Pacte avec le diable et secret inavouable : et si l’essor des Trente Glorieuses en France s’expliquait en partie par l’arrivée de scientifiques allemands au passé douteux ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des posters de propagande nazie des années 1930 exposés au Musée d'Histoire allemande à Berlin.
Des posters de propagande nazie des années 1930 exposés au Musée d'Histoire allemande à Berlin.
©JOHN MACDOUGALL / AFP

Bonnes feuilles

Michel Tedoldi publie « Un pacte avec le diable: Quand la France recrutait des scientifiques nazis » aux éditions Albin Michel. Ils s'appelaient Hermann Oestrich, Heinz Bringer, Otto Ambros, Rolf Engel... Ils étaient scientifiques et ils étaient allemands. Ils étaient aussi des nazis engagés, et pourtant la France leur a déroulé le tapis rouge. Certains seront même décorés de la Légion d'honneur pour services rendus à la France. Extrait 2/2.

Michel Tedoldi

Michel Tedoldi

Réalisateur d'enquêtes sur des faits de société pour France Télévisions et Arte, Michel Tedoldi a également collaboré à Charlie Hebdo.

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Si les réserves morales que suscite l’arrivée de ces scientifiques interpellent le cynisme des pouvoirs et l’effacement des victimes, une question demeure : quelle a été l’ampleur de ce recrutement ? A-t-il exercé une influence déterminante sur ce que l’on évoquera par la suite comme l’époque bénie des Trente Glorieuses, fierté de la France ? Ou bien n’a-t-il été qu’un épiphénomène sans conséquences sur l’économie française ?

Combien ?

Première constatation récurrente qui dépasse largement notre sujet : la France révèle une incapacité quasi pathologique à quantifier officiellement un phénomène, un événement, une activité. Je m’y étais déjà trouvé confronté lors de l’affaire de l’amiante, quand le recensement des cas de mésothéliome (Cancer de la plèvre lié à l’inhalation d’amiante) et autres pathologies professionnelles liées à la fibre s’était révélé impossible ; je la retrouve aujourd’hui avec l’histoire de ces scientifiques allemands, comme si le fait de ne pas les évoquer suffisait à minimiser leur présence, voire à l’effacer.

Après m’être longuement plongé dans divers dossiers et travaux, je réussis à regrouper quelques évaluations qui donnent une idée de l’ampleur du phénomène ; cependant, ces estimations tiennent du grand écart, le dénombrement allant de quelques centaines à… 6 772 ! Ce dernier chiffre, 6 772, est précis, nous le devons à un historien de l’aventure spatiale, Jacques Villain, chef du département Information et Stratégie de la Société européenne de propulsion (SEP). Ce spécialiste reconnu par ses pairs me semble une source fiable reprise par de nombreux universitaires. D’autres historiens, tel Olivier Huwart, parlent de 800 à 1 000 personnes – mais ce dernier a principalement étudié le domaine spatial, pas l’aéronautique, ni l’atome, ni l’armement.

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Où se situe la vérité, quels sont les bons chiffres ?

Dans les publications du CNRS, une nouvelle piste s’ouvre pour quantifier cette arrivée qui est divisée en deux temps : le premier, qui va de la fin des hostilités, c’est-à-dire mai 1945, à l’infléchissement de la politique d’occupation française en 1947, s’apparente à une politique de chasse intensive ; le second peut être qualifié de recrutement plus raisonné, même si « le phénomène du recrutement des travailleurs allemands, toutes catégories confondues, gagne, à partir de 1947, une ampleur extraordinaire […] ; c’est dans l’armement que l’apport technique et scientifique est le plus considérable  ».

Une note secrète du bureau de renseignements pour ouvriers et techniciens allemands à Berlin constatait, en avril 1947, qu’« un courant d’émigration est amorcé dès à présent ». « À partir de 1947‑1948, face à un marché de l’emploi d’une ampleur phénoménale, la politique de recrutement française devient à la fois plus ciblée et plus sélective  ». Il apparaît donc assez compliqué de dénombrer précisément ces arrivées de « savants ingénieurs et ouvriers spécialisés »… Néanmoins, quelques chiffres apparaissent. Dès 1947, les statistiques des bureaux français de recrutement font état de milliers de candidats qui se présentent et de centaines d’entre eux retenus. Ainsi, pour l’année 1949, encore environ 5 000 candidats sont admis à travailler en France.

D’abord recrutés dans le but de combler les retards accumulés par la France dans les diverses techniques de l’armement et de contribuer à la réinstallation en France des laboratoires et des centres de recherches de la ZOF, « les Allemands, véritable butin de guerre, et leurs apports techniques et scientifiques sont un facteur déterminant – ce n’est pas un euphémisme – pour la reconstruction de l’industrie d’armement française  ». La fluctuation des estimations est liée au manque de planification de l’opération, mais aussi à la « volatilité » des recrutements, certaines recrues ne passant que quelques mois en France.

Où ?

