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Transferts de technologie : l’Occident est-il en train de vendre la corde pour se faire pendre ?
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Prendre les vessies pour du long terme

Ventes d'armes à des pays instables, transferts de technologies nucléaires ou aéronautiques vers les pays émergents, externalisation d'usines complètes... L'Occident, attiré par des parts de marchés à court terme chez ses futurs concurrents, pourrait bien être en train, comme le disait Lénine des capitalistes, de "vendre la corde pour se faire pendre".

Christian Fauré

Christian Fauré

Christian Fauré est ingénieur et philosophe, administrateur de l'Association Ars Industrialis, fondée par Bernard Stiegler. Il est également enseignant à l'Université Technologique de Compiègne et consultant indépendant en Stratégie Digitale.

Ses publications : "Pour en finir avec la mécroissance", Flammarion 2009. "Les réseaux Sociaux", FYP Editions, 2011.

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Atlantico : On voit aujourd’hui que chaque vente majeure venue de l'Occident s’accompagne de transferts de technologie vers les pays émergents. Serions-nous en train de nous "suicider" économiquement en créant nos propres concurrents ?

Christian Fauré : Il faut distinguer les différents types de technologies. Les transferts se font exclusivement sur ce que j’appelle une technologie de la matière : des avions, des centrales nucléaires, des automobiles, etc. Il s’agit seulement de chaînes d’assemblages, d’industries qui déplacent leurs lieux de productions hors de l’Occident.

Sur tout ce qui est numérique, informatique ou algorithmique, il n’y a pas de tels transferts. En effet, ces nouvelles technologies permettent d’opérer à distance, de faire des bénéfices à l’international sans déplacer les centres opérationnels. Cela change énormément la donne face aux industries traditionnelles.

Ces industries traditionnelles, le nucléaire, l’aviation, l’automobile sont des domaines où les pays occidentaux sont à la pointe. Ne perdent-ils pas cet avantage en les vendant à l’étranger ?

Ils n’ont pas le choix. Le Rafale par exemple, s’il n’est pas vendu à l’étranger, ne pourra plus continuer à être produit. Les pays acquéreurs le savent et négocient donc des accords commerciaux qui comprennent des transferts de compétence, ne serait-ce que pour faire la maintenance. Ces pays veulent gagner leur autonomie, mais dans les faits ils ne peuvent avoir cette autonomie que parce qu’ils sont des pays à bas coût où il est rentable de construire des usines.

Ces transferts de production, de connaissances et donc d’investissement posent un problème car derrière, il faut qu’il y ait une relève. Si l’Occident n’est pas capable d’évoluer et de devenir leader sur les nouvelles technologies, il se défaussera de son savoir-faire sur les industries traditionnelles, mais n'aura rien pour le remplacer.

Sans évolution, il se retrouvera prisonnier d’un type d’industrie qui date du XXe siècle.  Je doute qu’un pays puisse aller de l’avant simplement en gardant ses compétences sur des industries du passé.

Vous pensez donc que l’Occident peut "abandonner" ses industries atomiques, aéronavales ou automobiles en faisant le pari qu’il aura toujours de l’avance sur les nouvelles technologies ?

Bien sûr. Il y a un vieil adage marxien qui est la « baisse tendancielle du taux de profit ». Ainsi, si vous fabriquez une usine de petits pois, pour des raisons structurelles de coûts et de compétitivité, votre activité de petits pois ne sera plus rentable au bout d’un certain temps. Pour continuer à faire du profit, il faudra innover : une nouvelle recette, un nouvel emballage… C’est ce que Schumpeter appelait l’innovation destructrice. La nouveauté est essentielle pour maintenir des marges ou des profits.

Si à un moment donné nous ne sortons pas de notre cycle industriel actuel et nous ne prenons pas le virage du numérique – qu’ont très bien pris les Américains dont l’économie numérique est florissante, alors que la majorité des sociétés françaises ont été rachetées, à part Dassault Systems -  on se crispe sur notre héritage industriel très gaullien.

Notre industrie actuelle, Airbus, la Défense, l’atome, c’est la politique de De Gaulle, des initiatives de reconstruction industrielle qui datent de l’après-guerre. Depuis, il n’y a plus de politique industrielle en France.

On s’est fait enfumer par l’idée que le numérique est de l’immatériel et que ce n’était pas industriel. Il a fallu que nos politiques réalisent que Google avait 30 data-centers à 500 millions de dollars l’unité pour qu’ils se rendent compte que c’était de l’industrie lourde. La France a pris 10 ans dans les dents.

