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Les visiteurs du soir : après l’austérité gaullienne, l’Elysée change de physionomie avec Georges Pompidou
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Bonnes feuilles

Renaud Revel publie "Les visiteurs du soir, Ce qu’ils disent à l’oreille du président" aux éditions Plon. Politiques, chefs d'entreprise, communicants, artistes et intellectuels... que serait ce Château sans ces " visiteurs du soir " qui le hantent à la nuit tombée ? Extrait 2/2.

Renaud Revel

Renaud Revel

Renaud Revel est journaliste, auteur et documentariste. Passé par Le Matin de Paris et L'Express, il collabore aujourd'hui au Journal du Dimanche. Il est également l'auteur d'une dizaine d'ouvrages, dont des biographies de Claude Chirac ( L'Égérie) et d'Anne Sinclair ( Madame DSK). Il a par ailleurs publié deux autres livres en rapport avec l'Élysée et son histoire : Les Cardinaux de l'Élysée et Les Amazones de la République.

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«L’intendance suit. » En s’installant à l’Élysée, le général de Gaulle, à qui l’on attribue ce mot, impose un style tout militaire. Il ne peut y avoir de grandes stratégies sans une parfaite organisation à son service : la plus petite résidence présidentielle d’Europe – trois cent soixante-cinq pièces tout de même – se transforme en une place forte qu’investit un cabinet aux réflexes d’état-major. Quand il en franchit le seuil, un peuple d’ombres l’accueille : un personnel confit dans l’expectative de son sort et des usages du règne qui s’ouvre.

Les règles bientôt imposées par le maître de cérémonie donnent le ton de la présidence. Ainsi du Conseil des ministres qui voit chaque membre du gouvernement présenter son rapport de manière lisse et formelle. Quant aux visiteurs du soir, leur existence n’a jamais été mentionnée par les historiens ou anciens compagnons de route et de combat du Général. Philippe de Gaulle, son fils, rapporte dans l’un de ses ouvrages (De Gaulle mon père1 ) un mot qui résume bien la pensée de l’ancienne figure de la Ve République sur ce sujet : «À trop vouloir dîner en ville dans le Tout-Paris, comme aiment le faire les Pompidou, et à fréquenter trop de monde et de demi-monde, il ne faut pas s’étonner d’y rencontrer tout et n’importe qui! »

Alors que l’Élysée de l’ère Pompidou sera une maison plus ouverte, le Général en fit, lui, un bunker. « J’en connais quelques-uns qui, dans la famille, en ont voulu à mes parents de pas avoir pu venir plus souvent les voir dans leur palais républicain. On n’entrait pas à l’Élysée par le seul fait de s’appeler de Gaulle », écrit même le fils du Général. Les rares conviés mesurent et savourent donc, sous les plafonds et les ors, le mélange de leur importance… et de leur insignifiance.

Tout commence avec Georges Pompidou

Ce n’est pas un château, mais quasiment un hall de gare. Ce n’est plus un sanctuaire, mais un édifice plus qu’ouvert à tous les vents, vers lequel converge une foule. Après l’austérité gaullienne, avec Georges Pompidou, l’Élysée change de physionomie. «The place to be…» Chefs d’entreprise, banquiers, intellectuels, comédiens, cinéastes, artistes peintres, journalistes… une armada disparate a, du jour au lendemain, les honneurs des salles à manger et du bureau d’un Président balzacien. Georges Pompidou reçoit non-stop.

Échanger à bâtons rompus jusque tard dans la nuit avec un vieux compagnon de route, partager les emballements d’une tablée d’artistes, parler poésie et expositions, rameuter tel autre ami auquel il veut de toute urgence dire son coup de cœur pour ce meuble de Paulin dégoté la veille chez un antiquaire… Cette agitation motive ce Président à l’empathie légendaire, qui vénère les artistes et exalte les poètes, qui oppose aux convenances de la politique une culture de la conversation impromptue et le goût des autres.

D’un abord simple, Georges Pompidou est comme l’entomologiste Jean-Henri Fabre qui, dès tout petit, observait le monde sans jamais mépriser ce qui l’entourait.

Cet homme ne redoute que le Panthéon et l’ennui, et il va bouleverser les codes d’un Élysée qu’il sort de sa naphtaline et modernise.

Le goût des autres

Quand le Palais se vide, la journée continue pour celui dont les soirées sont une fête de l’esprit permanente. La noria qui entoure le couple Pompidou est un monde entre gotha et bohème : il y a les amis de la première heure, d’abord. Georges Pompidou est un homme de la Méditerranée et un formidable vivant qui s’efforce de maintenir un lien avec ceux aux côtés desquels il a traîné ses guêtres, jeune étudiant. Seule compte la camaraderie pour ce Président qui n’a pas à proprement parler de réseaux dans le monde politique, mais se repose sur une poignée de fidèles avec lesquels il peut parler en toute liberté. Sa matrice intellectuelle, ce n’est pas l’ENA, mais Normale sup : plus qu’une école, un club dont il réunit une fois par mois, à Matignon d’abord et à l’Élysée plus tard, quelques-uns de ses anciens condisciples.

