Napoléon, faussaire devant l’histoire ou légende justifiée ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Une statue de l'empereur Napoléon Bonaparte.
Une statue de l'empereur Napoléon Bonaparte.
©Pascal POCHARD-CASABIANCA / AFP

Bonnes feuilles

Philippe Courroye a publié « Accusé Napoléon, levez-vous ! » aux éditions Robert Laffont. Alors que des centaines de nos rues et avenues célèbrent ses victoires et ses maréchaux, très peu honorent sa mémoire. Quant aux rares lignes que lui consacrent les manuels scolaires, elles sont le plus souvent critiques. Napoléon Bonaparte mérite-t-il cet oubli, voire ce blâme de l'Histoire ? Extrait 2/2.

Philippe Courroye

Philippe Courroye

Philippe Courroye a été juge d'instruction et substitut général de la cour d'appel de Lyon, premier juge d'instruction au pôle économique et financier de Paris, puis procureur de la République au tribunal de grande instance de Nanterre (2007-2012). Depuis 2012, il est avocat général près la cour d'appel de Paris.

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De lui, l’imagerie populaire conserve d’abord la figure du chef de guerre : l’Empereur, à pied ou à cheval, coiffé de son légendaire bicorne, en costume vert de colonel de chasseur de la garde, revêtu de sa redingote grise, lunette à la main, dirige la bataille.

Sur les quatorze années et cent quarante-deux jours qu’aura duré son règne, il passera plus de cinq ans et quarante-deux jours hors de Paris, essentiellement en campagne. La guerre a donc occupé une place essentielle dans sa vie.

L’envol de l’Aigle soldat

Mais, au fond, rien d’étonnant à cela puisque, comme nous l’avons rappelé, Napoléon est d’abord un militaire.

Nous l’avons vu arriver en mai 1799 à l’âge de neuf ans à l’école militaire de Brienne, où il étudiera cinq ans. Outre évidemment le sens de la discipline, il y acquiert les bases d’une culture générale classique : histoire de l’Antiquité et de la France, latin, grands auteurs, géographie, mathématiques.

Mais l’intégration dans cette école du continent ne se fait pas sans difficultés pour le petit Corse. Il est moqué pour ses origines et son accent, qu’il conservera. Son prénom inconnu, difficilement prononçable, devient la risée de ses camarades qui le surnomment « la paille au nez». À Brienne, Napoléon laisse le souvenir d’un élève solitaire, taciturne, qui se réfugie dans la lecture. Toutefois, son condisciple Bourrienne (qui, plus tard, deviendra le secrétaire de l’Empereur) rapporte que le jeune Napoléon révèle déjà une aptitude certaine au commandement. Une gravure célèbre le représente dirigeant l’assaut lors d’une bataille de boules de neige entre élèves dans la cour de l’école.

En 1784, il est sélectionné de justesse pour intégrer la prestigieuse École militaire à Paris. Élève studieux mais à beaucoup d’égards autodidacte, il acquiert par ses lectures personnelles une multitude de connaissances très diversifiées. Déjà très jeune, Napoléon Bonaparte apparaît hors de tout cadre. Il sortira d’ailleurs de l’École militaire avec un rang médiocre : 42e sur 58. La mort de son père survenue en 1785 l’oblige à prendre encore davantage en main les rênes de sa destinée.

Le voici à seize ans reçu à son examen d’officier. Le jeune lieutenant artilleur commence sa vie de garnison par sa première affectation dans un régiment à Valence.

Militaire de carrière, c’est par des succès militaires que Napoléon va se faire connaître, s’imposer et parvenir très tôt au pouvoir. À l’inverse d’une autre grande figure, Charles de Gaulle, qui, à cinquante ans, entre dans l’histoire non du fait de ses mérites militaires, mais en raison des circonstances nées de la débâcle de 1940.

Ainsi que nous l’avons évoqué précédemment, de l’épisode du siège de Toulon date réellement l’envol de son destin. Lors de cette bataille se révèlent son caractère et son sens de la stratégie.

