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Que désirent les entrepreneurs français?
Que désirent les entrepreneurs français?
©geralt - Pixabay

Subconscient

Dans un sondage IFOP pour la CGPME et KPMG relatif aux difficultés rencontrées par les PME, il apparaît que les problématiques de chiffres d'affaires sont une priorité par rapport aux autres questions afférentes à la fiscalité ou au coût du travail. Une situation qui appelle à la refonte du diagnostic du mal qui frappe l'économie française.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Selon un sondage réalisé par l’IFOP, pour la CGPME et KPMG, et concernant les principales difficultés rencontrées par les dirigeants de PME, les répondants indiquent que le principal problème concerne les "difficultés en termes de chiffres d’affaires" (37%). Comment expliquer ce décalage entre ces résultats et le débat public français, qui semble se focaliser sur d’autres questions ? Quelles sont les causes profondes permettant de comprendre ces difficultés liées aux chiffres d’affaires ?

Mathieu Mucherie : Il y a une grosse crise de la demande agrégée depuis 2008, maintenue pas une politique monétaire soi-disant accommodante et, en fait, pas du tout au niveau de la destruction de monnaie effectuée par les banques et par toute l’économie. Mais ce n’est pas en des termes de macroéconomie monétaire que les gens s’expriment sur le terrain : « manque de débouchés », « difficultés à trouver de nouveaux clients », « manque de pouvoir d’achat des clients », « les clients tirent les prix vers le bas », on tourne autour du pot. Ils sentent confusément qu’il y a une déflation, des dettes qui ne reculent pas en dépit des efforts de désendettement, des prix d’actifs peu dynamiques, tout un univers qui ne permet pas de tabler sur des clients nombreux à l’horizon de la prévision (le « chiffre d’affaire ») : mais dans le discours des entreprises on trouve aussi souvent des choses qui certes sont encore vraies (un code du travail kafkaïen, des impôts lourds et instables, etc.) mais qui ne sont plus vraiment prioritaires depuis 2008. Il en allait de même dans les années 30, où les firmes se plaignaient souvent des ressources humaines ou du gouvernement, comme si elles vivaient encore à la belle époque. Elles aussi évoquaient des banques trop frileuses, alors qu’elles n’avaient ni projets ni perspectives : l’offre de crédit était incriminée, alors qu’en dehors de cas anecdotiques c’est la demande qui faisait défaut.

C’est pourquoi Milton Friedman recommandait de ne pas trop suivre les enquêtes auprès des chefs d’entreprises, car ils ne connaissent que des prix particuliers, des secteurs particuliers ; il y a de gros écarts entre ce que les gens disent et ce que les gens font (surtout dans les crises monétaires), et quand on pose de mauvaises questions aux mauvaises personnes il faut s’attendre à obtenir d’assez mauvaises réponses. Et c’est pourquoi ce n’est pas du monde de l’entreprise que l’idée du Quantitative Easing est née (la plupart des idées des organismes patronaux et des think tanks associés sont, depuis 2008, de nature à renforcer les pressions déflationnistes : réformes de l’offre à contretemps, bidouillages budgétaires non compensés par une détente monétaire…).

C’est aux économistes et à toute la société, idéalement, de s’emparer du sujet. Mais le « débat public français », que vous évoquez, n’est pas un débat, n’est pas public, et n’est pas français. Pas un débat : un jeu de rôles, un théâtre, une farce où les banquiers sont convoqués à l’Elysée car ils ne prêtent pas assez en pleine crise. Pas public : fermé, ultra-consanguin. Pas français : la plupart des clés dans le domaine économique se situent à Francfort, et la plupart des gens qui ont réfléchit sérieusement à ces questions vivent à New-York ou à Chicago. Pas de Ray Dalio, pas d’Adam Posen, pas de Scott Sumner à Paris. Dans le monde politique, les gens qu’on nous présente comme sérieux veulent monter la TVA (!), n’ont pas un mot pour cantonner les dettes (alors que cela aiderait à rétablir cette « confiance » qu’ils invoquent sans cesse) et ne font pas le lien entre ces sujets et la nécessité d’une dévaluation (comme si les revenus des firmes françaises étaient 100% français, et comme si un vaste plan de réformes pouvait s’autofinancer).     

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Nicolas Goetzmann : Ce sondage de L'IFOP permet de recouper les résultats obtenus par les enquêtes de conjoncture de L'INSEE, relatives à l'industrie manufacturière, et qui indiquent que 40.2% des entreprises interrogées se sentent confrontées à un problème de demande, contre 14.2% pour les problèmes d'offre. La demande, le chiffre d'affaires, le carnet de commandes, tout ça c'est la même chose, cela concerne la conjoncture économique. 

Dans le débat public français, cette notion de conjoncture est régulièrement associée à la "confiance" des acteurs économiques, une confiance qui découlerait de la capacité des gouvernements à proposer des réformes "pro-business". Ce qui s'apparente à une sorte de science vaudou, que le Prix Nobel d'économie Paul Krugman qualifiait de "fée confiance".  

Mais l'objectif d'une entreprise est de faire des profits, ce qui signifie qu'il ne s'agit pas de lui donner "confiance", mais d'agir directement sur la demande pour que ces entreprises aient un intérêt direct à investir et à embaucher. Il ne s'agit pas de demander du bout des lèvres aux entreprises de bien vouloir embaucher un peu plus, mais de faire en sorte que l'investissement et l'embauche soient leur seule option rationnelle. C'est ce qui arrive lorsque les entreprises peuvent anticiper une hausse de la demande. Or, et c'est sans doute ce que la plupart de nos dirigeants ignorent, le contrôle du niveau de la demande est la mission exclusive d'une Banque centrale. En l'occurrence, pour la France, il s'agit de la BCE. Ce qui signifie que lorsque les entreprises manifestent principalement leur mécontentement par rapport au niveau de leur chiffre d'affaires, les dirigeants ont le droit de se pencher sur l'action de la BCE. Et en effet, lorsque l'on constate le travail fait depuis 2008, il est possible de constater que la politique monétaire européenne a conduit à un effondrement de la demande. Il est là le problème des PME.

Ainsi, les questions de "démarches administratives, lourdeur du code du travail, ou le coût du travail" sont une difficulté pour 18% des interrogés. De la même façon, les répondants indiquent que les "hausse des taxes et des impôts" ne sont un problème que pour 6% d’entre eux, alors que le "manque de visibilité sur la politique fiscale" s’affiche à 3%. Comment justifier que ces questions monopolisent le débat tout en étant minoritaires dans les réponses ?

Mathieu Mucherie : Peut-être est-ce une nouvelle loi de Pareto ou d’Augustine, quand 80% des problèmes reçoivent 20% de l’attention ; quand les élites n’ont pas de vision et pas de courage ils se concentrent sur des détails pour ne pas avoir à aborder des thèmes sensibles (le rôle de l’euro dans le decoupling industriel du continent depuis 1999, les responsabilités de la BCE avec la violation de la cible d’inflation toujours plus vers le bas). Si la cible des 2%/an d’inflation avait été respectée sur la période 2009-2015 en zone euro, les dettes privées (ménages + sociétés non financières) seraient situées en moyenne non pas à 160% mais à 150% du PIB de la zone.

Pour les contraintes fiscales, sociales et réglementaires, elles sont telles en France et depuis si longtemps, qu’il n’est pas très illogique de les voir rester dans les cahiers de doléances quoique sous une forme plus réduite (non pas via un syndrome de Stockholm mais par une sorte de lassitude, et parce qu’il n’y a vraiment pas de clients en vue).

