Nous sommes entrés dans l’ère de l’exponentiel et c’est un défi politique vertigineux<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Société
Un homme tient un iPhone dans une rue de Pékin.
Un homme tient un iPhone dans une rue de Pékin.
©FRÉDÉRIC J. BROWN / AFP

Fossé

Azeem Azhar, entrepreneur, fondateur de PeerIndex et créateur d'Exponential View, affirme dans son livre "Exponential" (Random House Business) que le monde a connu une évolution exponentielle de ses technologies alors que ses institutions progressaient lentement, créant un "fossé exponentiel". Les croissances exponentielles de la science, de la technologie et de l'économie génèrent des frictions de plus en plus importantes. Quels sont les défis et les risques de cette situation ?

Laurent Alexandre

Laurent Alexandre

Chirurgien de formation, également diplômé de Science Po, d'Hec et de l'Ena, Laurent Alexandre a fondé dans les années 1990 le site d’information Doctissimo. Il le revend en 2008 et développe DNA Vision, entreprise spécialisée dans le séquençage ADN. Auteur de La mort de la mort paru en 2011, Laurent Alexandre est un expert des bouleversements que va connaître l'humanité grâce aux progrès de la biotechnologie. 

Vous pouvez suivre Laurent Alexandre sur son compe Twitter : @dr_l_alexandre

 
Voir la bio »

Atlantico : Dans un livre récemment publié, "Exponential" chez Random House Business, Azeem Azhar, entrepreneur, fondateur de PeerIndex et créateur d' Exponential View, la principale plate-forme britannique d'analyse technologique approfondie, affirme que le monde a connu une évolution exponentielle de ses technologies tandis que ses institutions progressaient lentement, créant un « fossé exponentiel ». Est-ce que cette idée vous semble juste ?

Dr Laurent Alexandre : Cette idée est ancienne et on peut l'étendre aussi à notre fonctionnement cérébral. La génétique de notre cerveau s'est stabilisée il y a environ 50.000 ans. Nous avons donc un cerveau qui a 50.000 ans, des institutions qui ont plusieurs siècles, et des technologies démiurgiques qui croissent exponentiellement. Cela entraîne effectivement un double fossé entre le fonctionnement de notre cerveau -  et donc de notre morale -, les institutions, et la science et la technique.

Comment cela se matérialise-t-il ?

Hiroshima est le premier symbole du décalage entre notre morale, qui est fragile, notre agressivité, nos hormones, nos passions, et les pouvoirs d'homo deus. La bombe atomique est un bon exemple de ce gap. Il y en a d'autres. Le gap entre notre capacité à modifier notre cerveau, nos chromosomes, nos cellules, et des institutions, une régulation, une école qui n'ont pas suivi. La croissance exponentielle de la science, la technologie et l'économie crée des frictions de plus en plus importantes, car notre cerveau n'évolue pas de la même façon et que nos institutions sont également à la traîne.

Vous dites que ces frictions sont de plus en plus fortes. Est-ce parce que la technologie va de plus en plus loin ?

Oui, mais aussi parce que la technologie est passée, à partir de 1940, dans un modèle démiurgique. Homo Deus est né en 1940. La décennie 1940-1950 correspond à la découverte de l'ADN, la bombe atomique, le missile, le premier transistor, le premier ordinateur, la première fusée, l'avion à réaction... On pourrait multiplier les exemples. L'ensemble des technologies NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), ainsi que les technologies spatiales et les technologies nucléaires sont nées entre 1940 et 1950. Nos institutions, notre psychologie, notre morale n'ont pas suivi. C'est la raison pour laquelle certains transhumanistes défendent ce qu'ils appellent le moral enhancement, c'est-à-dire modifier génétiquement l'homme de manière à lui donner un sens moral qui lui permette de ne pas abuser de ses pouvoirs démiurgiques.

À Lire Aussi

Consulter Google en quête d’auto-diagnostic pourrait en fait se révéler... bénéfique 

Le fait que la technologie se soit multipliée dans notre quotidien (téléphones portables, ordinateurs, réalité virtuelle...) peut-il expliquer que le gap soit ressenti comme encore plus important qu'il ne l'a été ?

Nous voyons une accélération technologique et d'un autre côté, on a rarement vu une période avec des forces anti-progrès aussi fortes. Les collapsologues, les décroissants, tous les gens pessimistes qui nous annoncent la fin du monde... C'est quelque chose d'assez inédit. Dans la France de 1900, qui est une très grande puissance technologique et qui dépose un tiers des brevets scientifiques et technologiques de l'ensemble de la planète, on célèbre complètement le brevet, Pasteur, la tour Eiffel, l'automobile, les succès de la chimie, l'électricité, etc. Personne ne dit "la technologie nous mène à notre perte". Il y a un optimisme technologique immense en France en 1900, aussi fort qu'il l'est aujourd'hui dans les pays d'Asie de l'Est.

A l'inverse, nous sommes aujourd'hui en France passés dans une phase de pessimisme fort. On voit même des gens que l'on croyait plutôt pro-science comme Cédric Villani devenir décroissants, anti-5G et anti beaucoup des technologies modernes. Nous voyons à la fois une accélération de la technologie et l'apparition de mouvements anti-science et anti-progrès extrêmement forts, dans la mouvance écologico-collapsologue ou dans la mouvance anti-vaccins. Cette mouvance anti-technologies et anti-croissance, aujourd'hui très forte, n'existait pas au début du 20ème siècle. Il y avait des gens qui étaient anti-vaccin, mais globalement, les gens qui pensaient que la science était mauvaise étaient peu nombreux. Aujourd'hui, ils sont nombreux : il y a environ un tiers de Français qui sont anti-nouvelles technologies, anti-croissance, anti-progrès scientifique, etc.

