Moraliser la vie publique : combien ça coûte vraiment ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Moraliser la vie publique pourrait bien entraîner une addition salée.
Moraliser la vie publique pourrait bien entraîner une addition salée.
©Reuters

Casse-tête

Depuis que l'affaire Cahuzac a éclaté, la moralisation de la vie politique est dans toutes les bouches, surtout celles de gauche. Mais dans un pays qui compte plus de 600 000 élus, la tâche risque bien d'être complexe et onéreuse.

Jean-Pierre Emmerich et Gérard Lejeune,Anne Deysine

Jean-Pierre Emmerich et Gérard Lejeune,Anne Deysine

Jean-Pierre Emmerich et Gérard Lejeune sont diplômés d’expertise comptable et auteurs de l’ouvrage Réglementation et déontologie professionnelle de l’expert-comptable et du commissaire aux comptes aux éditions Gualino.

Anne Deysine est professeur d'Etudes américaines à l'université Paris X Nanterre. Elle a notamment écrit "Les institutions des Etats-Unis" (La documentation française -2010), "Les Etats-Unis aujourd’hui : continuité et changements" (La Documentation Française - avril 2006) et Les Etats-Unis Une nouvelle Donne(La Documentation Française, 2010). 

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Atlantico : L’affaire Cahuzac a eu cela d’intéressant qu’elle va probablement déclencher une grande vague de mesures visant à la moralisation de la vie politique. Des sénateurs aux conseillers municipaux, la France compte environ 600 000 élus (source : Le cri du contribuable, Le quotidien de la dépense publique). Qu’est ce qui est aujourd’hui concrètement contrôlé de la façon dont les politiques – candidats et élus – gèrent leurs dépenses et que pourrions-nous améliorer ?

Jean-Pierre Emmerich et Gérard Lejeune : Depuis la loi du 11 mars 1988, les partis politiques sont tenus de désigner deux commissaires aux comptes dont la mission est de se prononcer sur la régularité des comptes annuels. En outre, lorsqu’une personne est candidate à une élection, elle a l’obligation d’établir un compte de campagne qui retrace l’ensemble des recettes et des dépenses. Ce document doit faire l’objet d’un contrôle par un expert-comptable qui doit faire le  constat de l’existence des pièces justifiant de l’intégralité des recettes et des dépenses. Par la suite, le compte de campagne fait l’objet d’une transmission à la commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) qui le validera ou non au final. Il existe donc déjà un contrôle des partis politiques et des dépenses de campagne par un commissaire aux comptes ou un expert-comptable, puis par la CNCCFP.

En revanche, il n’existe pas de contrôle du bien-fondé des dépenses effectuées via les indemnités versées aux élus. A titre d’exemple, un sénateur perçoit une indemnité représentative de frais de mandat mensuelle de 6 037,23 € nets sans avoir à en justifier l’affectation. Sur le modèle du contrôle des comptes de campagne, il serait ici possible et assez simple de mettre en place un contrôle des justificatifs des dépenses effectuées par un expert-comptable. Ces comptes seraient ensuite transmis à la CNCCFP pour validation. Ce contrôle ne représenterait que quelques heures de travail par dossier et contribuerait à rendre transparent la nature des dépenses effectuées par les élus avec leurs indemnités.

Qui de l’État, de chaque collectivité ou de sociétés privées est le plus à même de contrôler cela et pourquoi ?

Jean-Pierre Emmerich et Gérard Lejeune : Un autre débat concerne les moyens de contrôle de la déclaration de patrimoine des ministres, secrétaires d’État, députés et sénateurs dont il est envisagé une déclaration officielle. Comment contrôler que l’ensemble du patrimoine est bien déclaré ? Il faut pour cela un pouvoir d’investigation dont seul l’État dispose. Par exemple, l’administration fiscale peut avoir accès au fichier des comptes bancaires (FICOBA) qui recense les comptes bancaires de toute nature ouverts en France. L’administration s’assurerait ainsi que tous les comptes bancaires ouverts en France au nom de l’élu ont bien été déclarés. Reste à savoir si la loi future prévoira un contrôle de cette déclaration, son étendue et par qui. C’est ici que se mesurera s’il y a ou non une réelle volonté politique. A défaut, il ne faudra compter que sur la bonne foi de l’élu.

