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Moyen-Orient, Etats-Unis, déclassement stratégique : la politique étrangère de la France est-elle en train de changer ?
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Changement de cap !

François Hollande se rend pour la première fois en Israël et dans les territoires Palestiniens jusqu'à mardi. Un séjour qui illustre les nouvelles relations diplomatiques entre les deux pays et le radical changement stratégique français dans le domaine des relations internationales.

Atlantico: François Hollande se rend en Israël aujourd'hui, jusqu'à mardi, afin d’améliorer les relations politiques entre les deux pays.  Depuis les négociations de Genève, les deux pays semblent se retrouver sur une même ligne politique, une attitude assez étonnante compte tenu de la ligne politique française plutôt alignée sur les pays arabes depuis 1960. Une nouvelle tendance est-elle en train d’émerger ?

Jean-Bernard Pinatel : Analyser l'évolution de la diplomatie française au regard de l'actualité revient à évaluer s’il existe une adéquation entre les objectifs permanents de la politique étrangère et sa mise en œuvre par François Hollande et Laurent Fabius.

La politique étrangère d’un pays peut se définir par trois impératifs ainsi hiérarchisés :
-          Contribuer à la sécurité de ses citoyens
-          Participer à son développement économique
-          Favoriser son rayonnement dans le Monde

Ces trois objectifs n’ont pas la même importance. La sécurité est de loin l’objectif qui de tout temps s’est imposé comme le fondement de la politique étrangère, les alliances en étant le mode action privilégié.

C’est donc à partir du contexte géopolitique et des menaces potentielles que l’on doit définir une politique étrangère et la faire évoluer.

Le Général de Gaulle, alors que la menace principale était constituée par les forces du Pacte de Varsovie, avait conçu une politique étrangère et de défense conforme aux intérêts français que l’on pouvait définir ainsi : indépendance nationale concrétisée par la force de dissuasion nucléaire, l’alliance atlantique mais la non intégration dans l’organisation militaire, le maintien de relations privilégiées avec la Russie éternelle qu’il distinguait de son régime politique totalitaire de l'époque (Il avait refusé d’appliquer l’embargo américain sur les ordinateurs. Le groupe français Bull s’est ainsi trouvé en 1990 avec une base installé importante en Russie : par exemple l’agence Tass était équipée d’ordinateurs Bull), l’intégration européenne avec pour moteur le tandem franco-allemand. Ses successeurs Georges Pompidou, Valérie Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac ont globalement endossé cette stratégie extérieure. Cette politique d’indépendance nationale avait permis à la France de se positionner en médiateur dans les conflits du Moyen-Orient, ne prenant pas partie  pour l’un ou l’autre  camp dans le conflit israélo-palestinien (dans le contexte post guerre des six jours de juin 1967, le général de Gaulle avait même déclaré lors d’une conférence de presse de novembre 1967  à propos d’Israël « peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur »), de rester une puissance capable d’intervenir en Afrique dans le cadre d’accords de Défense avec nos anciennes colonies à partir de bases permanentes.

Ardavan Amir Aslani : Je ne pense pas que l’on puisse parler de changement dans l’attitude française à l’égard d’Israël. La France a toujours eu des relations proches et amicales avec Tel Aviv. Il convient de rappeler que la France faisait partie des tous premiers pays à reconnaitre la souveraineté d’Israël à son indépendance. La proximité entre les deux pays a même abouti à ce que la France offre à ce pays son industrie nucléaire sous la 4e république. Je dirai même que depuis la présidence Sarkozy, la relation entre ces deux pays est devenue encore plus intime qu’auparavant.  En ce qui concerne la position de la présidence actuelle sur Israël, elle est à l’identique de celle de l’administration précédente c’est-à-dire celle qui consiste à ne pas avoir une attitude ouvertement critique sur le sort réservé aux palestiniens dans les territoires occupés, une opposition formelle à toute forme de boycott contre Israël et une politique calquée sur celle du Likoud en ce qui concerne la question nucléaire iranienne.

