Non, la crise finale du capitalisme n’est pas arrivée<!-- --> | Atlantico.fr
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Un piéton passe devant un magasin barricadé avec des grafittis dans une rue de Paris, le 17 décembre 2019
Un piéton passe devant un magasin barricadé avec des grafittis dans une rue de Paris, le 17 décembre 2019
©FRANCOIS GUILLOT / AFP

En crise, vraiment ?

Les racines des mécontentements politiques actuels sont à chercher ailleurs

Branko Milanovic

Branko Milanovic

Branko Milanovic est chercheur de premier plan sur les questions relatives aux inégalités, notamment de revenus. Ancien économiste en chef du département de recherches économiques de la Banque mondiale, il a rejoint en juin 2014 le Graduate Center en tant que professeur présidentiel invité.

Il est également professeur au LIS Center, et l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Global Inequality - A New Approach for the Age of Globalization et The Haves and the Have-Nots : A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality.

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Nous avons récemment vu survenir une avalanche d'articles et de livres sur la « crise du capitalisme », prédisant sa disparition ou son dépassement. Pour ceux qui sont assez vieux pour se souvenir des années 1990, il y a une étrange similitude avec la littérature de l'époque qui affirmait que la fin hégélienne de l'histoire était arrivée. Cette dernière s'est avérée fausse. La littérature d’aujourd’hui connaîtra je crois, le même destin car elle est erronée sur le plan factuel et diagnostique mal le problème.

Non seulement l’examen de la réalité ne révèle pas de crise du capitalisme mais il permet même de soutenir au contraire qu’il est dans une forme éblouissante, peut-être même la plus grande qu’il ait jamais connu, à la fois en termes d'étendue géographique comme d'expansion dans des domaines (comme le temps libre ou les réseaux sociaux) où il a créé des marchés entièrement nouveaux et transformé en marchandise des choses qui, historiquement, n'avaient jamais été des objets de transaction.

Géographiquement, le capitalisme est aujourd'hui le mode de production dominant (voire unique) dans le monde entier, que ce soit en Suède où le secteur privé emploie plus de 70 % de la main-d'œuvre, aux États-Unis où il en emploie 85 % ou en Chine où le secteur privé (organisé de manière capitaliste) produit 80 % de la valeur ajoutée. Ce n'était évidemment pas le cas avant la chute du communisme en Europe de l'Est et en Russie, ni avant que la Chine ne s'engage dans ce qui est appelé par euphémisme "transformation" mais qui était en réalité le remplacement du socialisme par des rapports de production capitalistes.

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En outre, grâce à la mondialisation et aux révolutions technologiques, un certain nombre de nouveaux marchés, jusqu'alors inexistants, ont été créés : un énorme marché des données personnelles, des marchés de la location de voitures et de maisons (aucun de ces marchés n'était capital avant la création d'Uber, Lyft, Airbnb, etc.), un marché de l’hébergement des travailleurs indépendants (qui n'existait pas avant WeWork) et un certain nombre d'autres marchés tels que ceux de la prise en charge des personnes âgées, des enfants ou des animaux domestiques, le marché de la cuisine et de la livraison de nourriture, le marché des corvées de shopping, etc.

L'importance sociale de ces nouveaux marchés réside dans le fait qu'ils créent de nouveaux capitaux et, en donnant un prix à des choses qui n'en avaient pas auparavant, transforment de simples marchandises (valeur d'usage) en produits de base (valeur d'échange). Cette expansion capitaliste n'est pas fondamentalement différente de l'expansion du capitalisme dans l'Europe du XVIIIème et XIXème siècle, celle discutée à la fois par Adam Smith et Karl Marx. Une fois que de nouveaux marchés sont créés, une valeur fictive est attribuée à tous ces biens ou activités. Cela ne signifie pas que nous nous précipitions tous pour louer nos maisons ou transformer nos voitures en taxis et nous mêmes en chauffeurs, mais cela signifie que nous sommes conscients de la perte financière que nous subissons en ne le faisant pas. Pour beaucoup d'entre nous, dès que le prix sera bon (que ce soit parce que notre situation change ou que le prix relatif augmente), nous rejoindrons les nouveaux marchés et les renforcerons ainsi.

Ces nouveaux marchés sont fragmentés, en ce sens qu'ils requièrent rarement une journée entière de travail. La marchandisation va donc de pair avec l’économie liée aux plateformes. Dans cette économie ubérisée, nous sommes à la fois fournisseurs de services (nous pouvons livrer des pizzas l'après-midi) et acheteurs de nombreux services qui n'étaient pas monétisés auparavant (les services déjà mentionnés : nettoyage, cuisine, soins infirmiers). Cela permet aux individus de satisfaire tous leurs besoins sur le marché et, à plus long terme, soulève de grandes questions telles que l'utilité et la survie de la famille.

Mais si le capitalisme s'est tellement répandu dans toutes les directions, pourquoi parle-t-on de sa crise ? Parce que son malaise est censé toucher le monde entier mais se limite en réalité aux pays riches occidentaux. Le malaise occidental est le produit d'une distribution inégale des gains de la mondialisation à travers la planète, un résultat pas très différent de ce qui s'est passé lors de la mondialisation du XIXème siècle, lorsque les gains ont été récoltés de manière disproportionnée par les Européens. Mais cette fois-ci à l’inverse, 

Lorsque ce nouvel élan de mondialisation a commencé, il a été politiquement "vendu" en Occident, d'autant plus qu'il s'inscrivait dans la foulée de la "fin de l'histoire", en partant du principe qu'il profiterait principalement aux pays riches et à leurs populations. Le résultat a été tout le contraire. Il a surtout profité à l'Asie, à des pays très peuplés comme la Chine, l'Inde, le Vietnam, l'Indonésie. C'est l'écart entre les attentes des classes moyennes occidentales et la faible croissance de leurs revenus, ainsi que leur recul dans la hiérarchie mondiale des revenus, qui alimente le mécontentement à l'égard de la mondialisation. Celle-ci est diagnostiquée à tort comme une insatisfaction à l'égard du capitalisme.

Un autre problème a aussi compliqué la situation. L'extension de l'approche de marché aux sociétés dans tous (ou presque tous) leurs aspects, qui est en effet une caractéristique du capitalisme avancé, a également transformé la politique en une activité commerciale. En principe, la politique, pas plus que notre temps libre, n'était considérée comme un domaine de transactions commerciales. Mais les deux le sont devenus. Cela a rendu la politique plus corrompue. Elle est désormais considérée comme n'importe quelle autre activité, où même si l'on ne se livre pas à une corruption explicite pendant son mandat politique, on utilise les relations et les connaissances acquises en politique pour gagner de l'argent par la suite. Ce type de marchandisation a engendré un cynisme et un désenchantement généralisés à l'égard de la politique traditionnelle et des politiciens.

Ainsi, la crise n'est pas celle du capitalisme en soi, mais celle qui résulte des effets inégaux de la mondialisation et de l'expansion capitaliste dans des secteurs qui n'étaient traditionnellement pas considérés comme aptes à la commercialisation. En d'autres termes, le capitalisme est devenu trop puissant et, dans certains cas, il est entré en collision avec des croyances fortement ancrées. Soit il poursuivra sa conquête de sphères plus nombreuses, mais non commercialisées, soit il devra être contrôlé et son "champ d'action" réduit à ce qu'il était auparavant.   

Branko Milanovic

Cet article a été initialement publié sur le site de Branko Milanovic : cliquez ICI (https://branko2f7.substack.com/p/why-it-is-not-the-crisis-of-capitalism)

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