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Mais pourquoi lui plus que ses prédécesseurs ? Ces équilibres sociologiques qu'Emmanuel Macron a rompu
©Reuters

Implosion sociale

Les fractures qui divisent aujourd'hui la société sont plus visibles que jamais avec la France des Gilets Jaunes qui s'oppose dans la rue à la "Macronie".

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’Ifop.

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Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

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Atlantico : Dans une note publiée en février dernier vous (Jérôme Fourquet) évoquiez la sécession des élites dans un processus lancé depuis 1985, une analyse qui peut venir en miroir d'une nouvelle note publiée le 28 novembre dernier, sur les fractures françaises révélées par les Gilets jaunes". Comment expliquer que ces fractures latentes viennent à s'ouvrir aujourd'hui, quel en a été le processus, d'un point de vue politique, sur les 30 dernières années ?

Jérôme Fourquet : La note rédigée à l'époque revenait sur un processus multiforme qui avait abouti à cette situation qu'une élite (plus caractérisée en termes de niveau de diplômes qu'en terme de richesse), la partie la plus éduquée qui correspondrait à 5 à 10% de la population s'était très fortement autonomisée culturellement et donc aussi psychologiquement et sociologiquement du reste du corps social.

Différents processus ont abouti à cela. Tout d'abord, nous sommes dans un prisme géographique. On note une concentration des CSP + dans le cœur des grandes métropoles (très visible à Paris, car on observait  25% de la population CSP+ en 82, contre50% en 2014).

On a donc une homogénéisation géographique et une concentration de ces populations. Ce qui ne facilite pas la mixité et l'échange avec les autres catégories qui n'ont pas disparu mais nous avons une telle proportion de cadres qui fait que l'on peut vivre en osmose dans un milieu où l'on ne trouve quasiment que ses semblables.

Cela a toujours existé. Mais ça a pris des proportions astronomiques à la fois en termes de taux mais également en temps d'espace concerné.

Nous avons également un phénomène de ségrégation éducative et sociale qui s'est mis en place dans les écoles avec l'investissement massif des cadres dans les écoles A côté de cela nous avons le phénomène des colonies de vacances de moins en moins mixtes socialement et qui s'adresse de plus en plus au milieu les plus modestes. Les classes moyennes ne sont pas assez aidées financièrement pour y avoir accès et les clases privilégiées ne les y envoient pas et préfèrent les séjours à thèmes plus fortement facturées.

Autre exemple, la disparition du service militaire qui, jusqu'au début des années 90 faisait qu'à peu près deux tiers d'une classe masculine avait une expérience commune de 10 mois ou un an. En sommes, il y a toute une série d'institution, de lieux, ou de moment, qui étaient des occasions de brassages et qui permettaient aux membres de ces classes favorisées de côtoyer le reste de la population qui se sont refermé ou qui ont disparus.

Tout ça a fait que petit à petit nous avons des classes dirigeantes qui vivent en autarcie les unes avec les autres et avec des occasions de contact de moins en moins évidentes et courantes avec le reste de la population.

Philippe Fabry : Fondamentalement, les trente dernières années ont été marquées par trois phénomènes majeurs : la mondialisation des échanges, la montée de la peur du changement climatique, et l’immigration de masse en Occident.  Ces phénomènes ont entraîné un bouleversement profond des clivages politiques en Occident en général et en France en particulier et fait apparaître deux camps : les « progressistes », qui prônent la poursuite de la mondialisation, croient en l’avenir multiculturel de la société et voient comme pioritaire la transition écologique, et les « populistes », qui voudraient à tout le moins un droit d’inventaire sur la mondialisation telle qu’elle s’est faite, s’inquiètent de leur identité de civilisation face à une immigration extérieure historiquement inédite et, sans contester l’importance de la protection de l’environnement, n’en font pas la priorité numéro une.

Une bonne moitié des « populistes » qui, en France, voient avec méfiance ces évolutions depuis trente ans constituent l’électorat du Front National. Or, depuis le milieu des années 1980, la stratégie de François Mitterrand, reprise ensuite à gauche et, surtout intériorisée en son principe par la droite, de diabolisation du FN a réduit au silence cette part de la population, en lui interdisant tout débouché électoral d’envergure, même partiel par une alliance avec la droite classique. On a donc mis, durant trente ans, un couvercle sur la marmite électorale de la droite populiste, ce qui a nécessairement eu un effet de faussement de l’évolution du pays : cette frange n’aurait certes jamais pu diriger le pays, mais son expression normale, à la même hauteur que la gauche populiste (anticapitaliste et immigrationniste), aurait à n’en pas douter eu un effet de long terme, car c’est toute la droite française qui a été poussée à l’autocensure durant des décennies, sauf quelques moments comme lors de l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007.

Cela a été rendu possible par cette caractéristique institutionnelle française qu’est le scrutin majoritaire à deux tours, qui élimine in fine toute représentation parlementaire, ou presque, pour un parti qui peut faire plus de 15%. Or, si vous regardez le pays qui est sans doute le plus proche de nous par la mentalité, l’Italie, les populistes coalisés ont fini par arriver au pouvoir sans que le pays soit jamais passé par la case « émeutes » : on n’a pas vu Rome brûler comme Paris avant l’arrivée de Salvini. Je mets cela sur le compte du système électoral italien, proportionnel, qui rend réellement compte de la composition politique du pays et a permis une transition « en souplesse » vers ce qu’on peut appeler l’alternance populiste. Alors qu’en France, si la même évolution semble couver, les institutions y font obstacle. Et c’est très dangereux : cela rend le régime instable.

Ces fractures qui existent depuis longtemps éclatent aujourd'hui. Pourquoi sous Emmanuel Macron et pas sous ses prédécesseurs ?

Philippe Fabry : Je vois que vous voulez faire un parallèle avec les trois ordres de l’Ancien Régime à la fin de la Révolution. Je comprends cette volonté mais je proposerai un découpage un peu différent : en effet les « 1% » les plus fortunés ne font pas nécessairement partie d’une caste à part : il faut se souvenir qu’aujourd’hui, en France, un couple avec deux enfants fait partie des 1% plus gros revenus à partir de 15.000 € de revenu par mois. C’est très important, bien sûr, mais de (relativement) nombreux foyers de notables de province, par exemple, peuvent avoir de tels revenus, sans pour autant avoir le moindre rapport avec le pouvoir et les centres de décision du pays. Il faut donc oublier ce mythe du « 1% » qui désignerait de très grandes fortunes. Les très grandes fortunes ne se trouvent que dans un et même plutôt deux ordres de grandeur au-dessus, dans le 0,01%.

D’ailleurs, sous l’Ancien Régime, les castes se distinguaient de la fortune : il y avait des membres du clergé et de la noblesse pauvres, et des bourgeois du Tiers Etat riches. Si l’on veut faire un parallèle pertinent, il faut me semble-t-il le fonder sur le rôle sociopolitique et la place économique des différentes populations. Et dans ce cas, je dirais plutôt que la technocratie des hauts fonctionnaires, qui tiennent les leviers de l’administration et survivent aux mandats électoraux et aux alternances démocratiques, tout en étant très touchés par l’endogamie, ce qu’on appelle la reproduction des élites, et tous issus de la même formation - sciences-po et l’ENA pour les plus hauts placés - constituent la nouvelle noblesse. Le clergé, qui est là pour légitimer le Pouvoir, le critiquer modérément et relayer la pensée qu’il veut dominante,  ce sont aujourd’hui les « grands » médias : toute la presse écrite subventionnée, le service public audiovisuel (la redevance est la nouvelle dîme), et parfois les chaînes d’information possédées par de grandes fortunes proches du Pouvoir. Le Tiers Etat, ce sont les autres, ceux aux dépens desquels vivent les deux premiers groupes, ce qui va de l’ouvrier au SMIC qui lutte pour joindre les deux bouts à l’entrepreneur fortuné ou au notable bourgeois qui paient l’impôt sur la fortune immobilière et se battent pour maintenir le volume de leur patrimoine en dépit de la fiscalité élevée.

Jérôme Fourquet : Je repartirai d'un phrase qui est revenue en boucle dans les propos des Gilets jaunes, la fameuse "la hausse de l'essence ça a été la goutte d'eau". Le fait est que le vase se remplissait depuis une trentaine d'année.

Nous avions une société hautement inflammable. Pourquoi maintenant ? L'hypothèse c'est que ce phénomène de sécession des élites a abouti de manière relativement pure à l'élection d'Emmanuel Macron et à l'avènement d'une nouvelle majorité politique et d'un nouveau bloc sociologique qui l'a porté au pouvoir. C'est l'idée que le clivage gauche-droite s'est en parti estompé ou effondré notamment dans les catégories les plus favorisées.

Aujourd'hui, il y a un appareil, c'est LREM, les députés en marche et l'entourage du président. Toute cette force politique qui est arrivée au pouvoir. Cette force est un des points d'aboutissement le plus manifeste du phénomène de sécession.

Lorsque l'on regarde l'étude de Terra Nova sur le profil des adhérents d'En Marche nous observons 66% de diplômés du supérieur à bac + 2 et 45% à bac + 5. Dans l'étude que j'avais réalisé je m'appuyais sur des travaux qui portaient sur la sociologie des adhérents du PS qui montrait que de 1985 à 2088-2011 nous avions un embourgeoisement clair des sections socialistes. Mais en comparant avec ceux d'en marche, il y a 3 ou 4 niveaux de plus. Le processus était déjà à l'œuvre mais c'est encore plus caricatural aujourd'hui.

A mon avis, l'avènement de cette majorité politique baignant dans ce milieu socio culturel particulier associé à la personnalité d'Emmanuel Macron a abouti au fait qu'un certain nombre de décision politique et symbolique ont été prise, certains propos ont été tenus, certaines postures ont été adopté et on fait tombé les derniers masques. C'est pour cela que la marmite a explosé et que nous avons maintenant le mouvement des Gilets Jaunes.

