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Qu’est-ce qu’un patron ? C’est un chef d’entreprise. C’est celui qui la dirige, qu’il l’ait fondée ou pas.
Qu’est-ce qu’un patron ? C’est un chef d’entreprise. C’est celui qui la dirige, qu’il l’ait fondée ou pas.
©Reuters

Schizophrénie

Il est convenu que la majorité des patrons votent à droite. Pourtant, parmi eux, quelques uns sont de gauche. Un positionnement politique qui n'empêche pas de prendre les décisions les plus difficiles. Petit retour sur ces dirigeants déclarés à gauche et sur les choix qu'ils ont fait, loin de toute idée reçue.

Isabelle Fringuet-Paturle

Isabelle Fringuet-Paturle

Journaliste et française de l'étranger. Elle a cofondé le groupe Planet SA.

Ses derniers livres : Petit guide de survie dans la crise au quotidien (Roularta L'Express) et Tintin est-il de gauche ? Astérix est-il de droite ? avec Jérémy Patinier (Editions de l'Opportun)

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Mais d’abord, qu’est-ce qu’un patron ? C’est un chef d’entreprise. C’est celui qui la dirige, qu’il l’ait fondée ou pas. Et qu’est-ce qu’une entreprise ? C’est une structure économique et sociale qui regroupe des moyens humains, matériels, immatériels (services) et financiers, qu’elle combine pour fournir des biens ou des services à des clients sur un marché en principe concurrentiel avec un objectif de rentabilité.

Toute la complexité de la juxtaposition des termes "patron" et "gauche" réside justement dans cette fameuse combinaison de moyens et dans l’objectif et l’usage de cette "rentabilité". Quelles sont les places et les valeurs de l’homme et de son travail dans l’entreprise, à quoi ou plutôt, à qui sont destinées les fruits de cette rentabilité?

La droite, la gauche, l’entreprise et les patrons

Pour la droite, l’entreprise est vecteur de richesse individuelle et par extension, nationale. Elle doit pourvoir exercer le plus librement possible son activité pour le meilleur bénéfice possible, avec le moins de taxes et de contributions possible. Et tant mieux si elle préserve et crée des emplois, sinon tant pis. La liberté d’entreprendre s’étend à la liberté d’utiliser les profits éventuels.

Pour la gauche, l’empreinte des réflexions de Karl Marx sur l’exploitation (l’aliénation !) de l’homme et de son travail dans le cadre de l’entreprise reste prégnante. Méfiance donc à l’égard de l’entreprise et de ses représentants. Quoi qu’il en soit, si elle est là-aussi considérée comme un potentiel de richesse et de croissance, comme le défend Gérard Collomb, sénateur-maire de Lyon dans son livre Et si la France s’éveillait (éd. Plon) : "[Je] crois en l’entreprise parce que c’est là et là seulement que se crée la richesse". Mais of course, cela s’entend dans le cadre d’un effort contributif en terme d’emploi et de conditions de travail, en terme financiers (impôts, cotisations, taxes) et l’éventualité d’un contrôle sur la distribution et l’utilisation des bénéfices est envisageable. D’où ce petit penchant des gouvernements de gauche pour les nationalisations…

Divergences de vues notables, et il est reconnu que patronat rime assez logiquement avec droite… Guillaume Delacroix rapportait dans un article intitulé "Les chefs d'entreprise penchent largement pour Nicolas Sarkozy" que sous couvert d'anonymat, un hiérarque du Medef était hier formel, en sortant de la réunion mensuelle de l'assemblée permanente de l'organisation : "Chez nous, ça vote Sarkozy en quasi-totalité.". Et encore que Sophie de Menthon, présidente du mouvement Ethic, affirme que : "85 % de ses adhérents votent Sarkozy.", (Les Echos, 18/04/2007).

Des patrons de gauche !

Quoi qu’il en soit, c’est bel et bien dans un cadre capitalistique que s’exerce la fonction de patron, et c’est dans ce cadre-là que les patrons de gauche évoluent… Car il y en a !

