Molière était-il féministe ou misogyne ? La réponse est dans ses pièces <!-- --> | Atlantico.fr
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Denise Gence, Catherine Ferran, Françoise Seigner et Jean-Luc Boutte lors d'une scène de la pièce "Les femmes savantes" de Molière à la Comédie française, le 31 mars 1978.
Denise Gence, Catherine Ferran, Françoise Seigner et Jean-Luc Boutte lors d'une scène de la pièce "Les femmes savantes" de Molière à la Comédie française, le 31 mars 1978.
©MICHEL CLEMENT / AFP

Bonnes feuilles

Christophe Barbier publie « Le Monde selon Molière » aux éditions Tallandier. Comédien né, acteur fétiche du Roi-Soleil, metteur en scène et auteur de génie, Molière (1622-1673) ne vécut que par et pour les planches. Au milieu du XVIIe siècle, Jean-Baptiste Poquelin invente la comédie sociale qui met à la portée du peuple, en le faisant à la fois rire et réfléchir, les grandes questions qui résonnent encore de notre temps. Extrait 2/2.

Christophe Barbier

Christophe Barbier

Christophe Barbier, journaliste et éditorialiste français, a été le directeur de la rédaction de L’Express de 2006 à 2016 et est chroniqueur sur BFMTV. Il est l’auteur de plusieurs essais politiques et d’un Dictionnaire amoureux du théâtre (2015).

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Molière est-il misogyne ? Molière est-il féministe ? Les deux questions se posent, légitimes, à lire ses pièces. Les Précieuses ridicules et Les Femmes savantes n’épargnent pas le « beau sexe », tandis que les figures de Célimène dans Le Misanthrope, d’Angélique dans George Dandin ou de Dorimène dans Le Mariage forcé déplaisent par leur duplicité. Mais il y a aussi Élise dans L’Avare, ou l’autre Angélique, celle du Malade imaginaire, filles exemplaires de pères insupportables, Harpagon et Argan. Même derrière la légèreté de certaines héroïnes, il y a un discours de liberté, de révolte contre la tutelle des pères ou des maris, c’est-à-dire contre la pression d’un siècle où la Contre-Réforme, le sursaut catholique, entendent soumettre un peu plus les femmes. Et puis, au-dessus de toutes les autres, on trouve les servantes, insolentes et audacieuses. Non seulement elles bousculent l’ordre social en contestant l’autorité du maître, mais elles portent aussi la rébellion des jeunes filles promises à un barbon, c’est-à-dire à un mariage non consenti, à un viol conjugal.

La misogynie, patriarcale, est incarnée d’abord par des personnages un peu lourdauds, engoncés dans leurs convictions phallocratiques :

Gros-René. –  Et moi, je ne veux plus m’embarrasser de femme ;

À toutes je renonce, et crois, en bonne foi,

Que vous feriez fort bien de faire comme moi.

Car, voyez-vous ? la femme est, comme on dit, mon maître,

Un certain animal difficile à connaître,

Et de qui la nature est fort encline au mal :

Et comme un animal est toujours animal,

Et ne sera jamais qu’animal, quand sa vie

Durerait cent mille ans ; aussi, sans repartie,

La femme est toujours femme, et jamais ne sera

Que femme, tant qu’entier le monde durera.

Gros-René, Mascarille ou Sganarelle viennent de la farce, d’un répertoire où l’homme ne souffre pas d’être contesté, même si son autorité est circonvenue par des femmes rouées. Dans L’École des maris, Molière confronte Ariste, mari tolérant et ouvert, à Sganarelle, qui sait ce qu’il attend de son épouse :

Sganarelle. – Qu’enfermée au logis en personne bien sage,

Elle s’applique toute aux choses du ménage ;

À recoudre mon linge aux heures de loisir,

Ou bien à tricoter quelque bas par plaisir ;

Qu’aux discours des muguets, elle ferme l’oreille,

Et ne sorte jamais sans avoir qui la veille.

Enfin la chair est faible, et j’entends tous les bruits,

Je ne veux point porter de cornes, si je puis.

Une vision traditionaliste de la femme au foyer, qui lui ferme les portes des études et de l’élévation intellectuelle. En 1663, Arnolphe, premier misogyne intellectuel, qui théorise sa vision de la femme, le dit clairement :

Arnolphe. – Épouser une sotte, est pour n’être point sot.

[…]

Moi j’irais me charger d’une spirituelle,

Qui ne parlerait rien que cercle, et que ruelle ?

Qui de prose, et de vers, ferait de doux écrits,

Et que visiteraient marquis, et beaux esprits,

Tandis que, sous le nom du mari de Madame,

Je serais comme un saint, que pas un ne réclame ?

Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut,

Et femme qui compose, en sait plus qu’il ne faut.

[…]

Chrysalde. – Une femme stupide est donc votre marotte ?

Arnolphe. – Tant, que j’aimerais mieux une laide, bien sotte, Qu’une femme fort belle, avec beaucoup d’esprit.

