Paradoxe de l’égalité : la prophétie de Tocqueville se réalise <!-- --> | Atlantico.fr
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Des manifestants mobilisés lors du mouvement d'opposition au capitalisme financier, Occupy Wall Street.
Des manifestants mobilisés lors du mouvement d'opposition au capitalisme financier, Occupy Wall Street.
©Frederic J. Brown / AFP

Idéologie woke

Selon Tocqueville, plus les inégalités réelles s’estompent, plus la moindre inégalité résiduelle blesse l’œil. L’idéologie woke prospère sur la quête de sens inhérente à une société qui a perdu toute forme de repères. Pierre Valentin publie "Comprendre la révolution woke" aux éditions Gallimard.

Pierre Valentin

Pierre Valentin

Pierre Valentin est étudiant en master science politique à l'université Paris-2 Panthéon-Assas, diplômé en philosophie et politique de l'université d’Exeter (Royaume-Uni).

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Atlantico : Vous publiez aux éditions Gallimard "Comprendre la révolution woke". Comme d’autres militants l’avaient fait auparavant avec les études de genre en soutenant que ça n’existait pas avant de les imposer partout, les tenants de la culture woke expliquent très souvent qu’elle n’existe pas et qu’il est péjoratif de le prétendre. Selon vous, s’agit-il d’une stratégie de rouerie intellectuelle ou d’un aveuglement de militants simplement persuadés d’être les acteurs du « Bien » ? La cancel culture ne fonctionne-t-elle pas un peu de la même manière ?

Pierre Valentin : Je pense que ce discours est involontairement stratégique, tel un virus qui muterait « intelligemment » sans pour autant « réfléchir » à proprement parler. Les militants woke ont dû se rendre compte que d’utiliser un terme qui permettait d’agréger tous leurs différents courants en une seule syllabe se retournait contre eux.  En effet, une fois qu’une chose est nommée, elle est unifiée, catégorisée, et l’étiquette peut être perçue alors soit positivement soit négativement. Or, là, l’étiquette « woke » est devenue progressivement péjorative, ce qui a poussé les militants à s’en distancer, à essayer de dire qu’il n’y avait pas de définition claire, voire que le terme n’avait jamais été revendiqué, ce qui très objectivement un mensonge. 

Reprenons les choses dans l’ordre. Le terme était positif de 2016 à 2019, avec des journaux anglais qui donnaient à leurs lectrices des astuces pour trouver “Monsieur Woke” ». En 2016, le documentaire sur le mouvement Black Lives Matter réalisé avec certains de ses membres Stay Woke : The Black Lives Matter Movement. En 2018, le quo¬tidien Le Monde considérait encore qu’« être woke » avait plus ou moins pour synonyme « être cool » dans la culture afro-américaine. L’affirmation selon laquelle le mot « woke » aurait été tout inventé par ses détrac¬teurs est elle-même une invention. Ensuite, le terme se définit bel et bien. 

Comment le définissez-vous ?

Malgré les efforts des militants pour rester « fluides » et insaisissables, je donne donc du wokisme la définition suivante : Le wokisme est une idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme étant fondamentalement régies par des structures de pouvoir, des hiérarchies de domination, des systèmes d’oppression qui auraient pour but, ou en tout cas pour effet, d’« inférioriser » l’Autre, c’est-à-dire la figure de la minorité sous toutes ses formes (sexuelle, religieuse, ethnique, etc.), par des moyens souvent invisibles. Le « woke » est celui qui est éveillé à cette réalité néfaste et qui se donne pour mission de conscientiser les autres. 

Plus généralement, le wokisme est une philosophie qui synthétise à la fois le constructivisme postmoderne « fluide » pour ce qui est du genre et le néo-marxisme « rigide » pour ce qui est de la race, d’où le fait que le « transgenre » soit adulé et le « transracial » condamné. Cette incohérence est oubliée dans la mesure où la seule unité de ce mouvement est négative ; uni dans la destruction de leurs ennemis. Je retrace en détail la généalogie et l’unification de ces deux logiciels incompatibles dans mon ouvrage. 

Nous vivons en Occident ce qui est sans doute l’une des périodes, si ce n’est LA période, la plus favorable de toute l’histoire de l’Humanité en termes de prospérité, de santé ou de libertés politiques et individuelles. Comment expliquer que les thèses woke séduisent autant, notamment chez les jeunes générations ?

Nous sommes là en face d’un cas classique, le paradoxe de l’égalité décrit par Alexis de Tocqueville : plus les inégalités réelles s’estompent, plus la moindre inégalité résiduelle blesse l’œil. Pour ce qui est du wokisme, cela se traduit de la façon suivante : seules les nations qui mettent un genou à terre pour Black Lives Matter sont traitées de « racistes ». Seuls les pays dont les entreprises mettent unanimement leur logo aux couleurs de l’arc­en­ciel sont accusés d’homophobie. Seules les sociétés qui savent ce que signifie le mot « transgenre » sont perçues comme « transphobes ».