Juillet 1793. Toulon a été livré aux Anglais par les royalistes. Depuis, une armée de la Révolution française tente de reprendre la ville, manœuvre difficile, car la flotte anglaise contrôle le port et l’accès à la mer. Venant d’être promu chef de bataillon, le jeune Bonaparte est parmi les 120000 Français qui combattent là. Mais il ne va pas rester longtemps anonyme. Jusqu’alors, la stratégie de ses supérieurs s’enferre dans des attaques d’infanterie classiques vouées à l’échec. Le jeune artilleur propose une tactique novatrice qu’il parvient à imposer. Il faut disposer des batteries d’artillerie à différents endroits stratégiques pour obtenir une concentration de feu. La ville va alors tomber. Le commandement est réticent puis se laisse convaincre par la fougue de Bonaparte. La prise du fort de l’Aiguillette lui permet d’installer des canons sur une position dominant la rade. Au milieu de ses canonniers, à «la batterie des hommes sans peur », le jeune Napoléon dirige les opérations, augmente les cadences, oriente les tirs, encourage les hommes. Il est partout, démontrant son courage et son ardeur. Toujours en première ligne, il sera d’ailleurs blessé à la jambe le 17 décembre, ce qui ne l’empêche pas de rester à son poste de combat.

Sa stratégie consistant à faire primer l’artillerie sur les assauts traditionnels d’infanterie est la bonne. Elle met l’armée et la flotte anglaises en déroute. Le 19 décembre, les troupes françaises victorieuses entrent dans Toulon.

Bonaparte y était arrivé avec le grade de chef de bataillon. Il en repart avec celui de général de brigade. Il n’a que vingt-quatre ans.

Toulon, pierre angulaire de sa carrière. Chant du départ vers la gloire. Toulon, l’envol de l’Aigle.

Et creuset de compagnonnage, puisque c’est ici qu’il se lie avec quelques fidèles qui l’accompagneront dans la suite de l’exceptionnelle aventure qui l’attend : Duroc, Marmont, Suchet…

Mais cette éclatante victoire ne constitue pas une assurance tous risques. Voici Bonaparte nommé commandant de l’artillerie, grâce à la protection d’Augustin de Robespierre, frère de celui qui dirige la France à l’époque. Il est chargé de préparer des plans d’attaque contre l’Italie. Mais la chute de l’Incorruptible en juillet 1794 va contrarier son envol et le met en difficulté : brève incarcération au fort d’Antibes. Radiation des cadres de l’artillerie et affectation, qu’il refuse, au commandement d’une brigade d’infanterie en Vendée. Le destin semble lui tourner le dos. C’est l’époque où il loge dans un hôtel misérable et traîne dans les rues de Paris, négligé, famélique, le teint hâve et presque maladif.

Mais comment la République en danger pourrait-elle se passer d’un concours si précieux ? Barras, qui désormais joue un rôle politique de premier plan, le prend sous son aile. Le nouveau pouvoir le charge de réprimer à Paris l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795). Pour le jeune général, c’est une chance unique de rebondir. Secondé par Murat, il fait tonner les canons devant l’église Saint-Roch et assure la protection des voies qui conduisent aux Tuileries. Les insurgés royalistes se débandent face à l’efficace artillerie de Bonaparte qui, ce jour-là, démontre une nouvelle fois sa fermeté, sa sagacité militaire et son aptitude à rétablir l’ordre. À compter de cet épisode, il est surnommé «le général Vendémiaire». Son sens politique lui permet aussi d’être fort bien vu du pouvoir qu’il a en quelque sorte sauvé.

L’art de la guerre

Car, de l’énergie, il en faut pour le suivre ! Avant l’heure, il a inventé la Blitzkrieg, la guerre éclair. Ce n’est pas un hasard si Clausewitz, le grand maître en stratégie, l’a élevé au rang de «dieu de la Guerre». Jusqu’alors, la doctrine militaire reposait essentiellement sur une conception défensive du combat : tenir une position, art d’assiéger une place forte.

