Marche pour la révolution fiscale : quand Jean-Luc Mélenchon rejoue méthodiquement la révolution française par épisodes<!-- --> | Atlantico.fr
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Face à l'injustice fiscale, "nous sommes en 1788", estime Jean-Luc Mélenchon.
Face à l'injustice fiscale, "nous sommes en 1788", estime Jean-Luc Mélenchon.
©Reuters

Une certaine vision

"C'est 1788. On est à la veille d'un grand tumulte." C'est ainsi que le coprésident du Parti de gauche a introduit sa marche pour "une révolution fiscale", qui se dirigera vers Bercy ce dimanche.

Laurent Avezou

Laurent Avezou

Laurent Avezou est historien, spécialiste des mythes historiques. Il a notamment publié Raconter la France : histoire d’une histoire (Paris, Armand Colin, 2008), La Fabrique de la gloire : héros et maudits de l’histoire (Paris, PUF, 2020), et Verdun et les lieux de mémoire de la première guerre mondiale (Paris, Larousse, 2024).

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Atlantico : Alors qu'il dirigera ce dimanche une marche pour la "révolution fiscale", Jean Luc Mélenchon a récemment déclaré : "C'est 1788. On est à la veille d'un grand tumulte. Le pays va vers une espèce de chaos". En réutilisant cette image d'une période pré-insurrectionnelle, le tribun du Front de Gauche tente de fédérer autant que possible dans une période de crise. Pour autant, peut-on dire qu'il adopte une dialectique révolutionnaire ?

Laurent Avezou : J’y vois d’abord la résurgence d’un slogan récurrent des périodes de désaffection envers le régime politique en place. Déjà en 1953, Pierre Mendès-France prophétisait de même : "Nous sommes en 1788", pour bien marquer le désaveu d’une part croissante de l’opinion publique envers une IVe République gangrenée par l’instabilité parlementaire et une décolonisation calamiteuse.

Cela reflète surtout un invariant de la vie politique française, et qui lui vient du fond des âges chrétiens, mais désormais sécularisé : le prophétisme, le messianisme, le millénarisme, appelez-le comme vous voudrez, c’est-à-dire cette tendance à traduire en termes absolus, radicaux, la nécessité constante de réformer le système, comme s’il fallait forcément en passer par un renversement intégral pour déboucher sur une nouvelle harmonie. C’est très français, cette manie de la dramatisation rhétorique, qui se paye de mots plus que d’idées.

Maintenant, s’agit-il d’une dialectique révolutionnaire ? Par dialectique, on entend une dynamique contradictoire, qui appelle un dépassement dans la synthèse. En 1788, il y aurait eu le mur des privilèges aristocratiques (thèse) face au bouillonnement d’initiatives de l’élite bourgeoise émergente aspirant à se débarrasser du carcan d’Ancien Régime pour prendre la tête du dispositif (antithèse). La synthèse aurait alors été offerte par l’affirmation de la Liberté dans l’Égalité, telle qu’elle s’amorce en 1789, et telle qu’elle s’accomplit fugitivement en 1793, dans le bruit et la fureur, avant d’être de nouveau confisquée par les nantis de la classe bourgeoise. C’est cette Révolution dont Clemenceau parlait en 1891 comme "d’un bloc dont on ne peut rien distraire".

On ne peut plus avoir aujourd’hui une lecture aussi schématique de 1789. D’abord parce que cette révolution n’a pas été la révolution "bourgeoise" marquant la transition du féodalisme au capitalisme. Elle a été en fait voulue par l’ensemble de l’élite éclairée (plus souvent nobiliaire que bourgeoise, cette dernière aspirant plutôt à profiter des privilèges de la noblesse qu’à les renverser), et appuyée par des paysans et des ouvriers farouchement anticapitalistes. Ce qu’on peut sans doute reprocher à Jean-Luc Mélenchon, c’est de mobiliser une image historique commode et éloquente tout en dissimulant sa complexité historique pour n’en servir qu’une version manichéenne : les démunis contre les privilégiés. Or, la pré-révolution de 1788 a été une révolution de privilégiés, bientôt dépassés par les aspirations contradictoires des classes laborieuses d’un côté, et des frustrés du pouvoir de l’autre, ces "Rousseau du ruisseau", comme les qualifie joliment l’historien américain Robert Darnton, les Danton, Marat, Robespierre, Saint-Just, qui rongeaient leur frein dans une France d’Ancien Régime dans laquelle ils désespéraient de réaliser leur soif d’affirmation. La Révolution a été une aubaine pour ces derniers, souvent avocats ou journalistes de formation, car elle leur a permis, en sacralisant le Verbe, la parole éloquente et intransigeante, de prendre le contrôle momentané et illusoire d’un dispositif dont ils ne maîtrisaient pas tous les paramètres. Par sa tonitruance, la posture de l’indignation qu’il arbore en permanence, Jean-Luc Mélenchon est bien leur héritier spirituel.

