Mon prof, ce héros : Max la légende, selon Philippe Labro <!-- --> | Atlantico.fr
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Philippe Labro Mon Prof, ce héros hommage à Samuel Paty enseignant professeur Education nationale
Philippe Labro Mon Prof, ce héros hommage à Samuel Paty enseignant professeur Education nationale
©JOEL SAGET / AFP

Bonnes feuilles

L’ouvrage collectif "Mon prof, ce héros" est publié aux éditions Presses de la Cité. Vingt auteurs, écrivains, historiens, universitaires, auteur pour la jeunesse, critiques littéraires, en hommage à Samuel Paty, racontent celui ou celle qui a contribué à faire d'eux ce qu'ils sont aujourd'hui. Extrait 1/2.

Philippe Labro

Philippe Labro

Philippe Labro est un journaliste, écrivain, réalisateur, homme de médias et auteur de chansons français. Il a occupé plusieurs postes de direction à la radio RTL et lancé la chaine de télévision Direct 8 avec Vincent Bolloré. Il est l'auteur de plus d'une vingtaine d'ouvrages. Il présente l'émission "Langue de bois s'abstenir" sur C8. 

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Nous étions au premier jour de la rentrée, en sixième, au lycée Ingres, à Montauban, assis sur nos bancs de bois, devant nos pupitres avec un trou en haut à droite pour y disposer l’encrier, nos cartables en faux cuir cartonné soigneusement rangés à nos pieds chaussés de galoches aux semelles épaisses. Je parle ici d’un temps ancien, lorsque rien de ce qui fait le monde d’aujourd’hui n’existait, même dans les imaginations les plus folles. Années 40 du XXe  siècle, il y a très longtemps. Cependant, le souvenir reste vivace car cette année en sixième me permit de connaître le professeur qui allait peser sur le cours de ma vie.

La sixième, cela signifiait que vous aviez quitté le « petit lycée » pour pénétrer dans la cour des grands. Vous n’étiez plus tout à fait un petit garçon, même si vous n’étiez pas encore un plein adolescent –  à mi-chemin entre l’enfance pure et naïve et les indices de la puberté. Un sentiment mélangé de fierté et de crainte, une attente, une promesse : qu’alliez-vous devenir ? Qui étaient donc ces gamins autour de vous, dont certains affichaient un air de certitude et de morgue, tandis que d’autres s’enfermaient dans la timidité et la prudence ?

Ils se levèrent tous, vêtus de leurs tabliers noirs, lorsque la porte s’ouvrit et entra un homme dont l’allure et le visage ne ressemblaient en rien à ceux de nos instituteurs des années précédentes. Ils étaient lourds, massifs, ordinaires, parfois ronchons, alors que le nouveau venu dégageait une impression de légèreté insolente, une différence.

— Je suis votre professeur de français, on dit aussi professeur de lettres. Me voici parmi vous afin de vous faire aimer le français autant que je l’aime, c’est-à-dire avec passion. Je m’appelle Max Primault.

Il avait lâché ces phrases de sa voix haut perchée, flûtée, légèrement féminine, sans aucun accent de notre pays natal, comme une musique, comme s’il les avait chantées. Tout en lui arrêtait l’attention, suscitait une sensation de curiosité, vous ne pouviez le quitter des yeux.

— N’ayez aucune crainte, ajouta-t-il, vous pouvez vous asseoir, vous verrez, nous allons passer de belles heures ensemble. Le français, c’est la vie, et la lecture, c’est un acte d’amour.

Il arrivait de la « grande ville », la « capitale » voisine, Toulouse. Personne, jusqu’ici, ne nous avait parlé de cette manière, en utilisant de tels mots : « la vie », « l’amour », « la passion » – en quelques instants, il nous avait fait accéder à un autre univers. Il avait un singulier visage, qu’on aurait pu dire laid si la lumière qui l’habitait ne le transformait pas en un masque de feu, celui de qui a une vocation, une mission, une foi. Tout était pointu, chez lui, la voix, ai-je déjà dit, le nez, trop accentué, le menton un peu fuyant, le front était dégagé, avec une coiffure de cheveux sombres, comme plaquée par quelque gomina (on discernait une brillance dans les mèches, il était coquet). Avec son corps maigre, il flottait quelque peu dans un costume clair, veste croisée et pantalon à larges pinces et aux revers étroits. La cravate en tricot était multicolore. Comme le dirait mon père, plus tard, lorsqu’il fit sa rencontre, c’était « un drôle d’oiseau ». Mais l’allure insolite de Max – puisque c’est ainsi que nous l’appelions tous, en son absence – ne nous aurait pas autant subjugués s’il n’y avait pas eu son talent de pédagogue, la flamme avec laquelle il nous initia, très vite, aux auteurs du cours, certes, qu’il fallait respecter, mais aussi à d’autres qui ne figuraient pas au programme.

Il nous légua le goût du récit, de la construction dramatique (« C’est simple, un début, un milieu et une fin, un héros auquel vous devez vous identifier ») et la découverte de mots inconnus et évocateurs. C’est ainsi qu’il aimait envoyer, en interrompant soudain le cours d’une dictée banale, comme un bouquet de fleurs, en les scandant : « Coquecigrues, sycophantes, émerveillement, jouissance, euphorie, spleen, paradoxe, borborygmes, souffrance, virevolte, cataclysme, métaphore, sophistication ! » Il posait alors le texte de la dictée, respirait et souriait :

— Bon, maintenant, on va les décortiquer les uns après les autres, et je vais tous vous les expliquer. On reprendra la dictée et l’orthographe un autre jour. Place à la folie de la langue ! A nous les poètes et les inventeurs ! Accueillons Hugo, Baudelaire, Villon, et Jules Verne !

