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Moscou VS Washington : les racines profondes de la discorde
©JORGE SILVA / POOL / AFP

Ire

Même si la guerre froide est terminée, il y a encore toute une histoire qui justifie l'actuel antagonisme entre Russie et Etats-Unis.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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On sait le pronostic d’Alexis de Tocqueville sur la confrontation à venir entre les Etats-Unis, incarnation du principe de la liberté, et la servile Russie, ces deux puissances étant destinées à se partager le globe (De la démocratie en Amérique, 1835-1840).  En vérité cette anticipation était déjà dans les propos de Napoléon, tels qu’ils ont été recueillis et réécrit par Las Cases (Mémorial de Sainte-Hélène, 1823). Elle se retrouve également sous la plume d’Adolphe Thiers, de Jules Michelet ou encore de Donoso Cortes. Selon Walter Lippmann, publiciste américain et homme d’influence, les relations diplomatiques entre les Etats-Unis et la Russie auront longtemps été caractérisées par une entente objective, et ce indépendamment des oppositions quant aux formes de gouvernement et principes de légitimité sur lesquels les deux régimes politiques reposaient (cf. Walter Lippmann, La politique étrangère des Etats-Unis, Editions des Deux Rives, 1945). Pourtant, la redistribution des forces et la modification des rapports de puissance qui résultent de la Deuxième Guerre mondiale ont mis fin à cette « constante historique ». En contrepartie d’importantes concessions, Franklin D. Roosevelt était persuadé de pouvoir associer l’URSS à l’édification d’un nouvel ordre international, centré sur l’Organisation des Nations Unies. A ces fins, il aura cultivé une relation étroite avec Staline sans que lesdites concessions ne suffisent à empêcher le délitement d’une « grande alliance » fondée sur la seule opposition au IIIe Reich, puis le développement d’un confit bientôt qualifié par Walter Lippman de « guerre froide » (1947). Au vrai, les tensions étaient croissantes dès la conférence de Potsdam (février-août 1945), voire celle de Téhéran (novembre-décembre 1943). Selon Georges Henri-Soutou, c’est alors que s’amorce cette vaste confrontation Est-Ouest qu’il nomme la « guerre de Cinquante Ans ». L’issue de ce conflit multidimensionnel donne raison à Georges Kennan et aux théoriciens américains de l’endiguement (le containment). La Guerre Froide aura aggravé les contradictions internes du système soviétique qui implose pendant la période Gorbatchev (1985-1991). Après le bloc soviétique, c’est l’URSS elle-même qui se défait, chacune des quinze républiques fédérative proclamant son indépendance (1991).

Sur le plan du droit international et dans les aspirations de ses dirigeants, la Russie post-soviétique se pose en Etat successeur de l’URSS. Au Conseil de sécurité de l’ONU comme dans les autres instances internationales, elle hérite du siège dévolu siège à l’Union soviétique. Accaparé par le soutien à la transition des PECO (Pays d’Europe centrale et orientale) vers la démocratie libérale et l’économie de marché, la promotion du libre-échange dans le monde et l’insertion de la République Populaire de Chine dans les réseaux de la mondialisation, les dirigeants américains de l’après-Guerre Froide ont d’autres priorités que leur relation avec Moscou. Certes, ils soutiennent les réformes libérales promues par Boris Eltsine et ses dirigeants, incitant le FMI à prêter d’importantes sommes à la Russie, mais cette dernière est d’abord perçue comme un pays en crise dont il convient de réduire l’instabilité politique et les risques qui lui sont liés. Une large partie des efforts américains est investie dans un programme de « réduction de la menace » qui consiste à dénucléariser l’espace post-soviétique et à financer la reconversion du complexe militaro-industriel. En revanche, Boris Eltsine et la classe dirigeante russe entendent conserver une position centrale à travers un partenariat stratégique global russo-américain, des négociations sur les armes nucléaires stratégiques et la reconnaissance du rôle dirigeant de la Russie dans l’espace post-soviétique, au moyen de la CEI (Communauté des Etats indépendants). Ministre des Affaires étrangères entre 1992 et 1996, Andreï Kozyrev mène donc une politique jugée pro-occidentale mais il vise à obtenir pour la Russie un statut international qui excède largement la réalité de son potentiel de puissance. Dès cette époque est formulée la doctrine dite de l’« étranger proche », très vite reprise à son compte par Boris Eltsine. L’instabilité politique interne se traduit par la montée en puissance d’un nationalisme russe, plus ou moins teinté de soviétisme, et de menaces à l’encontre de pays voisins récemment émancipés, ce qui contribue à expliquer la décision finalement prise, du côté occidental, d’élargir les instances euro-atlantiques (OTAN et Union européenne) aux PECO. En 1996, Evgueny Primakov devient ministre des Affaires étrangères. Deux ans plus tard, il est chef du gouvernement (1998-1999). Les relations avec les Occidentaux se détériorent, notamment dans les guerres d’ex-Yougoslavie et à la suite de l’intervention de l’OTAN au Kosovo (1999). Evgueny Primakov élabore une politique étrangère - tournée vers la Chine populaire, l’Inde et l’Iran -, qui vise à édifier des « coalitions anti-hégémoniques », i.e. opposées aux Etats-Unis. Du point de vue occidental, cette politique est principalement analysée comme un simple moyen d’accroître le pouvoir de négociation de la Russie.

Fin 1999, Vladimir Poutine est intronisé comme successeur de Boris Eltsine et protecteur d’un « clan » cerné par les affaires de corruption. Sur fond de guerre en Tchétchénie, il est élu à la présidence de la Russie (mars 2000). L’accès au pouvoir d’un homme jeune, présenté comme pro-européen, est censé constituer une opportunité dans des relations russo-américaines passablement détériorées. Lors d’un premier sommet organisé à Ljubljana, en juin 2001, le président américain George W. Bush, lui-même nouvellement élu, croit pouvoir lire au fond de son âme. Apparemment moins nostalgique de la période soviétique que la majorité des dirigeants russes, en première analyse du moins, Vladimir Poutine ne semble pas obsédé par le « paramètre américain ». Il tient compte de la dissymétrie dans le rapport de puissance et limite les ambitions d’un partenariat russo-américain. Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 précipitent le rapprochement entre les deux pays. La Russie se pose en partenaire utile en Afghanistan où les Etats-Unis interviennent contre Al-Qaïda et le régime des Talibans qui abrite Oussama Ben Laden, en Asie centrale où Moscou facilite l’ouverture de bases à l’OTAN, et sur le front mondial de la lutte contre le terrorisme et la prolifération (la « Global war on Terror »). En contrepartie, Vladimir Poutine attend de George W. Bush et des dirigeants occidentaux une certaine complaisance à l’égard de la Tchétchénie, voire la reconnaissance au moins implicite de la doctrine de l’« étranger proche ». Les deux pays signent une « Déclaration conjointe » (novembre 2001) puis une « Déclaration sur une nouvelle relation stratégique » (mai 2002). Ce rapprochement russo américain se traduit également par la signature d’un traité sur les armes nucléaire stratégiques (le traité SORT), une participation renforcée au G7 et la mise en place d’un Conseil OTAN-Russie (COR) porte à un niveau supérieur le partenariat entre Moscou et l’organisation atlantique. Un partenariat énergétique, fondé sur la substitution partielle de la Russie à l’Arabie Saoudite, comme exportateur de pétrole vers les Etats-Unis, est alors évoqué (la « révolution » des hydrocarbures non-conventionnels n’est pas encore advenue et la dépendance américaine à l’égard des importations du Moyen-Orient est encore réalité). Deux sommets énergétiques, à Saint-Pétersbourg et Houston, sont organisés avant que l’arrestation de Mikhael Khodorkovsky et la liquidation du groupe Youkos ne mettent fin à ces efforts (2003). 

La sortie du traité sur les ABM (Anti Ballistic Missile), l’élargissement de l’OTAN et de l’Union européenne à l’Est, l’intervention américaine en Irak et, plus encore les « révolutions de couleur » en Géorgie (2003) et en Ukraine (2004) sont présentés comme des éléments déterminant dans la détérioration des relations russo-américaines au fil de la décennie 2000. En vérité, cette perception des choses néglige le fait que Vladimir Poutine n’est pas un simple « homme-effet », se limitant à réagir aux initiatives américaines. La Russie est un sujet politique autonome et ses dirigeants ont leurs propres représentations géopolitiques qui surdéterminent et englobent un projet politique révisionniste. N’ayant pu monnayer son soutien aux Etats-Unis, en obtenant un rôle spécial pour la Russie dans son « étranger proche », Vladimir Poutine opère de nettes inflexions dans sa politique qui prend un tour explicitement anti-occidental. Pour ce faire, il dispose de ressources financières accrues par la forte montée des cours du pétrole au long des années 2000. La relance des exportations d’armements va dans le même sens. A bien des égards, l’affaire Khodorkovsky constituait un premier signal de ce nouveau cycle. L’opposition russe au projet américain de Defense Missile, qui renouvelle le couplage géostratégique entre les deux rives de l’Atlantique, est dure et opiniâtre. Sans la remettre en cause, crispations et conflits retentissent sur la coopération en matière de lutte contre le terrorisme. La Russie suspend également l’application du traité FCE (traité sur les Forces conventionnelles en Europe). Ce nouveau climat influence les textes et discours officiels. Un discours de Vladimir Poutine, prononcé le 10 février 2007, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité (le « Davos de la défense »), dénonce les Etats-Unis, qualifiés de « camarade Loup ». Très remarqué, ce discours rappelle aux Occidentaux le temps de la Guerre Froide. Pourtant, l’analyse qui prévaut est celle d’un président russe qui, à des fins politiques intérieures, manipule les affects de son peuple et entend consolider le consensus national. Lorsqu’elle éclate, la guerre des Cinq Jours entre la Russie et la Géorgie (8-12 août 2008), suivie d’une indépendance factice de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, surprend l’Administration Bush. Les relations russo-américaines sont alors au plus bas.

Une fois mise en place son gouvernement, début 2009, sur fond de crise économique aggravée, le président Barack Obama et son secrétaire d’Etat, Hillary Clinton, décident de mener une politique de redémarrage des relations avec la Russie (le « reset »), présidée depuis l’an passé par Dmitri Medvedev (Vladimir Poutine est son premier ministre). L’objectif est de réduire la pression en Géorgie et en Ukraine (report sine die du projet américain d’adhésion de ces deux pays à l’OTAN) et de renforcer les plages de coopération existantes (lutte contre le terrorisme et la prolifération, soutien logistique russe à l’opération de l’OTAN en Afghanistan). En 2010, un nouveau traité sur les forces nucléaires stratégiques, dit « post-START », est signé à Prague. L’idée directrice américaine est que Vladimir Poutine, qui conserve l’ascendant sur Dmitri Medvedev, par ses propos et sa politique agressive, cherche principalement à renforcer son pouvoir de négociation et à modifier les termes de l’échange entre le Russie et les Etats-Unis. Autrement dit, la question russe serait avant tout un problème de reconnaissance. Par ailleurs, Barack Obama, se projette volontiers loin dans le XXIe siècle et entend privilégier la définition des rapports futurs des Etats-Unis avec les puissances émergentes et l’Asie-Pacifique (voir le thème du « pivot »). Considérée comme une simple puissance régionale, la Russie est négligée et son pouvoir de nuisance est sous-évalué. Aussi la crise russo-ukrainienne de la fin 2013, le rattachement manu militari de la Crimée à la Russie (février 2014), suivi d’une « guerre hybride » déclenchée par la Russie au Donbass (Est ukrainien), marquent-il la déroute de la politique dite du « reset ». Les sanctions s’accumulent, sans que l’élection à la Maison Blanche de Donald Trump, celui-ci s’affichant comme le tenant d’un nouveau « reset », ne modifie véritablement le cours des choses. Bien au contraire, le Russiagate, i.e. l’ingérence avérée des services russes dans l’élection présidentielle de 2016, a conduit le Congrès à renforcer ce dispositif. La complaisance affichée par Donald Trump à l’endroit de son homologue, lors du sommet d’Helsinki (16 juillet 2018) pourrait avoir des effets contraires aux attentes du président américain. En somme, nonobstant la montée en puissance de la Chine populaire et les défis de la région Indo-Pacifique, l’actualité géopolitique a remis au premier plan les relations russo-américaines.

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