Napoléon invente une nouvelle forme de guerre : celle de la manœuvre rapide qui provoque la surprise. L’offensive et la recherche de l’engagement. Fondements stratégiques qu’il a résumés dans cette sorte d’équation : «La force d’une armée comme la quantité de mouvement en mécanique s’évalue par la masse multipliée par la vitesse.» Selon lui, il faut livrer une bataille décisive par une manœuvre rapide qui surprend, déstabilise et démoralise l’ennemi. «Réunir ses feux contre un seul point. La brèche étant faite, l’équilibre est rompu, tout le reste devient inutile.» Il aura recours à cette stratégie soit en fondant sur les arrières pour envelopper l’adversaire (techniques utilisées à Ulm en 1805 et à Friedland en 1807), soit en enfonçant le centre des armées ennemies pour les diviser et les battre séparément (campagne d’Italie). Chez Napoléon, la réussite de cette stratégie ne doit rien à la modernité de l’armement de ses soldats. Le fusil est toujours celui de Louis XV datant de 1774. Et le canon celui de Gribeauval de 1765. Elle est le fruit des intuitions visionnaires de Napoléon, de son sens stratégique et de sa capacité à s’adapter au terrain. En cela, il s’inspire de la stratégie de Frédéric II de Prusse qui, grâce à la mobilité de son armée, a remporté la guerre de Sept Ans. Mais Napoléon n’a jamais théorisé sa stratégie. «L’art de la guerre est un art simple et tout d’exécution. Tout y est bon sens, rien n’y est idéologie.» La guerre doit évidemment respecter certains principes que tout officier se doit de connaître. Mais ce n’est pas une science. Tout dépend de l’appréciation des forces en présence, de la qualité des soldats, de leur motivation, du terrain, et de la capacité du chef à s’adapter aux événements par nature si changeants. Le coup d’œil et l’intuition, pourrait-on résumer. Notons que Napoléon Bonaparte se surpasse quand il est en difficulté numérique ou stratégique. Il se montre alors encore plus imaginatif et mobile. Mais il ne faudrait pas en déduire qu’il n’est qu’un amateur s’en remettant à l’improvisation ou au hasard. Chaque opération est soigneusement préparée, pensée et le terrain préalablement reconnu par une étude topographique minutieuse.

Cet art de l’exécution, il l’expérimentera avec plus ou moins de bonheur au cours de ses campagnes militaires et des 80 batailles auxquelles il a personnellement participé. Pour l’illustrer, voyageons dans l’histoire aux côtés de Napoléon et ouvrons trois pages glorieuses où se révèlent la volonté, la chance et l’intuition de génie du chef de guerre : au Grand-Saint-Bernard, à Marengo et enfin à Austerlitz.

Le Grand-Saint-Bernard ou l’exploit d’Hannibal renouvelé

Si un exploit logistique témoigne du triomphe de la volonté de Napoléon sur la géographie, c’est bien le passage du col du Grand-Saint-Bernard.

Nous sommes en 1800. Le Premier Consul vient de s’emparer du pouvoir mais la situation diplomatique et militaire laissée par le Directoire n’est guère brillante. Alors que Bonaparte était en Égypte, la France a perdu l’essentiel des territoires conquis lors des campagnes d’Italie à l’exception de la Suisse et de la région de Gênes. L’Autriche a repris l’offensive et menace désormais l’Alsace et la Provence. Outre le train des réformes de l’État évoqué précédemment, l’autre priorité du Premier Consul est de desserrer militairement cet étau. Il lui faut battre les Autrichiens puis conclure la paix avec Vienne. Ainsi élabore-t-il un plan de campagne sophistiqué. Tandis que Masséna occupera l’armée autrichienne dans la région de Gênes, lui, Bonaparte, conduira une armée à travers les Alpes. Par cette manœuvre surprise, il prendra les Autrichiens à revers, coupera leurs communications et les contraindra à capituler.

Ce plan nécessite une préparation attentive et une exécution rapide. Sans oublier une part de ruse : une armée est discrètement réunie entre Dijon et Lyon, pouvant laisser penser qu’elle fera route vers le Rhin. Baptisée «armée de réserve» pour tromper l’ennemi, elle est en réalité composée de troupes de qualité auxquelles s’est adjointe la garde consulaire.