Anciennement professeur d'histoire, M. Mélenchon avoue en effet sa fascination pour Robespierre et Saint-Just, qui représentent selon lui le véritable esprit de la Révolution. Au-delà des mots, trouve-t-on de véritables similitudes entre ces deux personnages ?

On n’en finira jamais d’épuiser le cas Robespierre, dont Michelet a bien senti la dimension littéralement dramatique, c’est-à-dire alliant le sublime et le grotesque, le tragique et le ridicule, et, sur la fin, empêtré dans les fils de sa paranoïa, de plus en plus obsédé par la mort, la sienne et celle des autres. Ce qui est certain, c’est qu’il a servi de bouc émissaire à ceux qui provoquent sa chute, le 9 thermidor an II (27 juillet 1794), les Tallien, Barras et Fouché, c’est-à-dire les artisans les plus engagés dans la politique de la Terreur et qui, craignant d’en être les prochaines victimes (car ils étaient bien placés pour en avoir compris la dynamique infinie), ont préféré prendre les devants, en attendant de devenir bientôt les principaux profiteurs du régime de nouveaux riches que sera le Directoire. Mais cette vérité ne suffit pas à faire de Robespierre le saint digne de la légende dorée que l’historiographie républicaine militante a trop longtemps voulu voir en lui. Sa limite reste d’avoir été un tribun enfermé dans le monde des idées, mal armé pour comprendre son temps sur le plan économique ou scientifique, incapable de s’arracher au rêve utopique et sanglant de la résurrection moderne d’une république à l’antique. Ce qui ne l’a pas empêché d’être l’un des hommes (et non l’Homme) de la résistance révolutionnaire entre 1793 et 1794, en jugulant une crise intérieure et extérieure qu’il n’avait pas suscitée, puisque (et c’est sa grandeur) il avait été l’un des rares en 1792 à prendre position contre la guerre et l’idée d’envoyer à travers l’Europe ce qu’il appelait les "missionnaire bottés" de la Révolution.

Comme Robespierre, Saint-Just rêvait d’une démocratie de petits propriétaires paysans et artisans, en contradiction avec l’évolution capitaliste de l’économie. C’est peut-être, dans cette figure d’archange de la Révolution, ce qui parle le plus à M. Mélenchon. A moins qu’il n’en retienne que la volonté farouche d’épuration par une justice populaire pour laquelle "la haine des ennemis est un sentiment sacré", comme l’écrivait en 1947 un éditeur des œuvres de Saint-Just, Jean Cassou, animé par l’esprit de la Libération. Alors que, en réalité, la personnalité de Saint-Just, telle qu’elle transparaît à travers des écrits d’ailleurs sans grande originalité, semble avoir été mal affermie. Il y a par exemple une logique de vases communicants plutôt rudimentaire dans les lois de ventôse qu’il inspire en février-mars 1794, par lesquelles il est prévu que les biens des suspects seront confisqués pour être remis aux indigents, ce qui revenait à lier justice économique et politique partisane : drôle de principe…

D’une manière générale, je suis réticent à l’idée même d’être "fasciné" par des figures historiques disparues depuis plusieurs siècles et dont on refuse de percevoir toutes les ambivalences, comme s’il fallait absolument les imaginer d’un métal pur, sans alliage. Une sorte de lyrisme absurde tend trop souvent à transfigurer en êtres surhumains des politiciens incapables de dominer une situation qu’ils ont en grande partie contribué à entretenir, sinon à créer. L’histoire ne sert pas à donner des leçons au présent.Elle permet, plus modestement, d’en faire ressentir le caractère composite et irréductible aux simplifications. Le politicien Jean-Luc Mélenchon a trop tendance à oublier ce que l’historien Mélenchon Jean-Luc devrait pourtant savoir.

