ou passagères.

Amédée avait été très attristé par cette mauvaise nouvelle. Plus que tout autre, il redoutait une défaite du Président – certain que les adeptes du Programme Commun malmèneraient ses chers centimètres. (En quoi il se trompait. Les centimètres s’avéreraient vigoureux comme jamais à l’heure des changements de majorité. Mais c’est une autre histoire.)

Extrait 3

La fillette observatrice

« Elle comprenait soudain que les grandes personnes n’étaient rien d’autre que des enfants vieillis et qu’ils aimaient qu’on leur raconte des histoires. Ils étaient comme le roi de Perse, que Schéhérazade captiva plus de mille nuits pour avoir la vie sauve : ils voulaient connaître la suite. La politique, ce n’était pas autre chose au fond : un feuilleton qui tient en haleine les spectateurs. Si le conteur interrompait son récit, le public soudain se révoltait. Privé de rebondissements et d’épilogue, il lui en voulait. C’était comme si on avait ôté des mains de Pauline un roman d’Alexandre Dumas au milieu de sa lecture ; elle aurait trépigné, sup- plié, pleuré peut-être. Comme elle les comprenait, ces Français mécontents ! En son for intérieur, elle conclut que le Président se montrait cruel avec son peuple.

La vie était tout de même plus intéressante que ces enfantillages. Elle retourna à la contemplation de la place. Sous sa fenêtre, le trottoir était envahi par les plantes du fleuriste qui grignotait peu à peu tout le pâté de maisons. On venait de loin pour lui acheter des fleurs rares. Le manuel de Pauline précisait que tout bon agent secret possède des informateurs ; elle avait donc hissé le fils du fleuriste, qui fréquentait la même école, au rang de collaborateur involontaire. Or, une cliente fidèle l’intriguait. Qui était cette belle et mystérieuse femme qui venait chaque vendredi soir que Dieu faisait acheter un bouquet de fleurs ? (Elle notait l’heure de son arrivée dans le calepin que le manuel recommandait à tout agent secret de posséder en permanence sur lui.) Son camarade ne connaissait pas son nom, mais savait qu’elle avait dit un jour à son père : Je m’offre des fleurs à moi-même, car aucun homme ne le fait plus, il me plaît de garder mon appartement gai car je ne sors plus beaucoup »

Copyright Pauline Dreyfus « Le président se tait » (Grasset) 252 pages / 20 euros 50 / (Toutes librairies et « La Boutique »)

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