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Une vue d'une agence Pôle Emploi en France.
Une vue d'une agence Pôle Emploi en France.
©LOIC VENANCE / AFP

Carnage sur l’emploi

La dégradation du marché du travail et les craintes d'une hausse du taux de chômage risquent d'avoir des conséquences bien plus lourdes sur l'économie que l'inflation.

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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C’est l’emploi qui va bientôt poser problème : dès maintenant aux USA, courant 2023 en Europe, la France aura comme d’habitude un peu de retard à cause de son marché du travail dichotomique, soviétisé et sponsorisé par Dunlopilo, mais elle n’y échappera pas. Pourquoi ?

Il faut comprendre qu’un peu partout le sur-emploi fait rage. On ne le voit plus trop dans les bureaux puisque tout le monde a été mis en télétravail et fait semblant de télé-travailler, et de toute façon on ne pouvait pas le voir avant début 2022 car à la suite du rebond post-covid des secteurs entiers étaient encore désorganisés et parfois en sous-effectifs : transitoirement, quand on fait 6% de croissance, et même si cette croissance n’était que la réparation d’une « vitre brisée », on obtient un marché du travail en tension, sinon d’ailleurs la notion de « croissance potentielle » autour de 1% n’aurait aucun sens. Mais les choses ont changé. La croissance est repartie, elle trouvait l’ambiance médiocre, elle est revenue chez elle (en Asie). Pas de croissance aux USA en 2022 en dehors des effets de base (l’acquis de croissance calculé en janvier) ; et, au mieux, une récession douce à venir, et encore, à condition de se calmer sur les hausses de taux d’intérêt et autres ponts de la rivière Kwaï et tirages de balles dans le pied. C’est encore pire en zone euro, comme d’habitude, et même doublement pire, parce qu’au retard cyclique va s’ajouter la crise énergétique, que nous allons transporter un bon moment, au mieux sous forme de vulnérabilité et de prix plus volatiles, au pire sous forme de rationnement par les quantités. Et puisque nous entamons un long désert des Tartares de non-croissance, un rivage des syrtes de sous-activité, la question qui va émerger petit à petit est : à quoi ça sert, tous ces emplois ?

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En zone euro, la productivité apparente du travail (le rapport du produit final qui stagne et du nombre total d’heures officiellement travaillées dans l’économie) est nulle depuis plus de 4 ans, cela ne date donc pas du Covid, et de toute façon c’est une dégringolade continue depuis 48 ans ; mais comme les managers sont des adeptes du « pas de vague », payés pour regarder ailleurs, et que les patrons sont le plus souvent des salariés qui auraient du tenter le Quai d’Orsay, ça peut tenir un petit moment, disons cet hiver. Pas aux USA : plusieurs trimestres de productivité négative ne laissent aucun doute sur la suite des évènements immédiats dans le pays des profits permanents ; ça commence classiquement avec les boites détenues par de vrais entrepreneurs, par exemple dans le Tech, et ça va se diffuser rapidement à toutes les boites gnan-gnan. Là bas les choses vont vite, souvenez-vous de 2008, ou mieux encore de mars-avril 2020 : même si le marché du travail s’européanise par certains côtés, c'est-à-dire qu’il devient de plus en plus procédurier là où une poignée de main ou un mail suffisaient il y a encore peu de temps, on est encore dans le pays de la flexibilité ; seule la situation extraordinaire de tensions qui régnait l’hiver dernier (un mismatch rarement vu entre l’offre et la demande de travail, un fort déplacement de la courbe de Beveridge, des bizarreries accentuées par les autorités politiques et budgétaires) a empêché que la première vague des licenciements ait lieu dès l’été, mais bon, ce sera pour cet hiver.

Les employeurs US ont voulu croire à ces histoires de télé-travail-bon-pour-la-productivité, ils ont ensuite laissé du temps au temps car la conjoncture était délicate à interpréter après 3 années folles de montagnes russes, ils ont aussi voulu croire que l’hystérie de la FED à partir de décembre 2021 était en partie justifiée ou anodine ou utile, que le dégazage sur les marchés financiers ne les concernait pas trop, et puis ajuster l’emploi alors qu’on vient d’avoir les pires difficultés du monde à réembaucher des quantités de gens ce n’est guère intuitif. Enfin bref, ça va commencer, le krach immobilier ne va pas améliorer les choses, le dollar cher non plus, et pour rappel le gros des effets des hausses de taux d’intérêt ne se fera sentir que vers fin 2023 : peu probable qu’un rebond ai lieu avant fin 2024. Et pour la zone euro, qui est en retard et qui est plus lente, rajoutez un an, minimum. Et à condition qui rien d’ici là n’arrive pour dégrader encore le tableau.

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Nous voilà donc partis pour une belle et longue correction. Dans cette affaire, l’inflation aura été un leurre, un voile, une mascarade, du début à la fin : au début parce que ce n’était pas de l’inflation, ce n’était pas un phénomène monétaire (juste un changement dans les prix relatifs et une dérive des coûts, un conjonction rare de manque de chance mais pas un excès de création monétaire par rapport à la demande de monnaie qui a été elle aussi extraordinaire sur la période), à la fin parce qu’elle a entrainée une réponse excessive (de disculpation médiatique) des autorités monétaires, et qu’elle a servi de diversion ; le secteur privé est coincé depuis des mois dans cette narration, au passage les mesures en glissements annuels y sont pour quelque chose qui agissent comme des rétroviseurs, et on ne voit pas ce qui arrive, d’autant plus facilement qu’on n’a pas envie ou pas intérêt de voir.