Jean-Sylvestre Mongrenier : La politique étrangère française n’était pas alignée sur un fantomatique « monde arabe », l’unité de celui-ci n’existant que dans la rhétorique du nationalisme arabe. Il est vrai que la référence obligée à la « politique arabe » du Général De Gaulle a longtemps occulté un certain nombre de réalités et faussé les perceptions. Aussi faut-il rappeler que le fondateur de la Ve République n’a guère ressenti d’empathie historique et culturelle pour le monde arabe ; il n’accordait à cette partie du monde qu’une importance secondaire. La conférence de presse du 27 novembre 1967 n’arrive que tardivement, après la guerre des Six Jours, et le souhait alors exprimé de « reprendre avec les peuples arabes d’Orient la même politique d’amitié, de coopération qui avait été pendant des siècles celle de la France dans cette partie du monde » ne se concrétise pas de suite. « La conférence de presse de 1967, souligne Samy Cohen, est une réaction à un contexte donné, pas un retournement d’alliance. La thèse d’un retour de De Gaulle à une grande politique arabe est archi fausse. Aucun Etat n’a armé autant Israël que la France de De Gaulle ».

C’est sous les présidences de Georges Pompidou (1969-1974) et de Valéry Giscard d’Estaing (1981-1995) que le tropisme arabe de la diplomatie française s’affirme. Dans les faits, la « politique arabe » concerne un petit nombre d’Etats avec lesquels des contrats d’armement sont signés (voir la vente de chasseurs-bombardiers Mirage à la Libye, en 1970). Premier ministre de 1974 à 1976, Jacques Chirac prend en charge les relations franco-irakiennes et c’est en « ami personnel »  qu’il accueille Saddam Hussein à Orly, le 5 septembre 1974. Les contrats suivent. « Saddam, juge Chirac, sera le De Gaulle du Moyen-Orient. »  On appréciera la portée historique du jugement. Sous François Mitterrand, la diplomatie française opère un rééquilibrage en faveur de l’Etat hébreu, tout en maintenant les liens avec un certain nombre d’Etats arabes qui achètent des armes à la France. Entre Israéliens et Palestiniens, Paris se pose en tiers pacificateur (l’OLP a pu ouvrir un bureau à Paris en 1975, sous Valéry Giscard d’Estaing).

Du point de vue américain, il faut noter que le développement des intérêts français en Irak ou dans une poignée d’autres Etats arabes a l’avantage de contrebalancer la présence soviétique. Par ailleurs, la France est présente dans le golfe Arabo-Persique et c’est avec la vente d’armes au Qatar qu’elle fait une percée dans cette zone largement couverte par les Anglo-Américains. A l’époque de la Guerre froide, la diplomatie française joue en fait dans les interstices de l’affrontement Est-Ouest, notamment dans cette partie du monde, tout en assumant les responsabilités qui sont les siennes au sein du camp occidental. Au total, on comprendra que l’expression de « politique arabe » a un caractère superlatif. C’est peut-être même une pétition de principe. Lors de la guerre du Golfe, en 1991, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Roland Dumas, avait déclaré que la politique arabe de la France était un mythe. 

Qu’est-ce qui pousse la France à changer de stratégie diplomatique ?

Jean-Bernard Pinatel : Le contexte géopolitique a profondément changé depuis 20 ans : La Russie n’est plus une menace,  le terrorisme islamique devient la menace principale pour nos intérêts en Afrique, au Moyen-Orient et au sein même du territoire européen. Nos dirigeants politiques sous-estiment le fait que la Russie et l’Europe sont confrontées à ce même risque stratégique, ce qui devrait nous amener à nous allier pour le circonvenir.