Je vous propose un autre sondage qui a plus de sens économique, réalisé il y a peu sur les ménages américains, tenez-vous bien : dans un pays où rien ne va dans le sens de la frugalité (des taux plus bas que la croissance du PIB nominal depuis 5 ans, des prix d’actifs qui ont progressé de près de 15 trillions USD autour de 2013, des revenus d’activité presque dignes de l’avant crise en termes réels…), la volonté de ne surtout pas dépenser est forte et encore croissante :

Et ce n’est pas seulement déclaratif : les américains ont épargné 15% sur les 500 milliards de dollars de hausse annuelle de leur revenu disponible en 2015, soit 5 fois plus qu’à l’époque pré-crise… Cela signifie que la demande pour les biens et services est faible même aux USA, donc que la demande de monnaie reste forte, donc que l’offre de monnaie devrait être plus dynamique : un QE4 plutôt qu’une hausse des taux…

On imagine alors la préférence pour l’épargne sans risque en zone euro, où les taux ne sont pas bas en termes réels, la hausse de la richesse quasi-nulle, les ratios de dettes élevés, les perspectives d’emplois et de salaires bien plus incertaines…

Nicolas Goetzmann : Parce que ce sont les causes les plus évidentes à priori. Si le chiffre d'affaires d'une entreprise est en baisse, un dirigeant de PME va se concentrer sur ce qu'il constate au jour le jour. Lorsque les ventes baissent, mais que les charges et les impôts restent identiques, les entreprises sont confrontées à une sorte d'effet ciseau. Parce que si le climat économique change, la tolérance vis-à-vis des contraintes réglementaires et fiscales change également assez rapidement. Il n'empêche que la cause réelle de cette situation reste la baisse des ventes.

De la même façon, puisque le rôle d'une banque centrale au sein de l'économie reste très largement méconnu, il est tout à fait possible de considérer que bon nombre d'entreprises et de dirigeants politiques pensent être totalement démunis par rapport à cette situation de faible conjoncture. 

Comme si la croissance tombait du ciel, ou dépendait exclusivement de ce qui peut se passer à l'étranger, ou de quelque autre raison que ce soit. Cela est d'autant plus plausible que ce type de crise de la demande ne se produit pas fréquemment. Cela a été le cas dans les années 1930, et c'est le cas depuis 2008. Il s'agit d'un problème macroéconomique, ce qui reste malgré tout assez loin des problématiques quotidiennes de la plupart des entreprises. 

La question du coût du travail est intéressante à ce titre. On considère que le travail est trop cher, mais sans se poser la question de "trop cher par rapport à quoi ?". La réponse est "par rapport au niveau des ventes". Et nous en revenons à la même conclusion, la France est d'abord confrontée à un problème de demande. Il suffit d'observer le graphique ci-dessous pour s'en rendre compte ; le "manque à gagner" en termes de demande atteint près de 20% du PIB français depuis le déclenchement de la crise de 2008. 

Ce qui vient facilement expliquer pourquoi les entreprises ont des problèmes de chiffres d'affaires. 

Au regard des résultats fournis par ces sondages, quelle serait la politique économique la plus appropriée afin d’offrir une réponse aux difficultés rencontrées par les PME ?

Mathieu Mucherie : La politique la plus appropriée ? La politique la plus éloignée de celle envisagée par Alain Juppé et par les "crânes d’œuf" de son entourage, des économistes de plus de 60 ans : un vaste taxcut façon Kennedy ou Reagan, c’est ce qu’il faut faire quand la demande est douteuse (pas le cas de l’époque Kennedy…) et quand les taux sont bas parait-il (pas le cas de l’époque Reagan) ; l’idéal serait que le financement de ces baisses d’impôts ne repose pas sur les générations futures mais plutôt sur de la monnaie nouvelle, mais on peut compter sur Melanchon/Trump/Le Pen pour décrédibiliser cette démarche. Et pourtant… Narayana Kocherlatoka : “From a purely economic point of view, the government’s policy seems entirely artificial. No private entity would behave like this. Imagine a corporation with such a safe cash flow and such low borrowing costs. It would issue debt to fund expansions or payouts to its shareholders”.