Maintenue dans l’ignorance, la femme ne peut qu’être soumise à l’homme, obéissant à une loi naturelle :

Martine. – La poule ne doit point chanter devant le coq.

Cette inégalité doit néanmoins être sans cesse rappelée, car dans la vie quotidienne, l’épouse comme la servante constatent qu’elles n’ont aucune raison de s’incliner devant le mâle. C’est pourquoi Arnolphe insiste devant Agnès :

Arnolphe. – Votre sexe n’est là que pour la dépendance.

Du côté de la barbe est la toute-puissance.

Bien qu’on soit deux moitiés de la société,

Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité :

L’une est moitié suprême, et l’autre subalterne :

L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne.

Et ce que le soldat dans son devoir instruit

Montre d’obéissance au chef qui le conduit,

Le valet à son maître, un enfant à son père,

À son supérieur le moindre petit frère,

N’approche point encor de la docilité,

Et de l’obéissance, et de l’humilité,

Et du profond respect, où la femme doit être

Pour son mari, son chef, son seigneur, et son maître.

Lorsqu’il jette sur elle un regard sérieux,

Son devoir aussitôt est de baisser les yeux ;

Et de n’oser jamais le regarder en face

Que quand d’un doux regard il lui veut faire grâce.

Cela ne suffit pas aux mâles qui, sans cesse, veulent durcir la férule, au foyer comme dans la société. Encore leur faut-il affirmer la raison suprême, extraordinaire, qui condamne les femmes à être rabaissées : elles ne sont pas seulement faibles, elles sont aussi mauvaises – diaboliques, même :

Sganarelle. – Non, je ne puis sortir de mon étonnement,

Cette déloyauté confond mon jugement,

Et je ne pense pas que Satan en personne,

Puisse être si méchant qu’une telle friponne.

J’aurais pour elle au feu mis la main que voilà,

Malheureux qui se fie à femme après cela,

La meilleure est toujours en malice féconde,

C’est un sexe engendré pour damner tout le monde ;

J’y renonce à jamais, à ce sexe trompeur,

Et je le donne tout au diable de bon cœur.

Misogynie en trompe-l’œil. Jamais, dans aucune pièce, un personnage qui maltraite, humilie, asservit ou sous-estime les femmes ne sort vainqueur de l’intrigue. Le phallocrate, sans exception, est joué, démenti, voire humilié. Et quand s’affirme une figure masculine autoritaire, comme Chrysale dans Les Femmes savantes, ou Alceste dans Le Misanthrope, c’est toujours parce que ses interlocutrices ont fauté : la domination de l’homme n’est louée chez Molière que lorsque la femme est dans son tort. Molière, au contraire, est un prophète de la libération de la femme – autant que la société de son temps l’autorise à l’être. Sa vie en témoigne pour lui. Madeleine Béjart, son aînée, sa compagne, son associée, sa patronne, a sur lui une influence que la fin même de leur couple ne tarira pas. Dans la troupe, les actrices sont considérées, hormis Mme  du Croisy, qui agace ses partenaires. Même si les épouses ne rapportent pas une part entière, elles sont mises en avant, et c’est mérité, car elles sont pour beaucoup dans le succès du Palais-Royal. Marie-Thérèse de Gorla, dite Mlle du Parc ou Marquise, attire par sa beauté, son aisance dans les ballets et son charme quand elle joue Dorimène la séductrice dans Le Mariage forcé, ou même Elvire dans Dom Juan. Catherine de Brie, un temps maîtresse de Molière, est Agnès dans L’École des femmes ; quant à Armande Béjart, l’épouse de Molière, elle est Célimène l’inconstante dans Le Misanthrope, tandis que sa mère (ou sa sœur aînée), Madeleine, éblouit jusqu’au roi en apparaissant dénudée dans une immense coquille saint-jacques lors du prologue des Fâcheux, à Vaux-le-Vicomte en août 1661… Sans les femmes, Molière le sait, le succès ne serait pas le même. D’ailleurs, il leur épargne les rôles les plus ingrats : pour jouer les rombières et les acariâtres, comme Mme Pernelle dans Le Tartuffe ou Philaminte dans Les Femmes savantes, ce sont les hommes qui sont désignés, tels Louis Béjart ou Hubert, et se travestissent – et ils adorent ça !

Mais c’est à l’aune de sa plume que l’on mesure le féminisme de Molière. Il est tout entier dans la philosophie d’Ariste, figure sage et tolérante de L’École des maris, quand il parle de la liberté de sa fiancée :

Artiste. – Leur sexe aime à jouir d’un peu de liberté,

On le retient fort mal par tant d’austérité,

Et les soins défiants, les verrous et les grilles,

Ne font pas la vertu des femmes ni des filles,

C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir,

Non la sévérité que nous leur faisons voir.

[…]

Elle peut m’épouser, sinon choisir ailleurs,

Je consens que sans moi ses destins soient meilleurs,

Et j’aime mieux la voir sous un autre hyménée,

Que si contre son gré sa main m’était donnée.