Reste le plus difficile : le passage du col du Grand-Saint-Bernard, réputé infranchissable pour une armée. Or, en 218 avant Jésus-Christ, Hannibal l’a traversé avec ses soldats et ses éléphants. Comment lui, Bonaparte, n’y parviendrait-il pas ? N’affirme-t-il pas qu’«impossible n’est pas français»?

Le 14 mai, l’armée de Napoléon est au pied de cette muraille enneigée du Saint-Bernard. Jusqu’à Martigny tout se déroulait normalement. Mais c’était la plaine. Désormais, il faut faire franchir un col haut de 2500 mètres, à travers des gorges, à une armée de 40000 hommes équipés de 100 canons, de chevaux et de vivres. Trop légers, les uniformes de drap des soldats les protègent mal du vent glacial qui s’engouffre dans les défilés et les chemins escarpés. Le sol, boueux au début, se recouvre vite d’une neige épaisse qui entrave la progression de la troupe. Il faut avancer en silence au risque de déclencher des avalanches. S’enfonçant dans la neige, les hommes tentent péniblement de se faufiler dans des passages escarpés souvent vertigineux. La tempête s’en mêle. Certains soldats meurent de froid; d’autres sont emportés par des avalanches. Le plus difficile est de hisser les canons dont les fûts pèsent parfois plus de 800 kilos. Des chariots avaient été prévus à cet effet mais ils s’avèrent inadaptés au terrain. Les mulets qui les tirent dérapent. Des canons dévalent dans les pentes et sont perdus. Faudra-t-il renoncer ? Jamais, dit Bonaparte ! C’est alors qu’un vieux paysan suggère de placer les fûts des canons dans des troncs d’arbre évidés qui seront tirés par les hommes et les mulets. La technique du montagnard se révèle efficace. Soldats, chevaux et artillerie passent ainsi la gorge et parviennent après plusieurs jours d’épreuve à l’Hospice du Grand-Saint-Bernard. Bonaparte trouve refuge chez les moines. L’armée conduite par le Premier Consul et Lannes peut ensuite redescendre dans la plaine et surprendre les Autrichiens. Deux mille ans après le général carthaginois, Napoléon a réitéré l’exploit d’Hannibal.

La chance miraculeuse de Marengo

Lorsqu’on vantait devant Napoléon les mérites d’un général, il ne manquait jamais de demander : «Oui, mais a-t-il de la chance ?» À Marengo, le 14 juin 1800, il a pu mesurer combien la chance doit être aux côtés du chef de guerre.

Ce jour-là, tout manque de basculer. Bonaparte livre bataille contre des Autrichiens en nombre légèrement inférieur aux Français. Mais l’ennemi dispose de beaucoup plus de canons (180 contre 15) et du double de cavaliers. Les flancs droit et gauche de l’armée française sont enfoncés par les charges de la cavalerie autrichienne. Vers le milieu de l’après-midi, et en dépit du renfort de la vaillante garde consulaire, la défaite semble certaine.

Mais, prévoyant, Bonaparte a auparavant envoyé plusieurs estafettes au général Desaix pour qu’il rejoigne au plus vite Marengo avec ses 6000 hommes. Un peu plus tard, alors que tout apparaît perdu, le Premier Consul aperçoit dans sa lunette un corps de troupe qui fait rapidement mouvement vers le champ de bataille. C’est Desaix! Et avec lui survient le miracle qui va transformer une bataille perdue en fulgurante victoire française. Marengo, qui voit aussi la dernière heure du sauveur, puisque Desaix tombe au combat, mortellement touché d’une balle au cœur.

Souvent, pour raviver le moral des soldats et leur rappeler que les seules batailles perdues sont celles qui ne sont pas livrées, Napoléon évoquera le souvenir de Marengo. Ce jour-là, la chance était avec lui, contrairement à Waterloo où elle lui tournera le dos, l’armée de Grouchy ne rejoignant pas le champ de bataille. Marengo, victoire décisive, qui décide de la paix signée avec l’Autriche à Lunéville en février 1801.