À Lire Aussi

Des scientifiques travaillent à la création d’embryons mi-homme mi-singe

Comment peut-on relever un peu ce défi politique ?

Cela va être très difficile. C'est la grande chance de la Chine, qui a en face d'elle un Occident qui doute de lui et qui doute de la science. La Chine ne progresserait pas si vite, par rapport à nous, si nous n'étions pas dans une phase où nous doutons de la science, du progrès, de nos valeurs. Je ne crois pas qu'on va assister à une stabilisation de cette crise. Je pense, au contraire, que les collapsologues et les obscurantistes technologiques vont gagner des voix. Ce n'est pas un hasard si l'homme politique français qui était le plus favorable à la science, Jean-Luc Mélenchon, est devenu anti-OGM, antinucléaire, anti-science, anti-progrès, etc. C'est parce qu'il y a beaucoup de voix à piocher. La métamorphose complète de Mélenchon, qui était vraiment l'homme politique le plus pro-science de France il y a encore très peu d'années, est absolument spectaculaire.

Quels sont les défis et risques que pose cette situation ?

Le 21e siècle va être celui d'une opposition entre les transhumanistes et les conservateurs, entre les immenses pouvoirs technologiques démiurgiques que nous avons et une opposition de plus en plus forte à ces progrès technologiques. On l'a vu avec les anti Mariage pour tous qui étaient contre la fécondation in vitro, la PMA, etc. Demain, ils s'opposeront fortement à l'utérus artificiel, aux technologies de manipulation génétique, de modification neurotechnologique de nos enfants, etc. Ce conflit va structurer le 21e siècle. Il ne faut pas s'attendre à ce que cela se calme. Cela ne va faire que s'aggraver car les prochaines étapes technologiques seront incroyablement bouleversantes. Faire des bébés sans utérus, permettre à deux hommes ou deux femmes de faire des enfants sans avoir besoin génétiquement de l'autre sexe, cette modification de la fabrication de l'homme, cette industrialisation de la naissance, l'apparition du bébé à la carte avec la possibilité de choisir ses caractéristiques... Toutes ces technologies vont accentuer ce décalage et cette opposition philosophique et politique qui sera parfois violente entre les transhumanistes et les bio réactionnaires.

À Lire Aussi

Pour le patron de Google, l’intelligence artificielle sera plus puissante que la découverte du feu ou de l’électricité. Mais quand…?

Reprenons quelques chiffres sur la rapidité de l'évolution. Le premier iPhone avait 4 gigaoctets de mémoire. Le tout dernier, qui sort ce mois ci, a un téraoctet de mémoire.  Une multiplication par 250. Le nombre de transistors sur un circuit intégré est en train de dépasser 100 milliards, contre 16 en 1965. Le nombre d'opérations que fait un ordinateur est passé d'une opération par seconde en 1940 à 200 millions de milliards d'opérations par seconde aujourd'hui. Et si on prend le domaine de la biologie, le coût des enzymes permettant de modifier l'ADN a été divisé par 10 000 en dix ans et le et le coût du séquençage ADN a été divisé par 5 millions en vingt ans. Jamais dans l'Histoire on a vu un accroissement des pouvoirs technologique aussi rapide et un effondrement des coûts aussi extraordinairement rapide. Le prix des automobiles en 1900 baissait un peu, mais n'était pas divisé par 10 000 en quelques années.

Cela ne peut qu'aggraver les tensions parce que jadis, la croissance technologique était lente. Dans une vie, on voyait peu de modifications technologiques, il n'y avait donc pas de tension. Aujourd'hui, une même génération voit arriver plein de technologies qui heurtent ses valeurs, ses habitudes, son éducation. Entre la naissance et la mort de Louis XIV, il n'y a quasiment eu aucune innovation technologique scientifique significative. Louis XV a été le premier roi qui a vu au cours de sa vie une différence scientifique et technologique. A partir de 1750, à la fin de la vie de Louis XV, le progrès technologique commence à s'accélérer. D'ailleurs, Louis XV fera donner à son héritier, le futur Louis XVI, des cours d'électricité par le plus grand physicien spécialiste de l'électricité français du 18ème siècle, Nollet.

Tout change au tournant du siècle. Napoléon 1er, de son vivant, connaît cinq ou six révolutions technologiques extraordinaires : la montgolfière, le premier bateau à vapeur, la première locomotive à vapeur, les débuts de la photographie, la première pile électrique faite par Volta, les premières expérimentations de télégraphie... C'est la première fois qu'on voit, sur une vie, autant de modifications technologiques. Bien sûr, cela s'accélère au début du 20e avec l'électricité, le cinéma, l'avion, l'automobile, la chimie, etc. Ça s'accélère encore dans les années 1940. Et puis ça continue avec l'Internet, les smartphones, l'ordinateur individuel, à partir des années 1980-1990.

Finalement, cela ne fait que très peu de temps que les gens voient le monde changer.

Le sujet vous intéresse ?

À Lire Aussi

Cette découverte du programme d’intelligence artificielle de Google qui révolutionne la biologie et la médecinePannes des numéros d’urgence : sommes-nous des colosses aux pieds d’argile ?

Mots-Clés

Thématiques

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !