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Milton Friedman 1/John Maynard Keynes 0 : Et la pandémie nous prouva que la plupart des citoyens des pays développés se comportent comme des néo-classiques
©CHIP SOMODEVILLA / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

La relance, la relance, la relance... ou pas

Les Américains ont bénéficié d’aides face à la crise économique mais ont privilégié l’épargne et le remboursement de leur dette à la consommation immédiate. Contrairement à ce qu'espéraient les autorités, qui comptaient ainsi relancer l'économie.

UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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Atlantico : Les Américains ont bénéficié d’aides (stimulus check) face à la crise économique provoquée par le coronavirus et, selon une étude du New York Fed Survey of Consumer Spending, ils ont privilégié l’épargne et le remboursement de leur dette à la consommation immédiate. Doit-on considérer que les citoyens américains sont plus des néoclassiques que des keynésiens ?

Jean-Paul Betbeze : Ni vraiment néoclassiques, ni vraiment keynésiens : perdus plutôt ! Les ménages américains ont surtout été frappés par l’incertitude née du COVID, comme partout, d’autant que les autorités n’avaient pas, c’est le moins que l’on peut dire, de stratégie claire et unifiée. Les dépenses des ménages américains ont ainsi baissé de 13% de mars à avril, avant de remonter de 9% en mai et de 6% en juin, pour rester pratiquement plates jusqu’en novembre, puis de baisser de 0,7% en novembre et de 0,2% en décembre. Derrière ces chocs, on trouve l’effet des inquiétudes et des fermetures, avec un lock down bien plus réduit qu’en France, et une contraction de l’emploi, bien plus forte aux Etats-Unis. Les ménages sont plutôt keynésiens, si on veut : c’est toujours vrai, ils dépensent en fonction de leurs revenus, donc réagissent à leur baisse. Et les entrepreneurs sont plutôt néo-classiques, car soucieux de leur rentabilité, pour maintenir leur entreprise en vie autant que possible, malheureusement au détriment de l’emploi à court terme.

Donc les ménages américains qui s’inquiètent, notamment pour leur emploi et leur couverture santé, réduisent leur consommation à l’essentiel, la nourriture et quelques vêtements, souvent livrés par Amazon. Mais ils font en sorte, autant que possible, de veiller au remboursement de leur dette, surtout immobilière, afin de ne pas être expulsés de leur logement. Bref une consommation incompressible (nourriture), plus une part « engagée », pour reprendre le mot de l’Insee (loyer et remboursement de leur emprunt hypothécaire) : le « reste » est une épargne plus importante que d’habitude, mais très liquide.

Ensuite, quand l’économie américaine se met à repartir, avec une politique monétaire qui s’engage à être accommodante et les premiers soutiens budgétaires aux bas et très bas salaires, à l’emploi, aux frais d’éducation, le moral des ménages remonte lentement. Le premier trimestre devrait ainsi connaître une consommation plus soutenue, avec l’effet des « dépenses Trump », en attendant ceux des « programmes Biden », au deuxième semestre. En réalité, les ménages américains souffrent d’un travers permanent : ils ont peu d’épargne, vivant en permanence dans une économie de dette. Donc leur économie est plus volatile, à la baisse comme à la hausse, avec l’emploi.

Les Français sont-ils dans la même dynamique d’épargne et de règlement des dettes que les Américains dans cette crise du Covid ?

Non, au départ, début 2020, la situation économique américaine, plus de croissance et plein emploi, était plus solide que la française. Ensuite, les Français ont connu un confinement bien plus strict que les Américains, donc avec une baisse plus nette de leur consommation, avec surtout un effondrement des services et une forte baisse de la consommation non alimentaire d’un côté, mais avec, d’un autre côté, immédiatement, un soutien à leur revenu (chômage partiel) et à leurs entreprises (prêts, annulations ou reports de charge).

