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Monique Canto-Sperber : "La dramatisation de la confrontation entre raisonnables et populistes, qui est la clé de la stratégie d’Emmanuel Macron, est préoccupante pour la démocratie libérale"
©IAN LANGSDON / POOL / AFP

Perspectives

Dans "La fin des libertés", publié chez Robert Laffont, Monique Canto-Sperber s'intéresse au déclin du libéralisme dans notre société et au possible avènement d'une "démocratie sans liberté".

Monique Canto-Sperber

Monique Canto-Sperber

Monique Canto-Sperber est philosophe. Elle a enseigné à l'université avant d'entrer au CNRS comme directrice de recherche. Elle a dirigé l'École normale supérieure, puis établi et présidé l'université de recherche Paris-Sciences-et- Lettres. Elle a publié de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues, dont L'Inquiétude morale et la vie humaine (PUF, 2001), Le Bien, la guerre et la terreur (Plon, 2005), et dirigé le Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (PUF, 1996, 3e éd. 2005). Elle est l'auteur de nombreux essais sur le libéralisme, dont Le Socialisme libéral : une anthologie – Europe-États-Unis (avec Nadia Urbinati, Esprit, 2003) et Les Règles de la liberté (Plon, 2003).

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Atlantico.fr : Votre livre La fin des libertés s'intéresse au déclin du libéralisme dans notre société et à la potentialité d'une refondation de celui-ci. Comment expliquez-vous la paradoxale omniprésence d'une critique des effets de l'ultra-libéralisme de nos sociétés occidentales - effets qui sont économiques, sociaux, ou sociétaux - alors que vous faites au contraire le constat d'un très net recul des libertés ?

Monique Canto-Sperber : L'omniprésence de cette critique est la contrepartie de la croyance largement répandue que nos sociétés sont sous l’emprise d’un libéralisme généralisé, en matière économique et sociale, tandis qu’on considère en même temps que le libéralisme politique est définitivement acquis. Un des arguments principaux de mon livre est de montrer, au contraire, que le libéralisme politique est en train de s’affaiblir, et que le libéralisme économique et social n’est triomphant que dans certains domaines, car il va aussi de pair avec le maintien de privilèges, de traitements préférentiels et de verrous de toutes sortes, bien contraires à l’esprit du libéralisme.

De plus, la critique du libéralisme réduit souvent celui-ci à son aspect économique, ce qui témoigne d'un défaut de compréhension de ce qu’est le libéralisme, car la liberté économique est un moyen et non une fin. Locke et Montesquieu n’en faisaient aucunement le « marqueur » du libéralisme, et même Adam Smith n'en était pas non plus un défenseur inconditionnel. La liberté économique est une liberté essentielle, mais qui peut dans certaines circonstances être légitimement réduite. La critique de l'ultra-libéralisme est obsédée par le libéralisme économique et pense à tort que le libéralisme triomphe, car elle peine à voir les coups de boutoir portés aux autres libertés.

J’ajouterai que la critique du libéralisme a l’avantage de la facilité puisqu’elle permet de désigner un ennemi commun, seul responsable des maux de nos sociétés. Ce qui dispense de réfléchir à l'évolution de la société qui annoncerait plutôt des temps difficiles pour le libéralisme, car les valeurs qu’il incarne (responsabilité individuelle, valorisation de l’action humaine, participation politique, contrepouvoirs, contrôle du pouvoir d’État, pluralisme) me paraissent de moins en moins compatibles avec les sociétés actuelles.

Quel sont selon vous les exemples les plus marquants du recul des libertés en Occident aujourd'hui ?

Je donnerai deux exemples. Le premier a trait aux outils dont se dotent les États libéraux pour lutter contre des menaces nouvelles, comme les attentats terroristes. Ces derniers étant impossibles à anticiper, le seul moyen pour les prévenir est une politique de surveillance massive. C’est ainsi que la loi relative au Renseignement d'octobre 2015 a donné à de nombreux services de renseignement la possibilité de recueillir les métadonnées relatives aux échanges électroniques des citoyens et leur a permis sous certaines conditions d’utiliser ces données. L’arbitrage entre les impératifs de la sécurité et la défense des libertés est un problème classique du libéralisme, mais encore faut-il que des mesures restrictives de liberté soient réellement efficaces et ne créent pas une situation irréversible qui changerait le sens de ce que signifie être libre et avoir une vie privée, il faut encore que de telles mesures aient été largement discutées et approuvées. Il ne me semble pas que ces conditions aient été remplies avec la loi de 2015. N’oublions jamais qu’on ne peut exclure l’arrivée au pouvoir de gouvernements autoritaires qui feront un usage clairement liberticide de mesures de contrôle aussi colossales. Surtout, la première des sécurités est la certitude de ne jamais se voir privé de liberté pour une raison qu’on ignore, or toute politique de surveillance donne à celui en position d’accuser le pouvoir de définir des délits dont l’ «accusé » ignore la nature.