La France suivra, parce que ce n’est pas une île, parce que les emplois publics et para-publics n’y sont pas encore majoritaires, parce que le choix de suivre l’Allemagne comme des toutous va nous coûter cher (je veux dire, encore plus cher que d’habitude, maintenant qu’ils ont fait à EDF ce qu’ils avaient fait à la Banque de France), parce que la hausse des taux (bien que mesurée, merci Christine d’avoir résisté le plus possible à Francfort) fera de grands dégâts, quand on connait l’exposition du pays au crédit et à l’immobilier. La pseudo-inflation de 2022 nous apparaitra bientôt comme un épisode plaisant, une « drôle de guerre », un moment d’égarement et d’insouciance avant une décennie de croissance perdue, de reconstitution des bilans, de nouvelle désindustrialisation, de perte définitive du sens.

Ce n’est pas l’inflation qui va apporter la crise puis le chômage, via le pouvoir d’achat ; cette vision est enfantine, si on la sort partout c’est parce qu’elle arrange tout le monde. En fait il n’y a pas d’inflation à 8%, comme l’indiquent les taux d’intérêt à 2% et les hausses de salaires à 2,5%. Nous ne vivons pas dans les années 70, où au passage il y avait de nombreux problèmes mais pas un problème de pouvoir d’achat, de demande agrégée ; les travailleurs ont perdu en « pricing power » avec la tertiarisation, la mondialisation et les robots ; la boucle prix-salaires est morte, et les taux d’intérêt sont déjà hauts par rapport à ce que nous vivrons dans 18 mois. Nous avons savonné la planche, à partir d’une croissance potentielle et d’une inflation tendancielle déjà très faibles, nous avons multiplié les chocs protectionnistes (confinements, Russie,…), nous avons cramé les caisses publiques, et maintenant il y a cette montée des taux BCE pour être sûrs de ne pas s’en sortir avant longtemps. C’est trop.

La seule variable qui reste, puisqu’on ne veut pas d’un euro plus bas ou d’une remise des dettes, c’est l’emploi ; pas les salaires, qui sont rigides, pas les retraités, qui votent, l’emploi ; on tapera d’abord sur les CDD, sur les jeunes, comme d’habitude, puis on tapera sur les classes moyennes, ce sera le grand sport des prochaines années, on le voit déjà un peu avec le dossier des retraites et le dossier de l’énergie ; et on n’a encore rien vu.

Et quand on commencera vaguement à s’en sortir, vers 2030, pas de chance, arriveront des évolutions qui toutes sont défavorables au facteur travail, ou du moins à sa déclination macroéconomique en termes de gros bataillons ; les forces spéciales vont arriver et rendront obsolètes nos effectifs staliniens, comme une dizaine de petits drones turcs au prix unitaire d’une Twingo rend obsolète une division blindée, comme You Tube rend obsolète les grosses rédactions du Monde, de Libération, etc. La nouvelle organisation industrielle, qui est celle de l’intégration totale, venue de SpaceX et de Tesla, est bien plus économe en emplois que les assembleurs à l’ancienne appuyés sur des myriades de sous-traitants (Arianespace, Peugeot…). On sait déjà que l’on peut atteindre les marchés mondiaux avec 30 personnes plutôt qu’avec 1000, on devine déjà qu’il n’y aura plus beaucoup de concessionnaires autos, on ne se rend pas compte que les nouvelles machines ne sont pas comme les anciennes (elles permettront des gains qui créeront des emplois, certes, mais dans des activités qui ne devraient pas exciter nos hordes de bac+5), que l’emploi public ne peut plus s’étendre et les bullshit jobs non plus, pour des raisons prosaïquement budgétaires. Ce qui progresse le plus depuis des années ce sont les emplois de vigiles, et il faut un esprit Shadock pour y voir une bonne et pérenne allocation des ressources. Des millions de salariés vont devenir inutiles, et tout ce qui permettait de compenser ne tiendra plus, et tout ce qu’on nous propose ce sont des emplois verts subventionnés, des gadgets protectionnistes et des discours rassurants (« on » y arrivera).

Arrivera le moment de vérité, non préparé bien entendu, sans allocation universelle, sans impôt négatif, sans vraie participation, sans réforme de l’Etat Providence, sans action concrète sur la compatibilité entre cet Etat providence et une immigration de masse : le moment où avoir un travail sera un privilège, peut-être même faudra-t-il payer pour obtenir cette chance, comme un titre de noblesse jadis ou un diplôme de nos jours. La prophétie de Leontieff se rapproche. J’ose l’hypothèse : 2022 aura été aux USA et un peu partout le dernier moment où on aura approché ce concept flou et trompeur qu’est le « plein emploi ». On fera fonctionner bientôt une compagnie paneuropéenne avec 500 personnes motivées plutôt qu’avec 8000 bureaucrates. Au-delà des interrogations cycliques habituelles (ce n’est pas la première fois que des hausses de taux liées à des craintes exagérées et germaniques d’inflation causent des millions de chômeurs : cf 1993, cf 2011, etc.), il y a ensuite comme un grand vide, un gouffre terrifiant, et aucune Greta Tunberg pour conscientiser la jeunesse à ce sujet.

Ayez peur de l’inflation de l’année dernière, ayez peur du réchauffement de 2080, mais ne vous inquiétez surtout pas du carnage sur l’emploi qui vient, et du manque de sens de la plupart des emplois qui resteront : « on » s’en occupe ; tout va très bien, madame la marquise.           

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