"Nos mains ont construit la France" : ce qu’il reste de la fierté et de la culture ouvrières dans la France de 2016<!-- --> | Atlantico.fr
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il y a des cultures ouvrières, qui étaient des cultures visant à rassembler les ouvriers. Autour d'activités sportives, de clubs sportifs ouvriers (Lens, Saint-Etienne...), qui agrégeaient des communautés ouvrières.
il y a des cultures ouvrières, qui étaient des cultures visant à rassembler les ouvriers. Autour d'activités sportives, de clubs sportifs ouvriers (Lens, Saint-Etienne...), qui agrégeaient des communautés ouvrières.
©Reuters

Héros oubliés

Durant la semaine de l'artisanat, France 3 a décidé de diffuser le premier volet de son documentaire sur la France ouvrière, souhaitant revenir sur l'âge d'or du monde ouvrier et les mutations qu'il a connu. En dépit du fait que la classe ouvrière soit toujours assez représentée dans la population active, l'identité qu'on leur connaissait semble s'effacer.

Sylvain Boulouque

Sylvain Boulouque

Sylvain Boulouque est historien, spécialiste du communisme, de l'anarchisme, du syndicalisme et de l'extrême gauche. Il est l'auteur de Mensonges en gilet jaune : Quand les réseaux sociaux et les bobards d'État font l'histoire (Serge Safran éditeur) ou bien encore de La gauche radicale : liens, lieux et luttes (2012-2017), à la Fondapol (Fondation pour l'innovation politique). 

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Atlantico : Ce lundi 14 mars, France 3 doit diffuser le premier volet de son documentaire sur la France ouvrière, pendant la semaine de l'artisanat 2016. Les ouvriers, autrefois l'une des premières forces sociales de France, existent-ils encore au sens d'identité ? Que reste-t-il aujourd'hui de la culture ouvrière ?

Sylvain Boulouque :Le monde ouvrier existe encore en France, et d'une manière asez importante puisqu'il représente entre 20 et 25% de la population active. Ce n'est donc pas un groupe qui a disparu. Néanmoins, en comparaison à l'age d'or du monde ouvrier, celui-ci s'est fortement rétracté et a beaucoup diminué. Il représentait en effet presque la moitié de la population active dans les années 1950-1970, autour de ce que l'on a appelé les Trentes glorieuses. Du fait de cette diminution numérique massive, l'impression que le monde ouvrier a disparu persiste. Ce n'est pas le cas.

Cela étant, le monde ouvrier est désormais devenu ce que l'on pourrait appelé un "continent morcelé". En tant que groupe, autant qu'en tant qu'expression collective, le monde ouvrier s'est effondré derrière le monde des employés et est désormais très divers, éparse, même s'il le reste moins que le groupe des employés. C'était, certes, le cas par le passé, mais la volonté unificatrice qui en émanait le masquait. Aujourd'hui, celle-ci a disparu et le groupe est dorénavant très éparse. Il y a des ouvriers, un peu partout, mais plus d'unité à proprement parler, et beaucoup moins de caractéristiques communes qu'auparavant.

Pour ce qui est de la culture ouvrière, le discours que l'on peut tenir est le même : il n'y a pas une culture ouvrière, il y a des cultures ouvrières, qui étaient (et sont encore parfois, très marginalement) des cultures visant à rassembler les ouvriers. Autour d'activités sportives, de clubs sportifs ouvriers (Lens, Saint-Etienne, notamment), par exemple, qui agrégeaient des communautés ouvrières. Cela permet la création d'une identité ouvrière assez forte, qu'on retrouve également au travers de cette même culture. D'un point de vue symbolique, cela pouvait être des lieux de rassemblements comme l'emblématique café où se réunissaient les gens après le travail. A ce titre (et en dépit des aspects négatifs que cela pouvait avoir), le café fait parti de la culture ouvrière. Enfin, le troisième élément primordial de cette culture ouvrière, c'est indéniablement le rapport au travail. Les ouvriers étaient des prolétaires - concrètement, des gens qui produisaient avec leurs mains. Ce rapport au travail se retrouvait dans la fierté issue de la conception d'un objet, fusse un meuble, une pièce de voiture permettant l'assemblage final, etc. Cette fierté du monde ouvrier autour de ces aspects-là était réel.

Mais en dépit de ces trois points que l'on retrouve globalement dans toutes les cultures ouvrières, en plus de la difficulté générale du travail (souvent en usine, toujours en 3x8h) et des faibles espérances de vies, il subsiste de nombreuses différences. Les diversités régionales, pour ne citer qu'elles, était extrêmement fortes. Être ouvrier dans la région nantaise, ce n'était pas être ouvrier dans la région lilloise. Bien entendu, cela dépendait du corps de métier auquel appartenait l'ouvrier : être ouvrier du bâtiment sous-entendait avoir une certaine liberté, quand être ouvrier dans la métallurgie impliquait des rythmes de travail beaucoup plus réguliers.