Car cet Islam radical prend sa source contemporaine dans le conflit israélo-palestinien. Les Etats-Unis, qui sont séparés de ce théâtre par l’Océan Atlantique et qui sont devenus moins dépendants énergétiques grâce au pétrole et au gaz de schiste, n’ont pas intérêt à le voir résolu. En effet, leur complexe militaro-industriel, dénoncé en son temps par le Général Eisenhower à la fin de ses deux mandats présidentiels, y trouve son intérêt en empochant la majorité des contrats d’armements liés à cet état de guerre.

La Fédération de Russie, comme l’Europe, ont sur leur territoire environ 25 millions de musulmans, autochtones pour les premiers, et immigrés à 50% pour les seconds. Les uns comme les autres nous avons connus, et nous connaîtrons encore demain, des attentats terroristes de grande ampleur. La seule parade, c’est de nous allier pour étouffer dans l’œuf la guerre civile confessionnelle entre sunnites et chiites, qui se développe en Syrie et déborde aujourd’hui en Irak, et mettre toute notre influence en commun pour établir une paix durable au Moyen-Orient. En ce sens le chacun pour soi est criminel, et nous prépare des lendemains qui déchantent

Ardavan Amir Aslani : Je pense qu’au contraire la politique française envers Israël n’a nullement changé par rapport à la Présidence Sarkozy. François Hollande avait même pris soin, avant son élection, de dépêcher en Israël Laurent Fabius en qualité d’émissaire,  afin de rassurer le gouvernement Netanyahu sur l’absence de tout changement dans les relations-bipartites entre les deux pays, pour le cas où il serait élu. En effet, il y avait quelques inquiétudes sur place. Rappelons que plus de 90% des français y habitant avaient apporté leur voix sur le bulletin de Sarkozy et il y avait une réelle préférence pour ce dernier dans les instances dirigeantes israéliennes.

Jean-Sylvestre Mongrenier : Plutôt que de « stratégie diplomatique », il serait plus juste de parler de « politique étrangère », la diplomatie et la stratégie en constituant les deux versants (cf. Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations). L’art de la persuasion et l’usage de la force armée s’appuient réciproquement et prennent en charge la politique étrangère d’un pays donné. Dans le cas de la France, les changements qui se produisent ne relèvent pas de la dernière alternance politique (l’élection de Hollande en mai 2012). Avec la fin de la Guerre froide, la France ne pouvait plus ruser simultanément sur l’axe Est-Ouest et l’axe Nord-Sud, comme c’était auparavant le cas, pour maintenir une certaine singularité et rehausser sa position. Les rapports de puissance et les enjeux de sécurité sont renouvelés. Pour prendre un exemple, les conflits d’ex-Yougoslavie dans les années 1990, l’engagement de la France sur le terrain et l’incapacité européenne à prendre en charge lesdits conflits - nonobstant le traité de Maastricht et la « Politique étrangère et de sécurité commune » (PESC) de l’UE -, ont conduit les autorités françaises à participer plus activement à l’OTAN. Le fait posait le problème de la faible présence française dans les structures de commandement : la France fournirait des troupes sans influence à proportion de ses engagements. D’une manière générale, il y avait un écart croissant entre le discours sur l’OTAN, souvent présentée comme une sorte de croquemitaine, et le rôle de la France dans l’Alliance atlantique : la posture française était contre-performante et les chefs militaires craignaient de perdre des compétences dans les niveaux supérieurs de l’art de la guerre. Ils ont su convaincre les autorités politiques de l’importance de la « transformation » de l’OTAN. L’an prochain, la France assumera le commandement de la composante terrestre de la NRF (la Force de réaction de l’OTAN).

La question de la pleine participation de la France à l’OTAN est déjà abordée sous Mitterrand, à la fin de la Guerre froide, puis sous Chirac. Des négociations sont menées en 1990-1991, puis en 1995-1996. Nicolas Sarkozy a conduit le processus à son terme (sommet de Strasbourg-Kehl, 2009),  évoquant alors la « famille occidentale » pour justifier le « retour » dans l’OTAN (la France n’a jamais quitté l’OTAN, mais s’était placée en marge de la structure militaire intégrée de l’Alliance). Pas de changement notable depuis, en dépit des cris d’orfraie poussés par certains socialistes, alors dans l’opposition, mais une modification du « barycentrage » dans les engagements militaires français: retrait partiel et accéléré d’Afghanistan, ce qui a mis à mal les rapports avec les alliés; engagement « en national » au Mali, dans le cadre d’un partenariat franco-américain resserré (l’opération Serval repose en partie sur le renseignement américain).

Depuis l’aggiornamento mené dans les années 1990-2000, la politique étrangère française (dans ses  grandes lignes) a gagné en cohérence et lisibilité –il y a eu réduction des « dissonances cognitives » -, et c’est heureux. En revanche, le pays est menacé de déclassement stratégique, et donc de rétrécissement géopolitique. La loi de programmation militaire et l’effort de défense ne sont pas à la hauteur du rôle et des ambitions de la France. La vue-du-monde manque de force, de consistance, les moyens diplomatiques et militaires du pays sont amputés, tandis que le dispendieux « Etat social » absorbe les ressources du pays et accroît son endettement. Il faut insister sur les faits qui suivent : quand les dépenses militaires baissaient au fils des lois de programmation, les déficits et l’endettement se sont constamment accrus. Ce n’est pas l’Etat régalien qui endette la France mais les systèmes sociaux.

Quels sont aujourd’hui les principaux alliés diplomatiques de la France ? Sa dépendance aux intérêts étrangers peut-elle freiner ses ambitions politiques internationales ? 

Jean-Bernard Pinatel : Alors que l’intérêt à long terme de la France est de s’attacher à construire une politique européenne commune face à cette menace et à bâtir une alliance stratégique avec la Russie, la France  tend aujourd’hui à s’aligner sur les positions américaines voire « être plus royaliste que le Roi » pour masquer cet alignement. Autant nous partageons les mêmes intérêts vitaux avec les américains, autant nous n’avons aucun intérêt à nous aligner sur les positions américaines dans les portes orientales de l’Europe : Russie, Turquie, Moyen-Orient, Asie centrale où se développe des conflits et des crises qui menacent directement notre sécurité et pénalisent notre développement.

Or, François Hollande et Laurent Fabius, ont infléchi nettement cette politique traditionnelle d’équilibre dans cette région du Monde. Dans le conflit israélo-palestinien nous nous alignons sur la politique américaine pour des raisons politiques, importance du lobby pro-israélien en France, et économiques de court terme, la perspective de contrats pour nos grandes entreprises stratégiques et d’investissements de pétrodollars en France. Cela se matérialise aussi par des positions intransigeantes de la France dans le dossier syrien et dans celui du nucléaire iranien, par le soutien aux rebelles syriens, par des liens renforcés avec le Qatar et avec les monarchies moyenâgeuses du Golfe qui soutiennent les expressions les plus radicales de l’Islam : le wahhabisme, le salafisme et les frères musulmans.

Cette inflexion de la politique étrangère de la France est néfaste pour notre sécurité, nos intérêts économiques à long terme et notre influence dans le Monde.

En effet, les relations internationales vont être dominées dans les prochaines années par le condominium sino-américain qui se développe dans une dynamique d’adversaire/partenaire (j'ai développé cette analyse dans mon dernier livre : Russie, alliance vitale) : adversaire dans la lutte pour la suprématie planétaire, partenaire pour empêcher l’émergence d’un troisième acteur qui perturberait ce jeu.

L’Europe ne pourra être ce troisième acteur et peser dans les relations internationales que dans le cadre d’une alliance stratégique avec la Russie. On l’a vu récemment au Moyen-Orient dans le dossier Syrien, où la France s’est ridiculisée en s’engageant en pointe sur ce dossier, et au final a été lâchée par les États-Unis qui se sont entendus sur son dos avec les Russes.

