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Nus face au terrorisme : comment l’Europe pourrait se réarmer moralement et idéologiquement : la réponse de Christophe De Voogd
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SERIE

Atlantico a demandé à plusieurs personnalités quelles étaient les raisons du désarmement idéologique européen actuel. Ils nous ont expliqué le lien entre le pacifisme originel de l'après-guerre et le sentiment d'impuissance actuel. Troisième numéro de cette série avec Christophe De Voogd.

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Atlantico : Avec l'attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray qui a vu deux islamistes mettre à mort un prêtre, et la multiplication des attaques en Europe, n'est-il pas plus tentant de considérer notre époque comme celle d'un conflit de civilisation ?

Christophe De Voogd : « Conflit de civilisation » ? Puisque vous employez « civilisation » au singulier, j’en profiterai pour ne pas parler de Huntington et de son « clash of civilizations ». Cela mériterait d’ailleurs tout un article car les contresens sur ses thèses abondent.  Donc, oui « conflit de civilisation » au singulier, dans la mesure où les terroristes sont doublement « dé-civilisés » : ils ignorent autant la religion musulmane qui est celle de leurs ancêtres que la culture française dans laquelle ils baignent souvent depuis leur naissance. Ce qui aurait pu être leur richesse, cette double identité, orientale et occidentale, européenne et maghrébine, civique et religieuse, ils la vivent comme un déchirement, une perte de repères, un conflit de loyautés. Et, refusant tout travail sur soi, ils ont rejeté cette double appartenance dans un mélange explosif d’ignorance crasse et de ressentiment narcissique : deux caractéristiques que l’on retrouve dans tous les profils des tueurs. Manuel Valls avait donc raison de parler de « guerre contre la civilisation », mais au sens très fort où Norbert Elias parlait du « processus de civilisation » : la très lente évolution consistant à canaliser par les codes sociaux, les règles morales, ou encore l’expression littéraire et artistique, les instincts élémentaires de violence et de prédation. C’est peut-être justement cela le propre de « la civilisation européenne » qui a poussé à l’extrême cette domestication des instincts de mort… Du moins jusqu’aux deux guerres mondiales, dont Elias fut l’acteur comme soldat et la victime comme juif. Or, comme chez les nazis, violence et prédation se retrouvent au cœur des « vocations » djihadistes et expliquent très simplement –  bien plus simplement que les clichés sociologiques et victimaires sur la « marginalisation » - le passage de la délinquance au terrorisme. Car les deux sont fondés sur la même impulsion : la satisfaction immédiate de l’égo dans son désir et l’élimination non moins immédiate de tout obstacle à ce désir. En somme le signe d’une évolution inverse à celle analysée par Elias, un « processus de décivilisation », à l’oeuvre dans notre monde, parfaitement illustré par la série Game of Thrones, dont violence et prédation constituent l’alpha et l’oméga. Une idéologie totalitaire recouvre ces instincts qui l’alimentent en retour. Nous avons donc affaire à une guerre idéologique menée contre le reste des musulmans et contre l’Occident : n’oublions pas les attentats massifs et quotidiens au Moyen-Orient. Ils suffisent à démontrer que nous ne sommes pas dans une guerre entre civilisations avec un « s ». Ce qui est vrai c’est que cette guerre-là est bien le but des islamistes, pour le moment sans succès. Les réactions de la communauté musulmane française aux derniers attentats montrent qu’ils sont peut-être en passe de perdre la bataille décisive.

Pourquoi est-ce que l'Europe échoue aujourd'hui à garantir la paix qu'elle s'était jurée de faire advenir en 1945 ?

L’Europe est en effet dès l’origine un projet de paix ; on trouve dès le XVIIIème siècle dans les projets de paix perpétuelle, l’idée de confédération européenne. Et contrairement à ce qu’on lit souvent, la déclaration Schuman en 1950 avait pour but premier, non pas la coopération économique, mais la garantie matérielle de la paix en privant les nations de la maitrise du charbon et de l’acier, indispensables pour faire la guerre. Et cela, il faut le rappeler, avec un succès total ! L’historien que je suis ne peut s’empêcher de comparer les 70 dernières années avec les 70 précédentes : aucun conflit contre 3 auparavant. Les conflits européens ont tous eu lieu en dehors de l’Union européenne, des Balkans à l’Ukraine. Mais l’Europe ne s’est pas dotée d’une défense commune. Il est courant en France de le déplorer et de regretter l’absence d’une « Europe-puissance ». Mais qui a rejeté en 1954 la Communauté européenne de défense ? Qui, par la suite, a toujours revendiqué sa souveraineté en politique extérieure, sinon la France ? Et l’on s’étonne d’être aujourd’hui bien seul au Mali et ailleurs… La situation serait bien différente face aux nouvelles menaces si nous avions aujourd’hui une armée européenne intégrée et tout ce qui l’accompagne, notamment en matière de renseignements. 

>>>> A lire aussi : Nus face au terrorisme : comment l’Europe pourrait se réarmer moralement et idéologiquement : la réponse de Gilles-William Goldnadel

Que faut-il faire aujourd'hui pour refonder une identité commune viable et protectrice en Europe ?

Dans une guerre idéologique, la question des valeurs pour lesquelles l’on se bat est décisive. Et ces valeurs constituent le socle d’une identité européenne commune, d’ailleurs proclamée à Copenhague en 1973 : grandes libertés, Etat de droit, solidarité sociale. Mais j’ai bien dit le « socle » : car il manque le reste de l’édifice. Toute cohésion collective exige des représentations, des références, un « imaginaire commun », comme disait Benedict Anderson. Tout ceci manque à l’Europe, où l’imaginaire collectif, véhiculé notamment par l’école, est demeuré exclusivement national. Mais là encore, qui a refusé que soient mentionnées dans le projet de constitution européenne les « racines chrétiennes » de l’Europe ? La France à nouveau, dans un bel élan d’unanimité nationale. Je crains qu’à l’heure où le repli nationaliste s’accentue partout, il ne soit trop tard pour promouvoir cette identité commune. Identité qui, comme pour les immigrés dans chacun de nos pays, peut fonctionner sur l’idée de double appartenance : ce qui ne pose pas de problème aux Etats fédéraux ou quasi-fédéraux comme l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne, habitués à vivre sans schizophrénie leur double identité provinciale et nationale. En France, où la nation s’est construite à travers une série d’exclusions contre la religion et contre les régions, l’idée est plus difficilement acceptable. On le mesure à la vigueur de la polémique sur « intégration ou assimilation ». Tout reste encore à inventer sur le pan intérieur comme extérieur : que veut dire précisément être à la fois musulman et français ? Français et européen ? Musulman et européen ? Le tabou, venu à la fois du politiquement correct et du discours identitaire, imposé aussi bien par les minorités que par la majorité, pèse encore sur ces questions. Or la crise actuelle du monde islamique et la crise de l’Europe, toutes deux liées à travers la crise des réfugiés et le terrorisme, vont obliger à poser ces questions et à les résoudre. Cela passe par la mise en place d’un nouveau « récit européen », mais aussi d’un nouveau « récit musulman », voire d’un nouveau « récit français », auxquels de nombreuses réflexions sont actuellement consacrées, notamment chez les intellectuels de culture musulmane.

>>>> A lire aussi : Nus face au terrorisme : comment l’Europe pourrait se réarmer moralement et idéologiquement : la réponse de Bertrand Vergely

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