Ce retard est-il dû à la vision à court terme des hommes politiques, ou bien des marchés financiers et de leur priorité donnée au "court-termisme" ?

La responsabilité des hommes politiques est certaine. C’est à eux de prendre des décisions d’orientation nationale sur les questions économiques, pour préparer l’avenir de leur pays.

Mais les logiques de marché sont tout aussi fautives. Lorsqu’une entreprise veut innover, elle doit se sacrifier d’une partie de son activité, même si c’était une vache à lait. Elle est donc obligée de casser des rentes de situation que beaucoup essayent de préserver.

Les logiques financières ne sont pas des logiques d’investissements, qui préparent au lendemain. La finance n’investit pas, elle spécule avec un court-termisme effrayant –les ordres peuvent maintenant être passés à la nanoseconde – sans analyser les conséquences de ses décisions sur le moyen et le long terme. Les spéculateurs se moquent des objets sur lesquels ils spéculent, ils cherchent le profit.

Est-ce le même problème lorsque des entreprises vendent, par exemple, des armes ou des systèmes de protection à la Libye, sans penser qu’ils pourront être utilisés contre la France peu après ?

Quand une entreprise signe un contrat, elle est contente de vendre, même si des conséquences se font parfois sentir à moyen et long terme.

Dans le cas de la Libye, c’est plus compliqué car lorsqu’on vend ce type de technologies à un pays, il y a toujours des backdoors, des possibilités de les pénétrer. Après tout, le pays qui vend cela est normalement le mieux armé pour s’en protéger si son utilisation ne lui convient pas.

Mais c’est vrai qu’une entreprise, voire un pays, prise à la gorge, n’a pas le choix. Si elle peut faire une vente, elle la fait immédiatement quelques soient les conséquences, car sinon elle disparait immédiatement. C’est le problème de toute entreprise qui ne prépare pas son avenir et a des besoins de financement. On peut difficilement le leur reprocher, alors qu’elles sont pour la plupart aux abois. N’importe quelle vente donne un bol d’air pour quelques semaines ou quelques mois.

Il y a tout un tissu industriel qui est incapable d’innover, d’investir, et qui fait des ventes qui seront parfois catastrophiques pour les mois et les années à venir. Or, pour pouvoir investir, il faut avoir la capacité de lever la tête, et c’est en général la puissance publique qui a ce rôle. On entend souvent dire qu’aux Etats-Unis, l’Etat est peu interventionniste, que les entreprises se font toutes seules. Mais la puissance publique investi énormément, notamment dans les universités. En France, il n’y a pas de hauteur de vue, il n’y a donc pas de changement du paradigme industriel et le tissu industriel n’arrive pas à se développer.

Quand l’armée française fait fabriquer ses uniformes au Sri Lanka, est-ce un symbole de cette puissance publique qui se tire une balle dans le pied en ne soutenant pas ses entreprises ?

Je ne crois pas. La mondialisation peut avoir des effets positifs. Il y a certes des pertes de savoirs faire et de la production qui part à l’étranger, mais cela permet aussi d’enrichir certains pays, et donc de s’offrir de nouveaux marchés.

Un pays qui s’enrichit demande de nouveaux produits, de nouvelles compétences. Si nous avons joué notre rôle de relève sur les nouvelles technologies, nous serons capables de leur vendre de nouveaux produits ou services. Sur le moyen et long terme, tout le monde est potentiellement bénéficiaire. Il faut voir plus loin que le premier niveau : derrière l’externalisation de telle ou telle production, il peut y avoir des effets de bords qui peuvent nous ouvrir de nouveaux marchés.

Ma question première portait sur un éventuelle suicide économique de l’Occident. A vous entendre, ce problème serait plus français, avec des Etats-Unis qui ont su s’adapter ?

Il  y a une différence entre les deux pays. Concernant l’innovation industrielle, la puissance publique américaine a effectivement joué son rôle. Google, Facebook, Apple sont des entreprises américaines et des succès économiques industriels indéniables.

Par contre, concernant la spéculation à court terme dont nous avons parlé, le mal est bien plus profond aux Etats-Unis, même si pour l’instant c’est l’Europe qui en fait les frais, avec la spéculation sur sa dette.

Propos recueillis par Morgan Bourven

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