Alors qu’il est à l’agonie à Sainte-Hélène, ses compagnons penchés sur son chevet l’entendent murmurer : «Desaix, Desaix, ah ! la victoire se décide ! » «Fallait-il que cette heure eût marqué sa vie», écrira Louis Madelin, grand biographe de Napoléon.

Le soleil d’Austerlitz

1802. L’Angleterre et la France ont enfin signé la paix à Amiens. Ces heures fastes du règne de Napoléon, celles où les puissances européennes, pour la première fois depuis longtemps, ne font plus la guerre à notre pays, ne vont, hélas, pas durer.

Très vite, la Grande-Bretagne comprend que la politique du Premier Consul contrevient à ses intérêts économiques : le protectionnisme français bloque ses débouchés industriels et menace ses importations essentielles, notamment dans le domaine agricole.

Une nouvelle coalition, initiée par l’Angleterre et regroupant également l’Autriche et la Russie, se ligue à nouveau contre la France en 1805.

Prévoyant, Napoléon a commencé dès 1803 à masser des troupes à Boulogne en raison des tensions avec l’Angleterre. En 1805, le camp de Boulogne regroupe 200000 soldats, dans la perspective d’un plan d’invasion de la Grande-Bretagne qui, selon l’Empereur, porterait un coup fatal à cet ennemi et assurerait une paix durable en Europe. Mais fin août, il doit renoncer à ce dessein, la flotte française n’ayant pas gagné Brest comme prévu. Napoléon décide alors de changer son fusil d’épaule et de frapper vite en surprenant l’ennemi à l’est. C’est le plan fulgurant dicté à Daru. L’armée concentrée à Boulogne fait volte-face et se dirige à marche forcée vers le Rhin. Jamais jusqu’alors une armée n’aura progressé si vite. Certains jours les soldats de Napoléon ont avancé de 60 kilomètres, soit autant que les blindés du général allemand Guderian en 1940.

Cette guerre éclair, conçue par le cerveau de Napoléon, surprend l’adversaire et se voit couronnée de succès. Ulm tombe le 20 octobre. L’Autriche a déjà perdu 50000 hommes depuis le début de cette offensive. Le 14 novembre, Napoléon fait son entrée dans Vienne avec sa Grande Armée.

Mais il reste un coup décisif à porter aux troupes austro-russes. Ce sera fait à Austerlitz le 2 décembre 1805. Avec cette victoire s’illustre le génie militaire de Napoléon, dont la stratégie lors de la bataille est encore enseignée à l’École de guerre.

Ce jour-là, les armées des trois empereurs (russe, autrichien et français) se retrouvent face à face sur un champ de bataille situé à 200 kilomètres de Prague. Le corps d’armée de Davout a couvert les 130 kilomètres qui séparent Vienne d’Austerlitz en deux jours seulement.

Nous sommes à la veille de la bataille. Soldat au milieu des soldats, Napoléon fait le tour des bivouacs. Devant les bataillons rassemblés, les officiers lisent la proclamation restée célèbre : elle dévoile les grandes lignes de la tactique que l’Empereur s’apprête à déployer le lendemain. Tout en rassurant les troupes, elle électrise les énergies.

«Soldats, je dirigerai moi-même tous vos bataillons. Je me tiendrai loin du feu si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la confusion dans les rangs ennemis. Mais si la victoire était incertaine, vous verriez votre empereur s’exposer au premier coup de feu.» Voilà de quoi mobiliser infailliblement les ardeurs.

Après un dîner expédié, accompagné toutefois de son traditionnel verre de chambertin, l’Empereur s’endort sur deux chaises face au feu, sous le regard admiratif de ses maréchaux. Rêve-t-il que, il y a un an jour pour jour, il pénétrait dans la nef de Notre-Dame pour s’y faire sacrer empereur ? Ou ses songes ne sont-ils habités que des manœuvres du lendemain? À minuit, les soldats allument des torches pour célébrer l’anniversaire du couronnement.