Lors de la campagne présidentielle de 2012, celui qui était le candidat du Front de Gauche avait réussi un "coup" symbolique en rassemblant près de 100 000 personnes sur la place de la Bastille. Ne peut-on pas trouver l'utilisation de cette journée paradoxale lorsque l'on sait ce qui s'est réellement passé ce jour là ?

Il y a plusieurs mythes du 14 juillet. Il est idiot de réduire la prise de la Bastille à un non-événement, comme le fait l’historiographie conservatrice, sous prétexte qu’on n’y trouva qu’une bonne demi-douzaine de prisonniers fous ou débauchés qui y avaient été souvent incarcérés à la demande de leurs proches. Il est tout aussi absurde d’en universaliser la portée avec cette grandiloquence que je déplorais tout à l’heure. Entre la matérialité des faits, l’idée que s’en sont faite les révolutionnaires, puis les historiens et les politiques d’hier et d’aujourd’hui, plusieurs images se superposent. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas pour délivrer ses prisonniers que la Bastille a été prise, c’est pour y chercher de nouvelles armes, après celles que les insurgés s’étaient déjà fait céder aux Invalides. Qui sont-ils, ces insurgés ? Peu de bons bourgeois aisés, certes, mais certainement pas des miséreux : en majorité des artisans et boutiquiers des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel, de l’est de Paris.

Le 14 juillet, c’est surtout l’irruption, dans une révolution amorcée aux États généraux avec les formes légales, de l’illégalisme assumé au nom d’une légalité supérieure et non encore advenue, celle de la Nation. Mais c’est une révolution à la fois populaire et bourgeoise. Populaire à cause de la hausse des prix et du chômage recrudescent, mais avec cet élément nouveau de la psychose du "complot aristocratique". Bourgeoise aussi, avec plus d’ambiguïté : les milices municipales qui s’arment spontanément en province comme à Paris sont composées de rentiers qui craignent aussi bien les représailles des aristos que celle des "classes dangereuses" populaires. Elles préfèrent aller au devant des aspirations de ces dernières pour mieux les canaliser en leur offrant les armes des Invalides, puis celles qu’elles supposent être à la Bastille. Peut-être M. Mélenchon est-il bien l’héritier de ces bourgeois travaillés par ce mélange de mauvaise conscience de classe et de crainte des débordements populaires qu’il vaut mieux savoir utiliser plutôt que d’être emporté par leur vague.

Plus largement, l'ex candidat du Front de Gauche théorise depuis longtemps le principe d'une "insurrection civique". Peut-on dire que cette notion de civisme colle concrètement au principe de révolution ?

On peut voir là le prolongement d’une conception rousseauiste du contrat social. Le Souverain n’est pas l’exécutif, mais l’ensemble des citoyens qui ont volontairement abdiqué à titre temporaire leur liberté entre les mains de l’exécutif (qu’il s’agisse d’un roi, d’un président ou d’une assemblée), comme un propriétaire remet la gestion d’un bien (du Souverain bien, en l’occurrence) à un gérant. Qu’advienne une rupture de ce contrat tacite, et le Souverain peut se ressaisir d’un bien dont il n’avait cédé que l’usufruit, mais pas la propriété éminente. C’est en cela qu’une insurrection peut être accomplie par civisme, au nom de l’ordre, quand le désordre est assimilé à une usurpation du Souverain bien par les pouvoirs publics. Rien de contradictoire, dans cette logique, avec l’idée de révolution qui, dans son premier sens astronomique, désigne un mouvement orbital ramenant toujours un corps céleste à sa place initiale. La révolution, ce serait ici le retour à l’âge d’or de la souveraineté populaire directe. Le droit à l’insurrection était inscrit, à ce titre, dans la Constitution de 1793, celle qui n’a jamais été appliquée, celle dont M. Mélenchon fait peut-être son horizon d’attente.

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