Parmi les nominés, on peut citer, et par ordre chronologique d’apparition : Antoine Riboud fondateur de BSN (aujourd’hui Groupe Danone), Gilbert Trigano, Club Med, Claude Alphandery, patron de la Banque de Construction et des Travaux Publics et de fondateur de France active, financeur solidaire pour l’emploi (ces trois-là signeront un appel en faveur de François Mitterrand pour l’élection présidentielle de 1974), Claude Neuschwander, le malheureux patron de Lip qu’il n’a pu sauver du naufrage. Jean-Charles Naouri, fidèle de Pierre Bérégovoy, PDG du groupe Casino longtemps seul électeur socialiste parmi les 100 premières fortunes françaises, Philippe Lagayette (JP Morgan), Patrick Ponsolle (ex Eurotunnel), Jean-Cyril Spinetta (Air France), Louis Schweitzer (Renault), Serge Weinberg (Sanofi-Aventis), Alain Prestat (PDG de Thomson Multimédia).

Plus près de nous, Jacques Maillot, fondateur de Nouvelles Frontières et Jean-Noël Tronc, ancien patron d’Orange, PDG de Canal Plus Overseas ont soutenu la candidate Ségolène Royal lors de la Présidentielle 2007. A l’instar de Pierre Bergé, ex PDG d’YSL qui a réglé jusqu’à peu le loyer de son QG sur Paris et s’enorgueillit d’être le seul patron de gauche assumé... Mathieu Pigasse, ancien collaborateur de DSK et de L. Fabius, patron des Inrocks et "banquier de gauche" puisque DG de la banque Lazard, Pierre-Alain Weill, patron de Nextradio et animateur du blog PME PS.
Citons enfin Les Gracques, un groupe de réflexion et de pression prônant la gauche moderne "qui rassemblerait" des hauts fonctionnaires et des chefs d’entreprises, dont Bernard Spitz (Fédération française des sociétés d’assurances), Philippe Crouzet (Saint-Gobain), Nicolas Dufourcq (Capgemini), Gilles de Margerie (Crédit agricole), Stéphane Boujnah (Deutsche Bank), et Anne Lauvergeon, l'ex-patronne d’Areva sherpa de Mitterrand...

Sans oublier ceux qui ont lâché l’affaire pour rejoindre les rangs de la droite, Jérôme Seydoux (Pathé) ou encore Martin Karmitz (MK2), d’autres comme Jean Peyrelevade (Suez, UAP, Stern, Crédit Lyonnais) ont rejoint le Modem.

Les patrons "sociaux"

Et où classer ces patrons qui se revendiquent de droite et qui ont pratiqué un paternalisme hautement teinté de "social". Paul Ricard en est une superbe illustration, Marcel Fournier fondateur de Carrefour également lorsqu’il ouvrit son capital à ses salariés, à l’instar de la famille Mulliez (Auchan) et ses 180 000 actionnaires-salariés qui détiennent plus de 2,5 milliards d'euros, qui sont rémunérés sur la base de 15,5 mois par an. "Parce qu'il faut répartir les résultats avec tous ceux qui y ont contribué" affirme Gérard Mulliez dans un entretien à Challenges, et qui enfonce le clou sur le temps de travail : "Pourquoi aller interférer dans le mode de vie ? Je suis pour les horaires libres ; à chacun et chacune de choisir en fonction de ses besoins à une époque de sa vie ou à une autre."  (10/07/2008)…

Sans compter que les partis de gauche ont du mal avec le business… Business is business comme chacun sait. Et le business a ses raisons qui souvent ignorent celles du peuple. Ce peuple cher et chéri de la gauche. Ceci pouvant expliquer cela : on ne peut à la fois être proche du peuple et de ses patrons. Fini la mode des patrons de gauche des années 80-90 incarné à l’époque par Bernard Tapie, repenti depuis ou encore Loïk Le Floch-Prigent, ancien patron d'Elf-Aquitaine, condamné pour abus de biens sociaux… Etre patron de gauche n’est pas des plus aisé… Louis Schweitzer illustrait la péripétie de l’exercice dans L’Express (18/04/2005) : "J'ai toujours dit que j'étais patron et de gauche". Délicate description d’un équilibre délicat entre profit et philanthropie ?