Les États-Unis sont souvent cités en exemple lorsqu’il s’agit de la transparence politique. Comment ce contrôle s’exerce-t-il et à quel niveau ?

Anne Deysine : Afin de pouvoir analyser le contrôle de la moralité de la vie politique américaine, il est important de poser quelques éléments préalables. Tout d’abord, les Américains ont un rapport à l’argent différent du nôtre qui ne relève pas de la pudibonderie catholique très française. L’argent n’est pas sale s’il est bien utilisé et témoigne d’une réussite. D'ailleurs, la plupart des sénateurs y sont millionnaires. De la même manière que la France veut légiférer aujourd’hui à la suite de l’affaire Cahuzac, les États-Unis l’ont fait à la suite des scandales du Watergate dont certains étaient financiers et relevaient du blanchiment d’argent. Un certain nombre de textes encadrent à présent cela aussi bien au niveau de l’exécutif que du législatif, pas seulement le président et les secrétaires d’État mais les sénateurs, les représentants et leurs assistants. Enfin, il y a beaucoup d'exigences de divulgations, disclosure, qui font partie de la culture américaine de la transparence. Le juge Brandeis de la cour Suprême avait eu cette formule magnifique "La transparence est le meilleur désinfectant d’une démocratie".  Les Américains attachent beaucoup d’importance à l’auto déclaration – de la même façon que l’on peut vous demander d’assurer que vous n’êtes pas un terroriste quand vous prenez l’avion – comme l’a montré l’affaire Clinton dans laquelle son parjure a autant joué dans sa mise en accusation que l’acte lui-même.

Les spécificités américaines font que de nombreux éléments doivent être déclarés par les politiques. Il y a d’abord une déclaration de patrimoine, de certaines transactions de gros montants, les cadeaux faits par les lobbies – dont ces lois essaient de limiter l’influence de manière parfois presque ridicule – ainsi que des éléments visant à empêcher les conflits d’intérêts.  Il existe aussi ce que l’on appelle l'interdiction de la pratique de la revolving door (ou tourniquet) qui vise à empêcher les transferts immédiats entre les postes politiques et les postes privés au sein de grands lobbies pendant généralement deux ans. Cependant, de nombreuses exemptions sont accordées. La loi de 1978, Ethics in government act, avait créé un poste de procureur spécial ayant cette unique mission. La fonction a cependant dérapé puisqu’au-delà de coûter beaucoup d’argent, elle s’est retrouvé si indépendante qu’elle enquêtait même lorsque ce n’était pas nécessaire et n’a donc pas été renouvelée. Ce sont maintenant les procureurs « normaux » qui s’en occupent de ces affaires qui peuvent amener à de lourdes peines civiles et pénales.

Les États-Unis comptent moins d’élus que la France pour administrer un territoire cinq fois plus grand que le nôtre. Cela permet-il une plus grande efficacité du contrôle de la moralité de la vie politique ?

Anne Deysine : Les États-Unis étant un pays fédéral, il faut additionner deux types d’élus différents bien qu’il y ait malgré tout moins d’échelon que chez nous. Il faut également relativiser le terme d’"élus" puisque aux États-Unis, le shérif est un élu de même que le procureur d’un État ou les dirigeants de certaines écoles. Le fait qu’il y ait des fonctions publiques donne donc une perspective différente de cette notion. L’un des gros problèmes, probablement moindre en France, est le financement des campagnes qui même lorsqu’il ne s’agit pas de corruption pose la question de l’indépendance des élus. Il y a donc une crise de la démocratie représentative dans les deux pays mais qui prennent des formes différentes. Ainsi, les deux modèles ont leurs avantages et leurs inconvénients mais les préalables sont si différents qu’il est difficile de les comparer et de trancher en faveur de la supériorité de l’un ou de l’autre. En effet, même Obama qui était adulé au moment de son élection a annoncé qu’il ne prendrait pas à ses côtés de gens directement issus du milieu financier et qu'il changerait le "Washington as usual". Finalement, tous ses conseillers économiques, sans exception, sont passés par Goldmann Sachs...

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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