Même mariée, la femme moliéresque veille à la sauvegarde de sa liberté. Elle la revendique d’autant plus que le mariage n’est pas sa décision, mais l’application de sa condition sociale. En écoutant Angélique, mariée par ses parents à un riche paysan, George Dandin, c’est Rosine que l’on entend, celle du Barbier de Séville de Beaumarchais, qui compte faire prévaloir le choix de son cœur sur la décision de son barbon. George Dandin est créé en 1668, Le Barbier de Séville le sera en 1775 : Molière a cent sept ans d’avance. Et même trois cents ans, puis qu’Angélique ressemble beaucoup aux jeunes filles des barricades de Mai 1968, liberté sexuelle en bandoulière et poing levé contre la société patriarcale. Le pauvre Dandin n’a plus qu’à constater son impuissance :

George Dandin. –  Mais quel personnage voulez-vous que joue un mari pendant cette galanterie ?

Angélique. –  Le personnage d’un honnête homme qui est bien aise de voir sa femme considérée.

George Dandin. –  Je suis votre valet. Ce n’est pas là mon compte, et les Dandins ne sont point accoutumés à cette mode-là.

Angélique. – Oh les Dandins s’y accoutumeront s’ils veulent. Car pour moi je vous déclare que mon dessein n’est pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. Comment, parce qu’un homme s’avise de nous épouser, il faut d’abord que toutes choses soient finies pour nous, et que nous rompions tout commerce avec les vivants ? C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de Messieurs les maris, et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissements, et qu’on ne vive que pour eux. Je me moque de cela, et ne veux point mourir si jeune.

George Dandin. – C’est ainsi que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m’avez donnée publiquement.

Angélique. – Moi ? je ne vous l’ai point donnée de bon cœur, et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous avant le mariage demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous ? Vous n’avez consulté pour cela que mon père, et ma mère, ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends n’être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés, et je veux jouir, s’il vous plaît, de quelque nombre de beaux jours que m’offre la jeunesse ; prendre les douces libertés, que l’âge me permet, voir un peu le beau monde, et goûter le plaisir de m’ouïr dire des douceurs. Préparez-vous-y pour votre punition, et rendez grâces au Ciel de ce que je ne suis pas capable de quelque chose de pis.

George Dandin. – Oui ! c’est ainsi que vous le prenez. Je suis votre mari, et je vous dis que je n’entends pas cela.

Angélique. –  Moi je suis votre femme, et je vous dis que je l’entends.

George Dandin. – Il me prend des tentations d’accommoder tout son visage à la compote, et le mettre en état de ne plaire de sa vie aux diseurs de fleurettes. Ah ! allons, George Dandin, je ne pourrais me retenir, et il vaut mieux quitter la place.

« Quitter la place » : il n’y a que cela à faire, puisque les femmes de Molière, celles qui ont décidé de choisir leur destin, ne cèdent pas un pouce de leur liberté. L’homme n’a pas le choix, il doit faire confiance à sa femme –  et s’incliner devant ses volontés. Enfermer ne sert à rien, nous apprend L’École des femmes, après tant de farces du même acabit, et de même L’École des maris :

Lisette. – En effet tous ces soins sont des choses infâmes,

Sommes-nous chez les Turcs pour renfermer les femmes ?

[…] Pensez-vous, après tout, que ces précautions,

Servent de quelque obstacle à nos intentions

Et quand nous nous mettons quelque chose à la tête,

Que l’homme le plus fin, ne soit pas une bête ?

Toutes ces gardes-là, sont visions de fous,

Le plus sûr est ma foi de se fier en nous,

Qui nous gêne se met en un péril extrême,

Et toujours notre honneur, veut se garder lui-même.

C’est nous inspirer, presque un désir de pécher,

Que montrer tant de soins de nous en empêcher,

Et si par un mari, je me voyais contrainte,

J’aurais fort grande pente à confirmer sa crainte.

La crainte, pour le mari, c’est d’être cocu. Au moins, chez Molière, la menace est claire, la femme plante des cornes sur le front de son époux s’il la brime. Le féminisme de Molière, c’est le sexe comme arme de dissuasion :

Dorine. – Si j’étais en sa place, un homme assurément Ne m’épouserait pas de force impunément ;

Et je lui ferais voir, bientôt après la fête,

Qu’une femme a toujours une vengeance prête.

Dans cette guerre d’intimidation entre les hommes et les femmes, l’infidélité joue le rôle du missile, mais d’un missile de riposte :

Dorine. – Sachez que d’une fille on risque la vertu,

Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;

Que le dessein d’y vivre en honnête personne

Dépend des qualités du mari qu’on lui donne,

Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,

Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont.

Il est bien difficile enfin d’être fidèle

À de certains maris faits d’un certain modèle ;

Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait,

Est responsable au ciel des fautes qu’elle fait.

A lire aussi : Comment Molière a révolutionné l'art dramatique par son jeu d'acteur et sa passion pour l'imitation

Extrait du livre de Christophe Barbier, « Le Monde selon Molière », publié aux éditions Tallandier

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