Une nouvelle fois dans ce face-à-face militaire, l’Empereur n’apparaît pas en position de force. Il oppose 73000 hommes aux forces austro-russes qui en comptent 85000. Mais surtout, il dispose de deux fois moins de canons que l’ennemi. Qu’importe ! il a tout prévu. Son avantage ? Avoir parfaitement reconnu le terrain qu’il connaît désormais aussi bien que Saint-Cloud! Et c’est cette infériorité qui va lui conférer la victoire. Car il pense que ses adversaires, par excès de confiance, vont commettre l’erreur de l’attaquer sans attendre leurs renforts.

L’enjeu topographique, c’est le fameux plateau de Pratzen qui surplombe le champ de bataille. Qui le tient gagnera la bataille ! Le génie de Napoléon consiste à abandonner aux Austro-Russes cette position dominante. «Si je voulais empêcher l’ennemi de passer, c’est ici que je me placerais. Mais je n’aurais qu’une bataille ordinaire. Si, au contraire, je resserre ma droite en la retirant vers Brünn et si les Russes abandonnent ces hauteurs […], ils seront perdus et sans ressources.»

Et c’est exactement ce qui se passe.

Vers sept heures, les troupes austro-russes descendent du plateau pour foncer sur l’aile droite française, volontairement très dégarnie, commandée par Davout. Pendant ce temps, dissimulées par la brume, les troupes de Soult ont commencé à gravir les pentes de Pratzen. Ainsi, l’ennemi est pris en tenaille par surprise. Vers neuf heures, le général russe Koutouzov (que l’on retrouvera en 1812 lors de la campagne de Russie) comprend son erreur. Mais il est trop tard. Il tente en vain de reprendre pied sur le plateau vers lequel converge toute son armée. Le brouillard s’est dissipé, laissant place au «soleil d’Austerlitz» annonciateur d’un beau succès pour Napoléon. Les troupes françaises galvanisées chantent : «On va leur percer le flanc.» La cavalerie de Bessières, appuyée par la garde impériale, décime les régiments russes conduits par la fine fleur de l’aristocratie de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Les ennemis, pris à revers, sabrés, mitraillés, se replient piteusement. Ils s’enfuient en direction des étangs gelés. L’artillerie française les pilonne pour faire éclater la glace. Le Bulletin de la Grande Armée écrira que 20000 Russes ont ainsi péri noyés. La vérité historique est sans doute bien en deçà de ces pertes. Mais on peut pardonner à Napoléon d’avoir enjolivé à son profit le succès de cette bataille où l’adversaire déplorera 35000 tués ou blessés, la perte de 180 canons, 11 000 prisonniers et la prise de 45 drapeaux. Côté français, 1500 soldats ont été tués et 6 500 blessés. La victoire est nette, sans appel et tout s’est déroulé conformément à la stratégie prévue. Elle mettra fin à la troisième coalition par la signature de la paix de Presbourg le 26 décembre 1805. Cette éclatante victoire sur les deux empereurs permet à Napoléon de devenir roi d’Italie et d’ôter à l’Autriche Venise, la Dalmatie, le Tyrol, Trente et l’Albanie. Dans l’opinion publique française, elle consolide durablement le prestige impérial et arrime un peu plus la bourgeoisie au régime.

Beaucoup d’autres victoires vont suivre et s’ajouter à la gloire militaire de l’Empereur. Auerstaedt et Iéna le 14 octobre 1806 qui anéantissent la Prusse ; Friedland le 14 juin 1807 où les Russes sont une nouvelle fois défaits, et qui contraindra le tsar, après l’entrevue de Tilsit, à devenir – en principe – un allié de la France ; Wagram le 5 juillet 1809 où Napoléon bat une nouvelle fois l’Autriche et regagne un prestige écorné après sa première défaite à Essling le 22 mai.

Pour livrer tant de batailles, il fallait des troupes disciplinées, entièrement dévouées à leur chef, d’une endurance et d’un courage hors du commun. L’épopée napoléonienne, c’est au fond la rencontre entre un chef charismatique et une armée d’exception. Avant de se diluer dans l’armée des nations, constituée des recrues des pays conquis (à compter de 1809 mais surtout en 1813-1814), la troupe est d’abord habitée par un sentiment national très fort. Cette armée, c’est celle qui a été formée aux combats de la Révolution entre 1792 et 1799 sur le Rhin, en Italie, en Hollande, en Égypte. C’est ensuite l’armée du Consulat puis de l’Empire. Ces hommes combattent pour la France et pour le chef exceptionnel qui l’incarne. Cet empereur, qui se présente comme l’héritier de la Révolution et sait à merveille stimuler le sentiment national, irremplaçable moteur d’une armée ainsi que l’a prouvé la victoire à Valmy le 21 septembre 1792. Reste que la vie du soldat de Napoléon n’est pas un lit de roses.