Ardavan Amir Aslani : Aujourd’hui, la France cherche à exister sur l’échiquier international face à une Allemagne de plus en plus assertive au sein de l’Europe. Le Moyen-Orient, en particulier, revêt une importance toute particulière pour la France. Ainsi, la France cherche à tout prix à être de tous les combats, souvent pour des mauvaises raisons et pour des résultats contestables et ce en contradiction avec la position de ses partenaires européens. Sous l’administration précédente, prenons le cas de la Libye où la France a pris la tête de pont dans le renversement du pouvoir du Colonel Kadhafi. Tout cela pour finir avec une Libye divisée en trois parties avec des islamistes en pick-up à tous les coins de rue. La guerre au Mali, qui fut la conséquence directe de l’aventure libyenne, est une autre illustration des erreurs d’appréciations commises. Sans même insister sur l’affaire syrienne, où hâtivement la France a pris fait et cause en faveur des rebelles islamistes.

Le contournement honteux de la France par les Russes et les Américains lors de l’affaire de la ligne rouge syrienne pousse de plus en plus la France à vouloir se démarquer de ses alliés américains et européens. Souvent pour un résultat décevant. Rappelons ainsi l’intransigeance française lors des négociations sur la question nucléaire iranienne à Genève la semaine dernière. A vouloir systématiquement se démarquer, la France risque de se marginaliser et d’y laisser sa crédibilité.

Une proximité incestueuse avec certaines des pétromonarchies du golfe persique y a surement joué un rôle. Il ne faudrait pas que la France soit perçue comme ayant une diplomatie à vendre au plus offrant.

Jean-Sylvestre Mongrenier : Si les dirigeants du Qatar peuvent avoir une influence sur la politique étrangère de la France, dans le cadre des accords qui lient les deux pays, cette influence semble passablement exagérée. Ce n’est certainement pas Doha qui freine les ambitions françaises. Les principaux alliés de la France sont, tout simplement, les membres de l’Alliance atlantique, le plus grand nombre d’entre eux appartenant aussi à l’UE. La France relève de ce « Grand Espace » euro-atlantique auquel les Etats-Unis, à la suite des deux guerres mondiales, ont donné une forme géopolitique. Au cœur de ce « Grand Espace » : l’hégémon américain. La « guerre de Trente Ans » du XXe siècle a provoqué un transfert d’hégémonie, d’une rive de l’Atlantique-Nord à l’autre. La France et les puissances européennes sont, en quelque sorte, les « co-actionnaires » de cette hégémonie américano-occidentale, d’où l’importance de l’Alliance atlantique, poutre maîtresse du dispositif d’ensemble.

C’est la réalité des rapports de puissance qui freine les ambitions internationales de la France, non pas de quelconques « intérêts étrangers » plus ou moins occultes (défions-nous des discours du type « 1793 » et des rhétoriques « quarante-huitardes »). Aussi et surtout, la non-rénovation du supposé « modèle français » et le peu de volonté de conserver en propre un certain niveau de puissance, et de s’en donner les moyens, menacent la posture diplomatico-stratégique de la France. Une fois encore, insistons sur le fait que les budgets militaires révèlent les préférences collectives. Rappelons qu’en un peu plus de trois décennies, les dépenses militaires ont vu leur poids relatif dans le PIB divisé par deux. Dès lors, les discours convenus sur la grandeur de la France relèvent de l’imposture : un supplément d’être factice. Ils blessent l’âme. 

Comment se définirait cette nouvelle la ligne diplomatique ?