Par ailleurs, le recueil de données relatives aux citoyens, qui est la condition de toute politique de surveillance, n’est pas seulement aujourd’hui le fait des services de l'État, mais il est aussi pratiqué par de nombreuses entreprises privées, notamment les GAFA, qui ont la possibilité, par exemple, d’anticiper les désirs des consommateurs, voire de les programmer, sans mentionner le fait qu’ils peuvent commercialiser ses données et les transmettre à l’État. Ces dangers sont largement connus des internautes, mais semblent encore être considérés par eux comme insignifiants. 

Le deuxième exemple est la revendication accrue des politiques d’identité. Nous disposons depuis plus d’un siècle de la possibilité d’échapper à notre condition (de changer de religion, de changer de milieu social, de refuser l’identité familiale et culturelle), je suis frappée aujourd’hui par le retour d'une politique identitaire très substantielle centrée autour de déterminations ethniques et religieuses, voire des préférences sexuelles. On décide de se définir par une identité ou une appartenance dure, en en se privant (voire en voulant priver les autres) de la possibilité de s’intéresser à une diversité de modes de vie, et d’être libre par rapport à ce qu’on est. 

Ces deux cas, parmi beaucoup d’autres, le consentement à la surveillance de masse et au traçage des citoyens, la valorisation d’identités substantielles, me paraissent aller à rebours de ce qu’était l’idéal de la liberté libérale : être laissé libre de ce qu’on est.

Si notre société tend à déconsidérer l'individu, est-ce principalement du fait du libéralisme économique et des dérives et crises qui lui sont imputées, ou s'agit-il avant tout d'un virage politique plus identitaire ?

L'individu tend à être déconsidéré parce que l'on estime que les valeurs individuelles vont de pair avec l'égoïsme, et que se soucier de son autonomie personnelle, ou de son bien-être, nuit forcément à l'avènement d'un collectif et de valeurs communes. Certains intellectuels déplorent les conséquences de cet excès d'individualisme qui marque la société d'aujourd'hui et le tiennent pour responsable de la disparition du lien social et de l'incivilité.

Pour moi, cette analyse n'est pas la bonne. L'individualisme n'empêche pas l'engagement commun, du moins si les actions humaines ont assez de liberté pour se déployer et œuvrer à la création de liens collectifs, de projets communs, de normes de coexistence. Dans toute la tradition libérale on part des individus qui tissent de multiples liens, et font émerger de multiples règles, où la bien commun et la liberté de chacun sont conciliés. La constitution de la société est d’abord la responsabilité des individus. C’est plutôt lorsqu’une puissance extérieure, État ou autre, impose les formes et les valeurs du collectif que l’individu, privé de sa capacité d’agir dans ce domaine et d’œuvrer au lien social, ne fait plus qu’exprimer ses préférences personnelles.

Le Président Emmanuel Macron se présente comme le champion du libéralisme face à la montée de l'illibéralisme, que cela soit à l’échelon français ou européen. Cependant, on pourrait reprocher à Emmanuel Macron de proposer un libéralisme face auquel il n'y a "pas d'alternative" (pour reprendre le mot de Thatcher) selon lui, et qui se considère en plus comme la seule proposition "rationnelle" (à la manière du "Cercle de la Raison"). Ne peut-on pas considérer comme un symptôme essentiel du malaise dans les sociétés libérales actuelles que le libéralisme ait comme hérauts des personnalités politiques fort peu à l'aise avec le libéralisme politique et le pluralisme qu'il implique ?

Emmanuel Macron ne revendique pas si souvent que cela son libéralisme. Il est en revanche considéré comme libéral aussi bien par ses critiques que par ses partisans. Il reste tout de même paradoxal que l'on donne comme illustration du libéralisme un gouvernement caractérisé par un type de pratique politique concentrée et verticale, peu soucieuse de contrepouvoirs, et par une offre politique, toujours présentée comme la seule valable, sans beaucoup d’égards pour le pluralisme politique, toutes choses qui sapent les valeurs du libéralisme politique.

Je suis aussi frappée par le fait que le discours politique aujourd’hui est de plus en plus dramatisé, comme si les citoyens n’avaient le choix qu’entre une politique raisonnable et une politique populiste aux conséquences dramatiques. La campagne électorale du président de la République en 2017 avait pour stratégie d’organiser autant que possible un face à face entre la candidate FN et le candidat En Marche. Cette confrontation était la clef du succès de l'élection.

Le pluralisme des options politiques raisonnables était de ce fait nié, et le choix de l’électeur se trouvait en partie forcé. Par contraste, l'offre politique devrait toujours être plurielle afin de représenter une société, qui, elle, est bel et bien plurielle. Une démocratie où le peuple est sommé de choisir entre un candidat rationnel et un candidat extrémiste n'est pas propice à l'exercice des libertés politiques.