Une autre façon de répondre serait de souligner que nos jeunes sont certes matériellement gâtés, mais spirituellement sevrés. Gâtés d’abord : ils peuvent commander de la nourriture qui vient de n’importe où, n’importe quand. Idem pour la musique, les séries, etc. Mais cette opulence masque mal un vide spirituel et existentiel bien douloureux. 

L’idéologie woke prospère sur cette quête de sens inhérente à une société qui a perdu toute forme de repères. Elle unit la fragmentation déstructurante grâce à un ennemi, un bouc émissaire, qui est paradoxalement source d’ordre et de clarté pour eux : le mâle blanc, hétérosexuel, valide. 

La révolution woke telle que nous la connaissons en France est-elle une simple transposition d’idéologies développées outre-Atlantique ou a-t-elle pris des tournures strictement françaises ?

Les woke français ne font même plus l’effort de traduire un certain nombre de concepts woke issus des États-Unis : « mansplaining », « manterrupting », « male gaze », démontrant par là leur américanisation mentale profonde. Nous sommes manifestement en passe d’accomplir l’analyse de Régis Debray en devenant une civilisation « Gallo-ricaine ». Idem pour la fascination pour la race, qui est une importation états-unienne relativement récente, qui démarre en France avec SOS racisme mais qui s’est nettement accrue plus récemment. 

Toutefois, il y a des applications spécifiquement françaises du wokisme. On songe notamment à l’écriture dite « inclusive », qui, étant donné les spécificités de notre langue, n’a pas vraiment d’équivalent anglophone. L’idée est d’affirmer que la langue française elle-même serait source d’exclusion, et invisibiliserait les femmes. Cependant cette façon d’écrire, outre sa laideur évidente, exclut à son tour les dyslexiques et les aveugles. Le serpent se mord la queue. 

Cette écriture est si impraticable qu’il est fréquent qu’elle soit utilisée uniquement au début d’une communication et non tout le long, démontrant par là sa nature de « signalement de vertu » que l’on envoie au reste de l’espace public. 

Vous soulignez dans votre ouvrage la soif de pureté qui alimente l’idéologie woke. La culture woke ne promeut-elle pas parfois des valeurs réelles à l’inverse des discours tenus, sur l’anti racisme ou le genre notamment en finissant par essentialiser les individus tout autant voire au-delà de ce que le racisme ou l’homophobie feraient ?

On lit souvent que le wokisme serait une demande d’égalité. Lorsqu’on fait l’effort de lire leurs écrits – français comme anglophones – on se rend compte que rien n’est moins vrai. Cette idéologie vise selon ses propres termes à « renverser le système », ce qui signifie en réalité « inverser le système ». Ainsi, on comprend vite que le but est simplement d’échanger les rôles de dominants et de dominés, c’est-à-dire de reproduire ce qu’ils dénoncent.

Un nombre très important de médias américains (parmi lesquels le Wall Street Journal ou le New York Times) écrivent « Black » mais « white », ce qui est objectivement une pratique inégalitaire. La psychanalyste Aruna Khilanani, dans un discours prononcé à l’université de Yale intitulé « The Psychopathic Problem of the White Mind », exposait ses fantasmes sans honte : elle rêvait de « décharger un revolver dans la tête du moindre Blanc qui se mettrait en travers de ma route, d’enterrer les corps, et d’essuyer le sang de mes mains tandis que je m’en irais le cœur léger en sautillant. Comme si j’avais accompli une putain de bonne action ». 

De la même façon, un collaborateur du New York Times affirmait récemment que la blanchité était « un virus qui, comme les autres virus, ne mourra pas tant qu’il restera des corps à infecter ». Il suffirait de remplacer le terme « blanc » par « noir » ou « juif » pour avoir là une déclaration du Ku Klux Klan ou celle d’un soldat SS. Nous avons donc un mouvement structurellement contraint de dupliquer ce qu’il déplore. 

Cette réalité est pour moi quelque chose que Georges Orwell anticipe à sa façon dans La Ferme des Animaux. En effet, la révolution politique faite par les animaux finit par n’être qu’une révolution géométrique : un tour sur soi, où l’on revient au point de départ. Il ne suffit pas de savoir le Mal que l’on fuit, il faut aussi savoir quel Bien l’on vise. Sinon, tel un navire qui chercherait à éviter des récifs en mettant un coup de barre que dans une direction, on finit par revenir fatalement à ce que l’on voulait éviter. Pourquoi ? Parce que comme dans La Ferme des Animaux, l’objectif du wokisme n’est que défini négativement : « lutter contre » (le sexime, le racisme, la transphobie). 

Cette analyse d’Orwell est le fil rouge de cet essai, et c’est à mon sens la meilleure façon de comprendre la révolution woke que nous traversons.

Pierre Valentin vient de publier "Comprendre la révolution woke" aux éditions Gallimard

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