Et pourtant. Claude Neuschwander déclarait dans l’émission d’Apostrophe consacrée à la question « Un patron peut-il être de gauche ? » (24/11/75) : « Tout mettre en oeuvre pour essayer de gagner et sauvegardant ce qui lui parait essentiel dans le socialisme, c'est à dire le respect de la dignité des hommes. ». Nicole Notat, alors secrétaire générale de la CFDT, rendait hommage à Antoine Riboud avec ces mots : « Il avait la conviction que la force d'une entreprise réside autant dans son capital humain que dans ses résultats financiers. ». Celui-là même qui dans son autobiographie, Le dernier de la classe (Grasset), décrivait son parcours : « J'ai voulu développer un double projet économique et social, c'est-à-dire mettre sur le même plan dans BSN le progrès économique et le progrès social ». Et en effet, tout au long de sa carrière à la tête d’un des leaders de l'industrie alimentaire mondiale, il défendra un double projet économique et social, le dialogue et la concertation, la réduction des inégalités avec notamment l'intéressement de ses salariés (un ou deux mois de salaire par an), la réduction du temps de travail à 34 heures et des actions en cadeau dès les années 70…

Patron de gauche, définition

Alors, qu’est-ce qui caractérise un patron de gauche ? Le fait de partager la gestion de l’entreprise avec ses employés, de leur ouvrir son capital, de favoriser l’emploi et la rémunération, justement d’aligner sa rémunération à celles de ses salariés ? Ou encore de tutoyer ses employés ? Un peu de tout cela probablement, sans oublier que le fait d’être indépendant d’un actionnariat de marché est certainement une clé majeure de sa réelle liberté de gestion « à gauche » de son entreprise, sauf à l’ouvrir aux salariés...

Exemple relevé dans Le journal des entreprise du 03/07/2009 et le portrait d’Éric Lathière Lavergne, créateur d’Avenue des jeux, N°2 des ventes de jeux en ligne : "Surtout, l'homme s'affiche clairement comme un patron de gauche.".  Concrètement? Une 6e semaine de congé payé (remise en cause par l'administration), des salaires "un peu plus élevés qu'ailleurs", et, plus globalement, une confiance accordée aux équipes. Mais pas de naïveté: "S'il faut licencier, je n'hésiterais pas"."  Comme Schweitzer qui a initié les délocalisations chez Renault en son temps, ou encore Jacques Maillot qui avoue dans une interview à L’expansion (25/07/1999) "Tout patron confronté à une décision stratégique doit à la fois prendre la bonne décision pour l'entreprise et être à l'écoute de l'ensemble des salariés."

Dans une chronique publiée sur le site des Challenges.fr, Bruno Vanryb, PDG d’Avanquest software résume clairement la situation : "La question n'est donc pas de savoir si un patron est de droite ou de gauche, mais plutôt de savoir s'il est capable de prendre en compte, dans les bons comme dans les mauvais moments, les intérêts et les questions soulevées par ceux là mêmes qui construisent l'entreprise au quotidien, à savoir les salariés!". Et de conclure : "Au final, vu qu'un "patron de gauche" c'est tout simplement un patron qui vote à gauche, et rien d'autre, il va bien falloir que les partis de gauche se fassent une raison et prennent enfin l'habitude de débattre avec patrons et entrepreneurs quelle que soit la couleur de leur bulletin de vote...".

La gauche à l’heure libéralo-marketing

Une révolution qui devrait s’imposer à l’heure où la gauche flirte avec le libéralisme, à l’heure où les entreprises cultivent l’éthique, valeur incontournable du néo marketing, à l’heure où la crise impose des sauvetages d’entreprises privées dignes du plus pur interventionnisme d’Etat ici, en Europe comme aux Etats-Unis, à l’heure où des scandales de maltraitance de salariés au sein de l’entreprise font la Une des médias (France Télécom, La Poste, Pôle Emploi, Télémarketing, Renault,…), à l’heure où la croissance à tout crin est remise en cause y compris au cœur des entreprises qui se revendiquent désormais citoyennes et fan de croissance raisonnée, à l’heure où des modèles négligés/oubliés réapparaissent à l’instar des coopératives, à l’heure où la destruction d’emplois menace les équilibres fondamentaux de notre société, à l’heure où les profits des entreprises du CAC 40 sont jugés scandaleux (Le rapport au Président de la République de la Mission présidée par Jean-Philippe Cotis en mai 2009 précisait que la répartition du profit se réparti entre 57 % pour l’investissement, 36 % au capital et 7 % aux salariés), à l’heure où François Baroin, ministre du budget, a annoncé en mai 2011 dans la foulée de Nicolas Sarkozy, l’obligation du versement d’une prime de 1 000 € aux salariés dans les entreprises qui reversent des dividendes à leurs actionnaires, mesure inscrite dans le collectif budgétaire votée en juin 2011 (prime qui in fine aura du mal à atteindre les fameux 1 000 euros!).

Bref, patron de gauche semble bel et bien être un métier d’avenir.

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Tintin est-il de gauche ? Astérix est-il de droite ?Editions de l'Opportun (2 février 2012)

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