La conséquence en est que le PIB américain a perdu 3,5% seulement contre 8,3% pour le PIB français, du fait de moindres confinements surtout : il se prépare à repartir moins fortement aussi (2,5% contre 4,1% pour la France selon le FMI). Le rebond y sera donc plus réduit, malgré le plan Biden, très keynésien en l’espèce.

Le défi de la reprise française est bien plus compliqué. Il y a certes les « soutiens keynésiens » du déficit budgétaire et de la politique monétaire de la BCE. Bientôt viendra le programme européen. Mais tout ceci se passe dans une économie qui tente de retrouver une « autonomie stratégique », de revoir ses chaînes de production, de soutenir sa place dans une révolution technologique mondiale, toute schumpétérienne, qu’elle peine à surmonter.

Deux notions résument cette situation : « l’épargne COVID » et la « dette COVID ». Selon la Banque de France, les ménages français ont accumulé 70 milliards d’euros d’épargne supplémentaire en 2020 et pourraient y ajouter 130 en 2021, soit 200 milliards. On les retrouve un peu dans les livrets d’épargne, en assurance vie et surtout dans les comptes bancaires – ce qui pèse d’autant sur la demande. En face, la « dette COVID » a plus monté encore : par rapport au PIB, la dette des agents non financiers (banques et ménages) monte ainsi de 9 points de PIB aux États-Unis (de 149 à 158%) entre fin 2019 et juin 2020, mais de 15 en France (de 135 à 150%). Soit plus de 500 milliards d’euros en six mois ! C’est cette dette privée française qui fait la différence. En effet, par rapport au PIB, la dette des administrations publiques monte autant entre ces deux dates : 17 points de pourcentage du PIB aux États-Unis et 16 en France.

La lecture keynésienne de l’économie présente-t-elle néanmoins un intérêt en temps de crise ? 

Ce que nous vivons montre qu’en cas de crise de la demande privée, il faut bien sûr la soutenir par le déficit budgétaire et la baisse des taux : deux solutions « keynésiennes » normales, appliquées cette fois à une situation exceptionnelle. Mais on voit aussitôt les deux limites de cette approche :

  • le temps : la montée de l’épargne de précaution, ou de peur, ou d’inquiétude face à une remontée crainte des impôts se résorbe plus lentement en France qu’aux États-Unis. Une grande partie de la « consommation perdue » en liaison avec la baisse des services (voir le Focus n°49 du CAE, octobre 2020) ne se rattrapera pas. On ne peut aller deux fois en vacances sur la même période ou quatre fois au restaurant dans la même journée.

  • le montant : le soutien à la demande des ménages les plus affectés par la crise sanitaire, économique et sociale est indispensable pour faire repartir l’activité (chômage partiel, crédits aux entreprises), mais bien qu’important, il ne pourra compenser toutes les pertes.

Surtout, cette approche « keynésienne » ne résout pas tout, car la crise n’est pas seulement une crise d’insuffisance de demande :

  • à quoi vont ressembler les entreprises dans quelques mois, si elles ne disposent pas des compétences et des données nécessaires à l’Intelligence Artificielle, surtout si elles ne présentent pas de perspectives de demande solvable (Keynes) et rentable (néoclassique),

  • comment faire alors passer l’excès d’épargne actuel, liquide et de précaution, vers le financement des entreprises, peu sûr, sans perspective de forte rentabilité, compte tenu des risques ?

La lecture keynésienne de ce que nous vivons, la panne de demande et l’excès d’épargne, dicte certes des solutions monétaires et budgétaires de soutien, mais elles n’offre pas de politiques qui permettront de vraiment repartir. Empêcher la chute, n’est pas permettre le rebond sans des politiques industrielles qui soutiennent l’innovation et la prise de risque des entreprises (fiscalité, flexibilité) et sans des approches géopolitiques qui soutiendront la zone euro, dans la tension actuelle américano-chinoise. Keynes soulage, mais il ne guérit pas.

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