Marine Le Pen, présidente d’une apocalypse économique et politique ? Le redoutable piège intellectuel de la rhétorique de l’entre deux tours 2022<!-- --> | Atlantico.fr
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Marine Le Pen lors d'une conférence durant l'entre deux tours de l'élection présidentielle de 2022.
Marine Le Pen lors d'une conférence durant l'entre deux tours de l'élection présidentielle de 2022.
©Thomas SAMSON / AFP

Le statu quo ou le chaos

Indépendamment même de la question de l’efficacité électorale d’une telle stratégie, la description d’une Marine Le Pen menant à une débâcle du pays présente l’inconvénient de suggérer qu’aucune alternative politique n’est possible au statu quo idéologique en vigueur, quels qu’en soient les coûts ressentis par bon nombre de Français.

Chantal Delsol

Chantal Delsol

Chantal Delsol est journaliste, philosophe,  écrivain, et historienne des idées politiques.

 

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Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Alors que le second tour de la présidentielle semble s’annoncer plus serré qu’en 2017, on entend souvent les soutiens de la majorité avancer l’argument que si Marine Le Pen l’emporte, ce sera le chaos politique et économique. En quoi utiliser cette rhétorique est dangereux et piégeur intellectuellement ?

Chantal Delsol : Pensez-y : si le diable arrive au pouvoir, ne faut-il pas imaginer l’invasion de la diablerie ? Ce que l’on a toujours décrit comme le Mal (sans l’interdire bien sûr, car sa présence arrangeait bien les candidats), une fois au pouvoir ne va-t-il pas apporter avec lui le dia-bolos, c’est-à-dire la séparation, la haine, la guerre civile, que sais-je ? D’ailleurs depuis maintenant plusieurs décennies, tout l’argumentaire des candidats à la présidence consiste dans la désignation du Malin qui détruira la France. Si Marine Le Pen était élue, il est probable que ses adversaires se dépêcheraient de produire un grand désordre (grèves, manifestations, grabuge), afin d’avoir eu raison. On annonce le chaos comme une parole performative, et en effet, en l’occurrence, elle l’est : il faudra bien prouver ce que l’on annonce depuis si longtemps – Cassandre produit la guerre en même temps qu’elle l’annonce, c’est sa raison d’être.

Eric Deschavanne : Il est de bonne guerre, de la part des adversaires de Marine Le Pen, de mettre en garde contre les risques de la rupture que constituerait son arrivée au pouvoir ; de même qu’il est de bonne guerre de la part des partisans de Marine Le Pen d’exploiter les mécontentements suscités par l’action d’Emmanuel Macron. Le piège tient à cet égard au fait que la logique de simplification auquel obéit le débat politico-médiatique ne favorise pas le camp de la « politique raisonnable » : l’outrance de l’argument du chaos ou de la catastrophe entre en contradiction avec la prétention d’incarner la raison. Il est bien entendu légitime de pointer les problèmes que poserait la mise en œuvre du projet de Marine Le Pen : la constitutionnalité du référendum sur l’immigration et le principe de priorité nationale par exemple, ou les conséquences économiques prévisibles du protectionnisme et de la mise en cause de l’ancrage européen de la France. Il faut simplement se garder des excès dans la forme, lesquels conduisent à décrédibiliser la critique.