Sur la situation géographique, les entreprises concernées et les domaines de recrutement, les choses semblent un peu plus claires. De Boulogne-Billancourt à Cherbourg, de Grenoble à Decize, de Mulhouse à Argenteuil, de Saint-Tropez à Puteaux, de Saint-Louis à Vernon, de Paris à Bordes, de Châtillon à Ruelle, de l’Indre à Busc, ils ont travaillé sur des moteurs d’hélicoptère, des missiles sol-air, des radars, des moteurs de char, des torpilles, des turboréacteurs, des moteurs de sous-marin, des obus à charges creuses, les moteurs d’Ariane, ceux du Mirage, des systèmes de guidage, la détonique, chez Matra, chez Thomson-CSF, à l’Aéro‑spatiale, à la Construction navale (DCAN), chez Eurocopter (anciennement SNCASE), à la SNECMA, toujours dans des secteurs spécialisés dans l’armement, l’aéronautique ou la recherche spatiale.

J’ai entre les mains une première liste de la localisation de certaines équipes de scientifiques allemands durant les années 1946‑1950 avec la répartition du nombre d’Allemands par entreprise, et une seconde qui donne un aperçu non exhaustif de la présence de ces scientifiques.

À partir de 1946, plus d’une centaine d’ingénieurs allemands spécialistes en matière de guidage, tel le Dr Müller, ou dans le domaine de la propulsion (Heinz Bringer, le père du moteur Viking de la fusée Ariane, Helmut Habermann, le précurseur des paliers magnétiques), travaillent au LRBA. C’est toujours à Vernon que la fusée-sonde Véronique, le missile sol-air PARCA, le radar Aquitaine et le lanceur Diamant seront mis au point. Il y a aussi le « groupe May‑ bach », composé de 75 ingénieurs, premiers arrivés sur le site, qui travaillent sous la direction du professeur Maybach * et de Markus von Kienlin ** sur des moteurs de char. Le professeur Nallinger ***, ancien de Daimler-Benz, spécialiste des turbines et des réacteurs de l’avenir, devient directeur d’un établissement annexe de Turboméca, installé provisoirement à Lindau et à Bregenz, en zone française, où travaillent 150 Allemands qui sont transférés en juin 1946 en France, à Bordes, dans les Pyrénées. Autre pôle « d’excellence » du savoir-faire nazi en France, le Laboratoire de recherches techniques de Saint-Louis, qui va devenir l’Institut de Saint-Louis (ISL) : il doit à ses 80 scientifiques allemands spécialistes de la balistique, de l’aérodynamique et des technologies d’armement, d’avoir mis au point, sous la direction de Schardin, l’obus à charge creuse tournante et un missile antichar ENTAC. Sans oublier l’équipe de Hermann Oestrich à Decize avec 170 ingénieurs ; l’arsenal aéronautique de Châtillon avec Eugen Sänger et 30 Allemands chargés d’étudier les missiles ; l’ONERA, qui recrute 75 scientifiques allemands dont Rolf Engel, le professeur Focke, spécialiste des hélicoptères, et ses collaborateurs qui rejoignent la SNCASE en 1945‑1946. Une vingtaine d’ingénieurs emmenés par les professeurs Oskar Doehler (qui collaborera au programme nucléaire français) et Werner Kleen, chez Thomson-CSF. En juillet 1946, l’arsenal de Châtillon assiste à l’arrivée d’une vingtaine d’ingénieurs et techniciens ; débarquent également à l’Aérospatiale le professeur Eugen Sänger et sa collaboratrice, Irene Bredt, spécialisés dans les souffleries supersoniques, ainsi que le professeur Ruden, expert en entrée d’air.

Cette liste ne comptabilise pas – car les chiffres manquent – la participation d’ingénieurs allemands à la mise au point des moteurs Pielstick qui équipèrent de nombreux navires et sous-marins, sous-marins pour lesquels la France bénéficia des centres de recherche installés au bord du lac de Constance, après avoir embauché des spécialistes allemands pour reconstruire sa flotte sous-marine. Bien d’autres domaines ne sont pas en reste, tels les radars, la détection infrarouge ou la division des hélicoptères SNCASO, pour n’en citer que quelques-uns.

Quoi ?

À détailler toutes ces spécialités, une conclusion saute aux yeux : l’apport de ces scientifiques concerne des secteurs – l’industrie spatiale, l’aviation militaire, l’industrie de l’armement, les missiles – dans lesquels la France est devenue l’un des leaders mondiaux.

En reprenant l’histoire de ces industries, personne ne peut prétendre qu’avant cette époque la France détenait un savoir qu’elle aurait fait fructifier sous Vichy jusqu’à devenir un leader dans ces domaines. Cela vaut pour le spatial, un secteur où les Français étaient totalement absents, comme pour l’aéronautique, notamment l’aviation à réaction, et l’armement.

« L’apport de ces ingénieurs a permis à la France de rattraper le temps perdu sous l’Occupation et de gagner entre cinq et dix ans sur ses concurrents. Pas moins. Leur contribution, puis leur coopération […], ont grandement contribué au fait que la France devienne, en 1965, la troisième puissance spatiale et occupe l’un des premiers rangs en matière de missiles et d’aéronautique. »

Un tel constat modifie la perception que l’on a des Trente Glorieuses et apparaît en totale contradiction avec le roman national tant glorifié, lequel veut, aujourd’hui encore, que la France se soit relevée seule de ces cinq années d’occupation grâce à son esprit de résistance et son savoir-faire.

Extrait du livre Michel Tedoldi, «  Un pacte avec le diable Quand la France recrutait des scientifiques nazis », publié aux éditions Albin Michel

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