Lorsque l'on fait le bilan : suppression de l'ISF, l'augmentation de la taxe sur l'essence, la réduction de 5euros des APL, hausse de la CSG… Tout cela entretien l'image de "président des riches". Mais aujourd'hui nous avons également "président des villes".

Ce qu'il se passe du côté des Gilets jaunes, c'est le soulèvement de la France périphérique.

Pourquoi ne s'était-elle pas soulevée avant. Car la France d'en haut n'avait pas activé d'avantage son ressentiment. La, avec cette nouvelle majorité, ils ont mené une politique et ont adopté une posture qui ne tenait plus aucun compte de l'état du pays.

Nicolas Sarkozy et François Hollande avaient des soutiens populaires mais surtout des capteurs qui leurs disaient "on ne peut pas tout faire car ça ne passera pas". Alors qu'ici, ces capteurs ont manifestement disparus et nous avons été un ou deux crans plus loin dans une situation instable. Nous avons provoqué la déflagration.

Pourrait-on schématiser la population par ensembles, entre un tiers état représenté par les classes populaires et classes moyennes, un clergé représenté par les classes supérieures, les fonctionnaires, et la technocratie, et les 1% ?

Jérôme Fourquet : Nous avions un système politique français qui s'appuyait sur la vielle division gauche droite qui avait une consistance sociologique et culturelle. Sauf que nous voyons bien que depuis une trentaine d'année cette vieille lecture était de moins en moins assortie ou adaptée à l'état de la société française. Elle avait de plus en plus de mal à prendre en compte les lignes de failles et les lignes de clivages de la société.  Cela s'est manifesté à partir du milieu des années 1980 avec la montée du FN et de la question de l'immigration. Et puis dans les années qui ont suivi avec l'enjeu européen qui est venu fracturer un peu plus. Le système étant à bout de souffle il a explosé en 2017 avec la victoire de Macron.

Le vieux système qui veut dire encore des choses mais n'est plus adapté à la réalité de la société française.

Du coup, le vieux monde politique se meurt. Nous avons eu le début de l'acte de décès en 2017 avec la victoire d'Emmanuel Macron. Le décès n'était pas total et l'avènement du nouveau monde politique pas total non plus. Tout cela est encore en gestation. Mais l'hypothèse serait que ce à quoi nous sommes en train d'assister est peut-être la naissance d'un mouvement qui ressemblerait à une sorte de " 5 étoiles" français.

Ce qui se passe sur les ronds-points et sur les plateaux est entrain de coaguler quelque chose qui pourrait être la réplique populaire à En Marche.

Ne pourrait-on pas alors considérer que la politique d'Emmanuel Macron, perçue comme le Président des riches, et le représentant de la technocratie, dispose d'un socle d'une pyramide à l'envers, expliquant la situation actuelle ?

Jérôme Fourquet : Nous observons un processus de constitution d'un nouveau bloc social. Qui existait de manière latente mais qui est en train de prendre conscience de sa force et de son unité.

Aujourd'hui ceux qui ne "sont rien" sont en train de conquérir un espace politique et médiatique. Ils  ont pris la parole et défient le pouvoir. Dans les réactions aux annonces d'Edouard Philippe, tous les gens interviewés répondaient "ce n'est pas le moment de lâcher, les choses bougent en notre faveur". Plus intéressant encore ils déclaraient "c'est trop peu et trop tard". Ils n'en sont donc déjà plus au carburant. On assiste, de manière chaotique certainement, à la constitution d'un groupe social au plan idéologique. Avec un discours, des représentants, des militants qui fera face à En Marche.

L'affrontement ne se résoudra pas de suite, d'autres forces politiques n'ont pas dit leurs derniers mots. Mais un an et demi après le premier coup de tonnerre, nous en avons un deuxième.

Philippe Fabry : Economiquement, la suppression de la taxation excessive des plus riches n’est certainement pas une absurdité : elle fait revenir les fortunes et encourage le développement des patrimoines, c’est donc une bonne mesure pour permettre la compétitivité du pays et l’enrichissement de la population. Le problème c’est que politiquement, une telle mesure ne peut pas être prise sans faire simultanément un gros effort sur la fiscalité touchant les classes moyennes, afin de s’assurer le soutien de celles-ci et donner un sentiment d’équité. Or, les classes moyennes, lorsqu’elles ont bénéficié de la baisse de la taxe d’habitation - ce qui n’est le cas que des moins aisées - ont perdu tout autant dans la taxation des carburants. Le soutien des classes moyennes est dès lors perdu, et sans doute d’autant plus fortement qu’il y a eu un véritable espoir avec l’élection de Macron : le jeune candidat se présentant hors des partis traditionnels et créant son propre mouvement à partir de rien semblait une façon de renverser la table tout en restant « modérés ». C’était comme voter populiste sans voter vraiment populiste. Je pense qu’il ne faut pas sous-estimer la déception populaire dans ce mouvement des Gilets Jaunes ; peut-être pas chez les Gilets eux-mêmes, mais au moins dans cette opinion qui les soutient aux trois quarts, et continue de le faire en dépit des violences.

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