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Cela dit, cette rhétorique est le symptôme du malaise généré au sein des élites par la nouvelle situation politique. Ce nouveau duel Macron/Le Pen dévoile crument une réalité gênante : le clivage politique déterminant n’est plus le clivage idéologique entre la droite et la gauche mais le clivage sociologique entre la France d’en haut et la France d’en bas, le « bloc élitaire » et le « bloc populaire », le choix entre le gouvernement raisonnable et la protestation populiste étant déterminé par le statut social, le niveau de diplôme et celui des revenus. Ce clivage était bien entendu déjà déterminant en 2017, mais il était alors recouvert par la vague du « dégagisme » macronien, laquelle a suscité l’illusion d’une rupture, d’une « révolution dans la continuité », ou bien une attente de nouveauté plus ou moins intéressée ou sceptique. La rhétorique de la diabolisation de l’extrême-droite avait été utilisée entre les deux tours de l’élection tout en apparaissant déjà comme une vieille ficelle un peu trop usée. Cela n’avait guère d’importance, dans la mesure où la dynamique était clairement en faveur d’Emmanuel Macron. En 2022, le « dégagisme » et le désir de rupture se retournent contre celui-ci, tandis que la rhétorique antifasciste a perdu beaucoup de sa crédibilité et de sa puissance de conviction. A l’opposition du Bien et du Mal se substitue le face-à-face de l’élite et du peuple, du « cercle de la raison » et du syndicat des mécontents. Le piège aujourd’hui est celui de l’enferment dans l’opposition du mépris et de la haine.

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Avec l’atomisation du PS et de LR, confirmée au premier tour, suggérer qu’aucune alternative politique raisonnable n’est possible au statu quo idéologique en vigueur provoque-t-il nécessairement une forme d’immobilisme ? Est-ce un moyen de ne pas voir, ou de ne pas répondre aux ressentis et aux demandes des Français ? 

Chantal Delsol : La démocratie libérale, régime dans lequel nous vivons et que nous aimons, repose sur le débat incessant entre des adversaires qui ne sont pas d’accord sur la vision du bien commun. Entre adversaires, ce débat tente d’être courtois, on n’en vient pas aux mains dans une démocratie. S’il arrive que dans une démocratie se crée un parti considéré, étant donné son programme, comme un ennemi – par exemple le parti néo-nazi dans l’Allemagne d’après-guerre, ou le parti communiste dans l’Amérique de la même époque – alors les institutions se doivent d’interdire ce parti. Car ce sont des partis qui utiliseraient la démocratie pour la détruire.

Ce qui nous arrive aujourd’hui est un cas de figure nouveau et très tordu. Si l’on considérait que le parti des Le Pen était un ennemi de la démocratie, et non un adversaire avec lequel on peut engager les débats, il fallait l’interdire. Mais les gouvernants successifs, de droite comme de gauche, ont laissé monter ce parti tout en le traitant comme un ennemi – et non comme un adversaire. Tous les commentateurs savent que François Mitterand a permis sciemment au Front National d’alors de monter. Pourquoi ? Parce qu’il est bien commode pour un candidat à la présidence de trouver en face de lui, non pas des adversaires avec lesquels il faut débattre et qu’il faut respecter, mais un ennemi à détruire auquel on peut donner des noms d’insectes ou de maladie (« la lèpre populiste », dit E.Macron). On désigne à la population le Mal en se désignant soi-même comme le seul recours. C’est un déni absolu de démocratie, car la démocratie ne peut avoir que des adversaires, et non des ennemis. Mais ça marche un moment. Jusqu’au jour où les citoyens commencent à comprendre que si le diable était vraiment là, on aurait bien pu l’empêcher de croitre : c’est un diable très utile pour des gouvernants tricheurs.

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Eric Deschavanne : L’opposition entre le PS et LR n’était pas simplement une opposition entre la gauche et la droite. Il s’agissait aussi d’une opposition entre deux partis de gouvernement, préparés à l’exercice du pouvoir, se partageant les élites du pays tout en constituant des alliances d’intérêts trans-classes. La nouvelle donne ne se résume donc pas à la disparition et à l’apparition de forces politiques : c’est le système politique lui-même, l’équilibre du jeu démocratique, qui est déstabilisé. Le macronisme devient le syndicat des élites gouvernantes, le parti unique du gouvernement de la raison assiégé par les forces populistes, ce qui conduit inévitablement au primat de la rhétorique de l’absence d’alternative.