Ardavan Amir Aslani : La position française au Moyen-Orient serait uniquement en fonction des desideratum des pétromonarchies du golfe persique. Cela doit être dit. Le principal enjeu au Moyen-Orient est celui du retour de l’Iran. Ce retour aura des conséquences sur l’ensemble  des pays de la région et même au-delà. L’importance énergétique de ce pays, sa suprématie au sein du monde chiite sont autant d’enjeu qui vont redessiner la carte des pouvoirs dans cette partie du monde. La position hostile de la France envers l’Iran est un pari risqué car à ce jour il n’a rien apporté. La France qui est à l’avant-garde dans le transport ferroviaire à grande vitesse, l’aviation militaire, le nucléaire civil, l’exploitation pétrolière est à la traine sur tous ces pays. Or ce sont des secteurs clés pour les grands marchés de demain comme le Brésil et l’Inde. Pourtant il aurait fallu que la France puisse conclure ces marchés précurseurs dans sa zone dite d’influence, à savoir le sud du golfe persique. La réalité est que les entreprises françaises ont raté tous ces marchés clés (Areva à Abou Dhabi, Alstom sur le TGV de la Mecque, Total en Irak, Dassault aux Emirats etc.). Ce n’est pas l’acquisition des hôtels de luxe à Paris par des émirs qui va relancer l’économie du pays.

Jean-Sylvestre Mongrenier : Quelle « nouvelle ligne diplomatique » ? La visite d’Etat de Hollande en Israël n’ouvre pas un nouveau cours. S’il y a eu une nette inflexion dans la relation franco-israélienne, c’est sous Mitterrand. Depuis, une certaine continuité l’a emporté, même sous la présidence de Chirac, celui-ci prétendant rénover par ailleurs la « politique arabe de la France », pour marquer son « retour » au Proche-Orient. La politique française consiste à maintenir un certain équilibre entre les rapports qu’elle entretient avec certains pays arabes, ainsi que ses positions en faveur d’un Etat palestinien, le rapprochement amorcé avec Israël sous Mitterrand. C’est sur la base de cet équilibre que la France entend être partie prenante d’un possible règlement du conflit israélo-palestinien. Sans grand succès, il est vrai.

Si l’on revient sur la relation entre la France et Israël, la période Pompidou-Valéry Giscard d’Estaing ne doit pas servir de référentiel. Cette relation doit être envisagée sur une plus longue durée, depuis l’après-guerre et la création de l’Etat d’Israël (14 mai 1948). Potentiellement évincée du Proche-Orient, du fait de l’indépendance de la Syrie et du Liban, la France développe une politique plus axée sur Israël, ce qui lui permet de maintenir une certaine présence dans la région. La guerre d’Algérie et le soutien apporté par Nasser au FLN vont dans le sens d’une véritable alliance entre Paris et Tel-Aviv, contre le Raïs égyptien et le nationalisme panarabe. De multiples accords, dont certains à caractère stratégique, accompagnent les ventes d’armes lourdes de la France à Israël. Rappelons que dans l’expédition de Suez, en novembre 1956, l’Etat hébreu est allié à la France et au Royaume-Uni. L’année suivante, la France et Israël se rapprochent sur le plan du nucléaire militaire et mènent une coopération étroite en ce domaine (voir la construction du réacteur de Dimona, dans le désert du Néguev, en 1957). L’actuel président israélien, Shimon Peres, était l’un des acteurs de cette coopération.

Comme indiqué plus haut, ces étroites relations sont affectées par l’arrivée du Général De Gaulle au pouvoir et la fin de la guerre d’Algérie, les effets de la « politique arabe » se traduisant sous Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing. Toutefois, sur la longue durée, la continuité prévaut dans les relations entre la France et Israël. D’où l’utilité, sur le plan méthodologique, de jouer sur les échelles de temps. Moyenne et longue durées permettent de relativiser les temps courts, plus encore le caractère instantané et spectaculaire de l’information. Le voyage de Hollande en Israël, les 17 et 18 novembre, n’a certainement pas la portée de celui de Mitterrand, en mars 1982, et du discours alors prononcé devant la Knesset (le président français y avait pris position pour un Etat palestinien). C’est à cette époque que les relations franco-israéliennes ont été relancées. 

Quelles conséquences pourraient avoir cette nouvelle stratégie diplomatique? Et  quel pourrait être le résultat d’un rapprochement entre la France et Israël ?