Sa fougue et son enthousiasme l’emportaient alors, et nous avec lui, au point que, lorsque sonnait la cloche indiquant la fin de la classe, nous étions quelques-uns à regretter de devoir partir « en récré ». Car c’était lui, la récréation. Il était le récréateur. Certes, l’ensemble de la classe ne suivait pas Max avec la même fascination et le même plaisir que d’autres, et je sais que certains parents vinrent interroger le proviseur à propos des débordements lyriques de notre agitateur. Pour moi, qui avais déjà la chance d’être élevé par un père féru de littérature et une mère qui aimait la poésie, Max servit d’accélérateur, de révélateur, de stimulateur. Il m’entraîna vers l’envie d’être, à mon tour, un de ces artisans de la phrase belle, du mot juste, de l’image appropriée, du conte ou de la fable.

De retour à la maison, une fois les devoirs faits, je me réfugiais loin des bagarres entre frères (nous étions quatre, très rapprochés en âge) pour me plonger dans Les Misérables ou L’Appel de la forêt, la tirade du Cid, celles de Cyrano ou les morales de La Fontaine –  quitte à sauter des pages, quitte à ne pas tout comprendre. Mon père finit un jour par me dire :

— Il va falloir que je le rencontre, ton Max.

Car j’avais suffisamment décrit, voire imité, la gestuelle et la voix de Max pour aiguiser la curiosité de mes parents. Les deux hommes se rencontrèrent. Mon père, fin psychologue, avait vu en Max un homme solitaire, sans doute malheureux, incapable d’accepter  l’ambiguïté de sa personne, vivant chez sa mère à Toulouse où il retournait, deux fois par semaine, après avoir donné ses cours – et il décida de l’inviter à déjeuner chez nous. Max, que mes frères adoptèrent immédiatement, que ma mère voulait mieux nourrir (« Vous ne mangez rien, mon pauvre Max, vous êtes mince comme un fil de fer ! »), devint, petit à petit, tout au long de cette année de sixième, l’invité du dimanche, le familier de certains goûters du samedi, il faisait rire, entamait une chanson de Charles Trenet, déclamait du Vigny et du Jules Laforgue, le professeur n’était plus un prof, mais un mentor, un confident, un protecteur, une référence. Il croyait avoir décelé quelque talent dans son élève, devenu son « chouchou », ce qui me valut représailles, jalousies, et insinuations plus ou moins vulgaires de la part d’une partie de la classe.

Cependant, il prodiguait son goût de la lecture et de l’écriture, sa prédilection pour le théâtre, le spectacle vivant, à d’autres élèves. Sa luminosité et sa générosité ne se limitaient pas à ma seule petite personne. Lorsqu’il quitta le lycée pour rejoindre d’autres établissements à Toulouse, Max Primault continua de professer et encourager, distinguer les élèves doués et leur offrir ses passions et ses conseils. J’ai appris, beaucoup plus tard, qu’il était devenu, au sein de certaines familles toulousaines, un objet de culte, une véritable légende. Certains lycéens, devenus parfois eux-mêmes professeurs, penseurs ou philosophes, ont reconnu, au fil des années, l’influence prépondérante qu’exerça sur eux cet amoureux du verbe et de l’enseignement, ce dévoué défenseur du beau et du vrai, cet animateur, explorateur de la jeunesse et de ses promesses. Encore aujourd’hui, il m’arrive de recevoir un témoignage, un rappel  : « Max ! » Ce drôle d’oiseau qui émouvait mon père, Max, mon premier véritable mentor. C’est lui qui, solennellement, vint un jour solliciter un rendez-vous avec mon père :

— Non, je ne viens pas pour le merveilleux gigot d’agneau, haricots verts du dimanche. Non, cher monsieur, j’ai besoin  de vous voir en tête-à-tête, sans la présence de madame votre femme, et a fortiori de votre fils, ou de ses frères.

— Quand vous voudrez, cher Max, je vous attends.

Les deux hommes  se font face dans le bureau de mon père où trône un buste de Voltaire. Nous sommes à la fin des années 40, la France a été libérée, la guerre est finie et la vie reprend son rythme tranquille dans notre maison située sur les hauteurs de la ville.

— Voilà, cher monsieur. Ce que je vais dire n’aura peut-être pas de sens d’ici quelques décennies, mais aujourd’hui, je suis convaincu que vos enfants, tous, pas seulement mon élève chéri, ne doivent pas rester en province. Ils ont tous un avenir. Ils ont droit à des études dans la grande ville, à Paris. Vous ne pouvez pas trop longtemps les garder ici, dans ce qui est, pour l’heure, en tout cas, une petite enclave provinciale sans envergure. Partez ! Cela me fera une grande peine, vous me manquerez, mais, je vous en prie, pour l’avenir de cette jeunesse, rejoignez donc la capitale !

Le prof fut écouté. J’ai conservé un lien avec lui –  nous nous écrivions de façon régulière. Il était enchanté de mes premières armes, mes premiers articles de presse, premières publications. Et puis, la vie, les vies, m’ont éloigné de lui. Je ne l’ai pas revu assez souvent. Je lui dois tout – et je sais que nombreux furent ceux qui prononcèrent la même formule  : on doit tout, parfois, à un professeur, homme ou femme. A chacun d’entre nous de ne jamais l’oublier.

Extrait de l’ouvrage collectif, "Mon prof, ce héros", publié aux éditions Presses de la Cité.

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