Cela dit, il faut distinguer entre alternance politique et politique alternative. L’alternance est toujours possible en démocratie : elle résulte de l’arbitrage entre mécontentement et légitimisme, entre désir et crainte de la rupture. La politique alternative, c’est autre chose, dans la mesure où la décision politique est contrainte par le champ des possibles. Par exemple, on peut vouloir le protectionnisme pour protéger la production nationale et par ailleurs l’augmentation du pouvoir d’achat pour satisfaire les consommateurs, mais il est en réalité difficile de concilier les deux exigences. Selon la Banque de France, l’accès à des biens en provenance des pays à bas salaire permet chaque année aux consommateurs français d’économiser, en moyenne, 1000 euros par ménage et par an. Des choix sont bien entendu possibles, mais ils ont toujours des conséquences indésirables, de sorte que les gouvernants sont souvent contraints de mettre en question le programme sur lequel ils ont été élus devant le mécontentement engendré par sa mise en œuvre.

Par le passé, cet argument a-t-il déjà été utilisé, en France et à l’étranger ? Comment et avec quelles conséquences ? 

Chantal Delsol : Il me semble bien que la France est le seul pays à jouer ce genre de jeu maléfique pour la démocratie. Ailleurs, on a vu interdire des partis dangereux ou en tout cas considérés comme tels par la société. Ou bien on a vu des partis extrêmes avalés dans des coalitions avec des partis modérés, et traités comme des adversaires normaux puisqu’ils n’avaient pas été interdits. Cette manière de traiter comme un ennemi un parti installé dans le paysage démocratique, est bien française. La France est le pays de 93, ne l’oublions pas. Robespierre n'est jamais loin.

La pandémie a montré que des mesures qu'on aurait jugées impossibles pouvaient être prise en temps de crise, sans susciter de vraies contestations de l'opposition.  Le fait que cela émane d'un parti "raisonnable" provoque-t-il un deux poids deux mesures?  

Eric Deschavanne : Une situation de crise conduit en effet à des décisions inimaginables en temps ordinaires. Mais elle souligne aussi le caractère contraint de la décision politique, le fait que pour un problème donné, la créativité en matière de solutions est relativement limitée. On peut observer que les oppositions sont restées avares de propositions alternatives durant la pandémie. Des protestations, il y en a eu, des projets de stratégie alternative, pas vraiment, et pour cause. On a beaucoup débattu dans les pays occidentaux, ce qui est légitime en démocratie, les décisions prises par les gouvernants pour faire face à la pandémie, mais la stratégie adoptée, le confinement dans un premier temps, puis la vaccination, a été à peu près la même partout. Les différences ont été principalement des différences de timing et de moyens mis en œuvre. Il existait bien une stratégie alternative, la stratégie « zéro Covid » mise en œuvre par les pays asiatiques, mais, et ce n’est pas un hasard, aucun pays européen ne l’a adoptée et, en France, aucune force politique ne l’a proposée. La leçon à retenir est sans doute que les différences de culture et de régime politique déterminent la décision politique et constituent pour les gouvernants, qu’elles que soient leur couleur politique et leur créativité, des contraintes auxquelles ils ne peuvent échapper.

Est-il possible de sortir de ce piège rhétorique et intellectuel ? Si oui, comment ?

Chantal Delsol : S’il s’agissait d’un piège technique, on trouverait des moyens techniques, c’est facile. Mais c’est un piège qui résulte de notre mentalité nationale. On ne change pas de mentalité comme on change de chemise. Il y a en France une propension à la haine politique, qui représente exactement le contraire de la démocratie libérale – à cet égard, la France est un pays immature.

Eric Deschavanne : Il faudrait pouvoir sortir sinon du simplisme du discours politique, du moins de l’opposition entre cercle de la raison et populisme protestataire. C’est l’enjeu de la recomposition politique à venir. Mais l’avenir est plus opaque que jamais. Bien malin saurait dire quelle forme prendra la nécessaire recomposition.

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