Aujourd’hui, on passe pour un sage si on prophétise une hausse des taux qui n’arrive jamais (Dennis Kessler). On passe pour un libéral si on refuse pendant des années le QE proposé naguère par Friedman ou par Fisher (les chroniqueurs de BFM). On passe pour un homme de rigueur vertueux si on propose des réductions de dépenses et/ou des réductions de déficits alors que la France peut s’endetter à 0,1% (Juppé, Fillon, etc.). Ils attendant un “choc de confiance” qui viendrait du Ciel, un choc propre, sans se mouiller, acquis avec l’apparente facilité des Dieux. Ils pensent qu’on va se remettre à dépenser, à investir, à employer, avec un vilain stock de dettes privées et publiques. Ils pensent qu’on peut monter la TVA et obtenir en retour un choc positif, malgré le précédent de 1996 en France ou au Japon. Ce sont, au fond, des idéologues, qui avancent en 2016 les mêmes recettes qu’en 2006, alors qu’entre-temps le monde a changé.

N’en déplaise à ces gens très sérieux, les modèles réussis ces dernières années ont fait grand cas de la demande agrégée, ils ont fait grand cas de la monnaie, ils ont accepté plus tôt le QE et/ou les taux négatifs, et ont rejeté tant l’austérité budgétaire que l’austérité salariale : le Royaume-Uni (qui parle beaucoup de coupes budgétaires depuis 2010 mais qui en réalité ne coupe rien en termes réels), la Suisse, Suède, Hongrie, Pologne… ça aide, de garder la liberté monétaire !

L’entrepreneur, dont on cherche à connaitre l’opinion dans des enquêtes (alors que toutes les données « en dur » sont disponibles qui témoignent bien mieux de ses actes concrets), l’entrepreneur donc, sait faire, sait produire et sait distribuer. Et quand bien même il ne saurait pas, ce n’est pas un bureaucrate ou un académique qui n’a jamais croisé un client qui pourrait lui expliquer des choses utiles. Il est inséré dans des chaines de valeur globales, et assuré contre la plupart des chocs réels : il n’a à redouter que les chocs monétaires, insidieux, qu’il ne sait pas analyser (ce n’est pas son métier) et qui ne sont pas couverts. La seule chose que le monde politico-administratif parisien peut faire pour le monde des entreprises, c’est offrir un cadre légal à peu près stable, et (à condition de peser un peu à Francfort ou sur Francfort) un cadre monétaire pas trop faussé, c’est-à-dire un engagement à respecter une trajectoire de PIB nominal d’environ +3%/an minimum (si possible 4%), soit deux fois plus que la moyenne des 8 dernières années. Disons que l’échec est complet ces dernières années, avec une irrégularité fiscale et réglementaire record, et un manque total d’influence sur les questions monétaires (réglées en mode stop&go par un banquier central qui nous donne une visibilité qui se compte en semaines : le QE est modifié toutes les 6 semaines…).

Au moins, cela ne peut que s’améliorer en 2017. Mais le risque est grand de perdre encore beaucoup de temps avec des histoires structuralistes sans intérêt ; c’est au moins là le mérite du sondage de l’IFOP, dont les bases économiques sont certes faibles mais qui hiérarchise grosso modo les sujets, avec la demande agrégée (une question éminemment monétaire) en pole position, et la caution du « terrain ».

Nicolas Goetzmann : La mesure essentielle concerne la politique monétaire européenne. Il s'agit de provoquer un big bang institutionnel en Europe, ayant pour objectif de repenser la mission de la BCE. En provoquant une révision des traités et en incorporant un objectif de plein emploi dans les statuts de l'autorité monétaire européenne, ou mieux encore, un objectif de croissance nominale. Et ce, non sans avoir demandé à l'institution de faire le nécessaire pour rattraper le temps perdu depuis 2008. De cette façon, il est possible de remettre le continent sur ses deux pieds. Il s'agit de provoquer un choc massif de croissance sur plusieurs années, avant de stabiliser celle-ci au niveau optimal correspondant aux capacités de productions européennes. 

Avec ça, déjà, la planète européenne tournerait à nouveau rond. Puis, il sera toujours possible de discuter des enjeux de la politique de l'offre en France, des questions intéressantes autour du contrat unique, de l'âge de la retraite, ou du temps de travail. Mais de telles réformes peuvent être vendues tout à fait positivement dans un contexte porteur. Ce n'est pas la même chose de proposer une hausse du temps de travail avec une hausse conséquente de salaire, et une hausse des niveaux de vie, que comme un moyen pour donner "confiance" aux entreprises.

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