Ardavan Amir Aslani :  L’affaire de l’intransigeance française sur la question nucléaire iranienne est symptomatique de cette évolution. En empêchant un accord, la France a joué le rôle de « gâcheur de fête » contre la position adoptée par l’ensemble de ses partenaires européens et les Etats-Unis. Cette position française n’a fait plaisir qu’aux pétromonarchies du golfe persique et à Israël, alliés improbable dans leur opposition au retour de l’Iran dans le concert des nations. Or la lame de fond qui entraîne le retour de l’Iran n’est pas inversible. La France risque de se retrouver isolée dans une région qui devra se recomposer, compte tenu du retour inéluctable et irréversible de l’Iran.

Jean-Sylvestre Mongrenier : Il n’y a rien de spectaculaire et d’immédiatement tangible à attendre de ce voyage. Hollande va s’employer à conserver un certain équilibre entre la relation France-Israël d’une part, la relation avec l’Autorité palestinienne d’autre part (sans qu’elles soient du même niveau). Ainsi le président français devrait-il rencontrer Mahmoud Abbas. Il est vrai qu’il bénéficiera d’un contexte favorable : les difficiles rapports entre Netanyahou et l’Administration Obama et la fermeté de la posture française dans les négociations des « 5+1 » avec l’Iran donnent plus de relief à la politique étrangère de la France (l’Administration Obama semble pressée d’obtenir un succès diplomatique au Moyen-Orient, fût-il éphémère et fallacieux).

Il ne faut toutefois pas exagérer le rôle potentiel de la France dans les négociations israélo-palestiniennes, celles-ci se déroulant sous l’égide de Washington. Si les Etats-Unis eux-mêmes ne disposent que d’une influence limitée, on comprendra que celle de la France est des plus relatives. Lors des accords d’Oslo, en septembre 1993, la diplomatie française avait été maintenue à l’écart. Vingt ans après, la posture diplomatico-stratégique de la France est amoindrie, ce qui limite d’autant plus sa latitude d’action. Le fait renvoie la France à elle-même. La baisse du régime de puissance transforme le juste souci d’équilibre en un fragile équilibrisme, ce qui n’est pas satisfaisant.

Les négociations entre le groupe 5+1 (Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Russie et Allemagne) et l’Iran n’ont pas abouti la semaine dernière. De nombreux experts assurent que la France, par son intransigeance, aurait été à l’origine de cet échec. La France possède-t-elle réellement une influence dans la diplomatie internationale ? 

Ardavan Amir Aslani : Il y réellement un besoin de France dans le monde. La France avec ses valeurs universelles personnifiait la troisième voie. Celle de l’indépendance en dehors des blocs.  Ce besoin se fait sentir encore davantage au Moyen-Orient où l’islamo-fascisme fait irruption en Syrie et en Irak,  où la question nucléaire iranienne doit être réglée, où le conflit israélo-palestinien stagne depuis six décennies. Ce besoin est toujours là mais la France n’est pas au rendez-vous. Sa politique est trop marquée par celle de néo-conservateurs naguère au pouvoir à Washington. La France a une diplomatie qui rappelle celle des derniers soldats japonais qui continuaient la guerre seuls dans les îles du Pacifique, 10ans après la fin de la deuxième guerre mondiale ; une politique en décalage avec l’évolution inéluctable d’une région importante où elle a pourtant un rôle majeur à jouer. C’est bien dommage.

Jean-Sylvestre Mongrenier : Parler d’intransigeance consiste à reprendre la rhétorique du régime chiite-islamique iranien. Dans cette affaire, la diplomatie française s’est appuyée sur les termes des six résolutions adoptées par les membres permanents du Conseil de sécurité. Ce n’est pas seulement la France et les puissances occidentales qui ont condamné le programme nucléaire iranien et mis en évidence ses ambitions militaires, en s’appuyant sur les rapports de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), mais aussi la Russie et la Chine, celles-ci faisant preuve par ailleurs d’une certaine complaisance à l’égard de Téhéran. C’est dire la réalité du conflit latent autour de ce programme.