Aujourd'hui, il est clair que l'identité ouvrière est en train de se dissoudre, ne serait-ce qu'en raison du fait qu'il y a de moins en moins d'ouvriers. Il reste des îlots de culture ouvrière, mais globalement, ils restent des îlots. La diversité complète des moyens de communication, l'avènement de nouvelles technologies dans la culture a, somme toute, diminué le nombre de lieux de rassemblements et de communauté. Le monde du travail ne se retrouve plus au café, par exemple. Ce qui gravitait autour du collectif auparavant est désormais très individuel, voire individualiste. Cela implique nécessairement un désagrègement de cette culture ouvrière dans la société... mais pas que. Si c'est extrêmement marqué dans le monde ouvrier, c'est également vrai pour bien d'autres corps professionnels. Localement, la culture ouvrière se maintient peut-être encore, mais sous d'autres formes.

Les métiers manuels, s'ils ne sont pas hautement qualifiés, sont souvent moins bien considérés. Dans quelle mesure existe-t-il un certain mépris à l'égard de l'artisan et de l'ouvrier aujourd'hui en France, et de façon plus générale en Occident ?

Il y existe effectivement un mépris, dans la mesure où il y a des affrontements sociaux au sein de nos sociétés. Les gens ne nourrissent pas nécessairement les mêmes intérêts. En outre, d'une manière générale les ouvriers n'avaient pas fait beaucoup d'études et étaient souvent peu qualifiés. Le mépris était à la fois social (ils ne touchaient pas beaucoup d'argent) mais aussi culturel. Il a été traduit, par ailleurs, dans Germinal d'Emile Zola, bien que ce soit fait d'une façon assez caricaturale et pas nécessairement représentative de ce qui s'est passé dans la majorité des cas. Ce n'était pas ainsi partout.

Cela étant, dans le reste de la société, il existait un certain respect pour la société. Le nombre d'ouvriers faisait que ceux-ci étaient respectés et, d'autre part, il existait un certain nombre d'organisations qui se réclamaient des ouvriers et exigeaient qu'ils soient respectés en tant que tel. De facto, personne n'aurait osé afficher un tel mépris ouvertement. Il existait, mais il n'était pas clairement affiché. Aujourd'hui, dans une certaine mesure, il est fiché bien plus ouvertement. C'est lié au fait des réseaux sociaux et de la libre expression sur Internet : elle provoque une certaine acrimonie à l'égard des autres groupes sociaux (ce qui n'est pas propre aux ouvriers). Terra Nova, par exemple, avait publié une étude il y a quelques années dans laquelle il était conseillé aux dirigeants socialistes de ne plus s'occuper des ouvriers puisqu'ils étaient devenus un groupe minoritaire, marginal, et qu'il valait mieux se concentrer sur d'autres groupes. Autre expression, dont on ignore si elle est vrai, ce sont les ouvriers "sans-dents" de François Hollande. C'est revenir à l'expression empruntée à Victor Hugo, qui fait référence aux gens vendant leurs dents.

Mais au fond, plus que du mépris, les ouvriers souffrent davantage d'une forme d'oubli aujourd'hui. C'est lié au fait qu'il ne s'agisse plus d'un groupe doté de porte-voix ou de porte-parole. On ne se rend plus compte qu'il existe un groupe ouvrier. Cela vient également du fait que les gens qui se réclamaient du monde ouvrier ont estimé qu'il y avait à la fois les ouvriers, mais également d'autres groupes sociaux qu'il fallait écouter. Cela concernait les immigrés, les femmes, et plusieurs autres minorités. En un sens, le groupe ouvrier a été oublié au profit des autres minorités, dans la volonté d'émanciper celles-ci. Défendre les ouvriers est peu à peu devenu secondaire. Enfin, c'est également lié au fait que le monde ouvrier décline en raison de la désindustrialisation... Le monde ouvrier n'est plus la force principale dans la société française.

A l'heure où la désindustrialisation française et européenne est désormais presque acquise, que dire de la représentation politique de l'ouvrier ? N'est-elle pas condamnée à disparaître à terme ?

Il existe deux possibilités. Cela dépend de la mondialisation et de son évolution : il n'est pas impossible que celle-ci suive le chemin entamé aux Etats-Unis, à savoir celui de relocalisations. Si relocalisation il y a, des groupes ouvriers pourraient émerger de nouveau. Pour l'heure, cela ne semble pas être le cas, mais c'est une possibilité.

Le groupe ouvrier en tant que tel a effectivement tendance à disparaître, dans la mesure où la majeure partie des ouvriers du monde se trouvent aujourd'hui en Asie du Sud-Est, dans ce qu'on appelle justement "l'atelier du monde". Le groupe ouvrier s'est réduit et a perdu sa capacité à se faire entendre. Il y a la conjonction de deux phénomènes actuellement. Le Parti communiste et le Parti socialiste, qui fédéraient les ouvriers,  ont tendance à disparaître. Les ouvriers se sont donc retrouvés sans représentation réelle. Le succès du Front National dans le monde du travail est en partie dû à la protestation contre la mondialisation, qui touche un certain nombre d'ouvriers. Sur la globalité du XXème siècle, les ouvriers ont essentiellement voté socialiste. Il y a désormais un sentiment d'abandon, mais ce ne sont pas les ouvriers qui votaient PC qui votent aujourd'hui FN : ce sont leurs enfants et leurs petits-enfants. Le changement est générationnel.

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