L’ogre impérial?

D’abord, où trouver les hommes, chair à canon indispensable aux guerres et aux conquêtes ? La Révolution avait inventé la conscription (obligation militaire) en 1791 avant de décréter la levée en masse en 1793. Une armée du peuple s’oppose aux soldats de métier des puissances monarchiques de la vieille Europe.

Napoléon va conserver le système de la conscription, entériné par le Directoire avec la loi Jourdan-Delbrel du 5 septembre 1798. À contrecœur, puisqu’il reconnaît que la conscription, «racine éternelle d’une nation, indispensable à la sûreté de l’État», exige le maintien de cette loi «la plus affreuse et la plus cruelle pour les familles». Tous les jeunes célibataires ou mariés sans enfants, de vingt à vingt-cinq ans, seront donc astreints à un service militaire obligatoire de quatre ans. Obligation militaire illimitée en temps de guerre.

Au début, la situation permet de ne lever qu’une partie de cette classe d’âge. De plus, des abus permettent à certains privilégiés de se payer un remplaçant. À compter de 1802, le règlement devient plus rigoureux et limite de telles dérives. Au fil des guerres et des conquêtes, des effectifs supplémentaires doivent être mobilisés. En 1802, seuls 30000 conscrits sont mobilisables. En 1812, ce seront 252000, et 857 000, un an après, sur une France qui compte environ 30 millions d’habitants. Des bataillons recrutés dans les pays conquis seront même levés. Ce qui contribuera à gripper le moteur du sentiment national et gêner l’efficacité de cette armée pléthorique dans laquelle certains soldats et officiers ne parlent pas français et ne comprennent pas les ordres reçus. D’où le mythe de l’Empereur « ogre» qui dévore ses enfants sur les champs de bataille.

Mais contrairement à une idée reçue, largement entretenue par les détracteurs de Napoléon, les soldats de l’Empire n’ont jamais été des enfants. Les conscrits de la classe 1812 sont nés en 1792. Ils ont donc entre dix-neuf et vingt ans. Les «Marie-Louise», jeunes gens appelés dans les dernières années du règne de Napoléon, ne seront guère plus jeunes. Ils sont baptisés ainsi non parce que ce sont des adolescents, mais parce que leur décret de mobilisation a été signé par l’impératrice Marie-Louise, alors que Napoléon se trouve en campagne.

Le Consulat et le Premier Empire enverront au combat environ 2,5 millions de soldats sur une population d’à peine plus de 30 millions. Soit trois fois moins que la guerre de 14-18 qui a mobilisé sept millions de combattants français. À cet égard, la Première Guerre mondiale est bien plus une «boucherie» que les guerres napoléoniennes. La vérité commande de dire que, sous le règne de notre accusé, les deux tiers des jeunes gens mobilisables et en situation de combattre n’ont pas été recrutés. Mais il est vrai que certains soldats combattront dix ans de suite, de 1804 à 1814, sans parfois revoir leur famille.

La population étant à cette époque majoritairement rurale, c’est le peuple des campagnes qui, pour l’essentiel, va fournir à Napoléon ses plus gros contingents. Au fil des années, bien évidemment, la lassitude de la guerre fera place à l’enthousiasme des débuts. Certains essayeront d’échapper à la conscription par désertion, en se mutilant ou en se faisant arracher les dents de devant : de ce fait, ils ne pouvaient plus déchirer le papier des cartouches de fusil. Quant à la mutilation d’un index, elle empêche évidemment de tirer et entraîne la réforme.

Extrait du livre de Philippe Courroye, « Accusé Napoléon, levez-vous !, L'empereur à la barre de l'histoire », publié aux éditions Robert Laffont

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