Le programme nucléaire iranien met Téhéran en porte à faux avec ce qu’il est convenu d’appeler la « communauté internationale », pour une fois réunie. Le fait est suffisamment rare pour qu’on le mette en exergue : il donne la juste mesure des enjeux. A Genève, la diplomatie française a joué le rôle de garde-fou et appelé l’attention des parties prenantes sur la fragilité d’un accord partiel et précipité qui permettrait à l’Iran, une fois engrangés les bénéfices d’un allègement des sanctions internationales, de reprendre sa marche en avant. C’est ce qui s’est passé quelques mois après la signature d’un accord avec Paris, Londres et Berlin, en 2004, sur le gel du processus d’enrichissement. L’objectif central de la Communauté internationale, représentée par les « 5 + 1 », n’est pas d’obtenir la prolongation d’un simple statu quo mais de refouler les ambitions nucléaires militaires iraniennes. La transformation de l’Iran en un « Etat du seuil » et la reconnaissance internationale de ce statut seraient dangereuses. Outre le fait que Téhéran pourrait passer très vite à l’étape suivante, le fait constituerait un encouragement pour tous les Etats proliférateurs de par le monde. Les enjeux sont donc de première importance et ils dépassent les seules inquiétudes israéliennes : le Sud-Est européen est déjà à portée des missiles balistiques iraniens.

Le cours pris par le dernier round en date des négociations de Genève, du 7 au 10 novembre 2013, illustre non pas la simple influence de la France mais son pouvoir effectif. Rappelons qu’elle est un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et, vaille que vaille, constitue toujours une puissance de rang mondial. La question est de savoir si, comme cela a été abordé plus haut, le gouvernement français  et la majorité qui le soutient entendent renouveler ce régime de puissance, afin de maintenir le rang de la France. Pour ce faire, il faut jouer au mieux de ses alliances et assumer le rôle de « nation-cadre », c’est-à-dire de nation à même de conduire une opération multinationale interalliée d’importance. Cela implique un budget militaire à la hauteur de ce rôle.

Il faut aussi renforcer ou renouveler les liens diplomatiques avec un certain nombre de puissances, émergentes ou ré-émergentes, à l’extérieur du cercle des nations occidentales (l’Inde, le Brésil, certains Etats du Golfe, etc.). En Afrique, le regard doit se porter au-delà des pays autrefois placés sous la souveraineté de la France. Que sait-on aujourd’hui de l’Ethiopie, dans les sphères dirigeantes françaises ? Peut-on négliger la façade orientale de l’Afrique, riveraine de l’océan Indien ? (l’océan Indien constitue un carrefour dans les relations maritimes entre l’Asie et l’Europe). Doit-on se contenter d’une simple perception géostratégique de Djibouti ? A-t-on suffisamment médité le fait que des firmes chinoises et turques aient emporté plusieurs marchés publics d’importance, dont la rénovation de la liaison ferroviaire entre Djibouti et l’Ethiopie, construite et inaugurée par la France ?  Nos cartes mentales et représentations géopolitiques doivent être actualisées : il y va du statut international de la France, de son rang de puissance mondiale.  

Dans une telle optique, de vagues discours - à demi moralisateurs, à demi patriotards – ne sauraient pallier l’insuffisance des moyens. C’est à l’aune des budgets et des capacités que l’on jugera des intentions. Il faut aussi une vue-du-monde qui, tout en étant en phase avec le monde tel qu’il est, transcende les conditions empiriques et, au-delà  des vicissitudes, confère sens à l’action. Il n’y a pas de grande politique sans « grande idée ». Bien entendu, le modèle de puissance doit être à la hauteur de la vision, faute de quoi nous sombrerions dans le ridicule. Si le ridicule, dit-on, ne tue pas, il peut vider de sa substance une politique et liquider les ambitions qui l’inspirent (la posture exclut l’imposture). In fine, les défis des temps présents nous renvoient à Renan : la « réforme intellectuelle et morale ».

Propos recueillis par Clémence Guinard

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