Dans la pratique du pouvoir, on observe les conséquences de ce phénomène, car une fois élu, le candidat du raisonnable est vu comme un sauveur, le dernier rempart contre le populisme. Il détient une sorte de légitimité forfaitaire, celle du dernier recours. C'est une dramatisation de l'action politique qui amoindrit la portée des critiques et le rôle des contre-pouvoirs, souvent disqualifiés par la formule "Avec vos critiques, vous faites le jeu des extrêmes !".

De manière générale, aussi grande que soit la qualité du gouvernement élu, aussi bonnes que soient ses idées, elles doivent être soumises à la critique et confrontées à une diversité de perspectives, sans quoi elles deviennent des dogmes et risquent de porter des conséquences négatives.

Dans votre intervention lors du Grand débat des intellectuels, vous avez appelé le président à œuvrer pour "renforcer la participation politique" tout en saluant la tenue du Grand débat dans la société française. Sociologiquement, la constitution d'une classe moyenne prospère a été un des plus grands moteurs du processus de libéralisation des sociétés : quel ciment commun vous semble à même de répondre aux angoisses des classes moyennes qui sont au cœur de la crise politique actuelle ?

L'angoisse et la colère qui frappent les classes moyennes sont caractéristiques de l'époque actuelle. Elles émanent notamment du fait que cette partie de la population, qui était il y a quelques années dans la ligne ascendante, ne l’est plus. A l'heure actuelle, elle n’est plus en position d'offrir un avenir meilleur à ses enfants, et l'école n’est pas encore capable d'assurer sa mission première qui est de permettre l'égalité des chances. 

Par ailleurs, la paupérisation des conditions de vie de la classe moyenne s’accentue. On le voit aujourd'hui, les professions intellectuelles (chercheurs, professeurs) ou les professions au service de la société (médecins, infirmiers) ont des salaires modestes (Un smic et demi pour un jeune chercheur en début de carrières après dix ans des études les plus difficiles !). Comment éviter l’amertume chez les personnes concernées, et l’impression d’avoir été flouées ?

Pour remédier en partie à ce phénomène de dépossession et de relégation, il est nécessaire que les citoyens puissent se sentir responsables de la société et participent activement à la vie politique. L’animation de la vie locale, l’engagement dans les territoires, par le biais des associations ou initiatives de toutes sortes, de même que la capacité de mobilisation au moment des grandes décisions nationales en sont des expressions.

Descartes disait que le plus bas degré de liberté était la "liberté d'indifférence". Cette forme particulière de la liberté ne se retrouve-t-elle pas particulièrement mise en avant dans nos sociétés, où l'expérience politique du citoyen ou économique du consommateur peut sembler particulièrement vidée de sens dans une société qui valorise une forme d'uniformisation ? Le problème de la société libérale contemporaine ne vient-elle pas de son absence de sens - dans tous les sens du terme - ?

J’insiste dans mon livre sur la responsabilité de certains libéraux dans cette évolution : au nom de la liberté économique, ils ont appauvri le sens de ce qu'est la liberté en elle-même.

Car le libéralisme à mes yeux consiste à assurer les conditions de la liberté des personnes et de leur capacité de choix. Le marché est un remarquable facteur de libre circulation des valeurs, mais pas pour tout le monde, surtout pour ceux qui ont des moyens financiers et culturels. L’idéal d’une société ouverte va souvent de pair avec des formes de relégation des plus modestes. Sans cette compréhension de la liberté comme capacité d’agir, la liberté des hommes est réduite à celle de figurants et de marionnettes. La conception étroite de la liberté, seulement négative, à laquelle conduisent certains dogmes du libéralisme en est en partie responsable.

A la conclusion de votre livre, vous mettez en garde contre l'apparition d'une "démocratie sans liberté" : faut-il vraiment craindre cette société ? Que doit-on faire pour éviter son avènement ?

Les contraintes et menaces qui pèsent sur nos sociétés -changement climatique, terrorisme, etc.- amèneront probablement au pouvoir dans les années qui viennent de nombreux gouvernements autoritaires, des formes de "démocratie sans liberté".

Le moyen d’éviter cela, ou d’en atténuer les conséquences, est de fortifier autant que possible la participation politique et de remédier à la dépendance sociale et à la grande pauvreté (y compris avec une forme de revenu d’existence, compris comme impôt négatif, une façon de faire en sorte que « la liberté arrive dans la vie des plus pauvres »).

Mais on pourrait être moins optimiste que moi : dans plusieurs pays d’Europe, des gouvernements « illibéraux » sont largement élus. Un gouvernement qui assurerait la sécurité, une certaine justice sociale et la prospérité économique, laissant chacun libre de faire ses affaires, mais sans égards pour les contrepouvoirs, la liberté de la presse et le pluralisme politique, serait-il aujourd’hui combattu par la majorité des citoyens ? J'en doute.

Il est possible que le temps du libéralisme et de ses idéaux (responsabilité personnelle, respect de la vie privé, capacité de choix, participation politique et pluralité) aient fait leur temps et que s’impose progressivement une autre conception de l’action humaine.

Cet article a été initialement publié sur le site d'Atlantico en mars 2019. 

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