À ce premier cercle vient se greffer un autre groupe de sept à huit personnes. Drôle de kaléidoscope que cette bande de copains qu’il fréquente régulièrement. Il y a là, réunis souvent autour de lui, le célèbre galeriste Raymond Cordier (qui jouera un rôle essentiel en introduisant le couple auprès d’un grand nombre d’artistes contemporains avant l’Élysée), l’artiste Guy Béart, un célèbre armateur, Francis Fabre, ainsi que les frères Jacques et François Gall, deux anciens résistants devenus journalistes et globetrotters après la guerre. Connus avant. Et notamment à l’époque Matignon.

Mai 1968. Matignon le soir venu est un vaisseau fantôme. Alors que son locataire regarde la télévision seul dans son bureau, ce sont ces deux frères qui le rejoignent. La France bascule dans la « chienlit » ; son Premier ministre parle peinture, cinéma, sculpture et littérature. «C’est en cela que nous étions sans doute des visiteurs quelque peu différents. Parce qu’il n’y avait personne et qu’il était absolument seul. Une période incroyable, se souvient François Gall. La France était au bord de l’insurrection, et son Premier ministre dînait dans le silence de son bureau, entouré de très rares amis dont nous étions. Nous avions le sentiment d’une espèce d’abandon et d’un homme qui se raccrochait à ceux qu’il considérait comme son cercle le plus sûr et le plus intime. Je l’entends encore nous dire : “Je tiendrai!” Il attendait simplement de nous un soutien et du réconfort. »

De ces amitiés soigneusement entretenues, lustrées comme un cuir astiqué à la chamoiserie, le futur Président fera son miel. Là où, une fois à l’Élysée, un Nicolas Sarkozy, un François Hollande ou un Emmanuel Macron liquideront leurs cercles rapprochés d’avant, donneront congé à l’amitié absolue et enterreront leurs anciens servants avec leurs espoirs déçus, façon pyramide égyptienne, Georges Pompidou, lui, sera, au Palais, d’une fidélité inoxydable.

La bande des anciens

L’entourage de Georges Pompidou à l’Élysée sait peu de choses de cette caravane, quand elle déboule le soir venu. Une bande qui n’est jamais invitée aux festivités du 14 Juillet. Pas même aux différentes cérémonies qui scandent le quotidien de son locataire. « Il y avait chez Georges Pompidou, à l’égard de ses amis proches, à la fois une mise à distance et une proximité profonde », décrypte son fils, Alain Pompidou, qui évoque la mémoire de son père avec la précision d’un minutier.

Autre axiome de ce club où tout le monde se tutoie, y compris avec le Président : ne jamais envier, ne jamais demander. Ces potes de fac n’ont pas de prétention. Ni vocation à évoquer la politique, à parler boutique avec celui que cela exaspère. Ils n’attendent rien de leur ami Président. Ils ne cherchent à tirer aucun avantage de ce compagnon qui les fascine depuis qu’il dispose du bouton nucléaire. «Quelle est la différence entre Matignon et l’Élysée ? » lui demande un jour François Gall. «La bombe atomique », répond-il. Un autre soir, Georges Pompidou rapporte à ces mêmes deux amis que Richard Nixon, qu’il vient de rencontrer à Washington, l’a questionné à propos de ce bouton qui le hante également. «Moi, je me réveille la nuit car j’ai eu un cauchemar : un cuirassé soviétique a tiré sur un de nos bateaux dans le Pacifique et je me réveille avec l’obligation de prendre la décision», lui a confié le Président américain.

De quoi parle-t-on durant leurs dîners? Jamais de cuisine politique, le sujet en a été banni. Mais de littérature, de musique ou encore de cinéma et de peinture, oui, et beaucoup. Quand Georges Pompidou reçoit ses vieux amis à l’Élysée, il leur en fait régulièrement la visite. Tout heureux de leur montrer à quel point le lieu change au fil des mois, avec ses aménagements répétés, son mobilier, son art moderne et cette collection de bibelots Art déco qui s’enrichit et qu’il manipule comme des talismans. « Il y avait chez mon père une volonté de désacraliser l’Élysée et de briser l’isolement. Cet enfermement lui était insupportable. Et ces dîners le ravissaient. Il souhaitait aussi qu’on lui ramène les échos de la ville, les rumeurs et les bruits du Tout-Paris. Et, surtout, que la conversation reste décontractée, ouverte et si possible banale », poursuit Alain Pompidou.

Mais il arriva à Georges Pompidou de prendre l’un de ses convives par le bras au moment du café et de l’entraîner à l’écart afin d’évoquer un sujet en particulier. «Des questions de société le plus souvent, d’éducation notamment. Cette école qu’il veut démocratiser et qui doit rester au service de la nation. Qui doit assurer l’égalité des chances, sans laquelle il ne saurait y avoir de véritable liberté l’opinion, disait-il. “Pour que l’on puisse apprendre jusqu’à l’âge de seize ans”, martèle-t-il un jour à l’un d’entre eux, après que Mai 68 a fracturé la société française… Des propos qu’il pouvait tenir de manière très libre dans ces moments-là. » Alain Pompidou rappelle, solennel, l’amour de son père pour « le verbe tricolore et les valeurs gaullo-républicaines ».

Saint-Sylvestre

L’un de ces dîners se tenait de manière régulière le soir du 31 décembre. On trouve là le même petit cercle d’intimes, qu’ont rejoint souvent le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, le peintre Pierre Soulages, le compositeur Pierre Boulez, ainsi que le danseur et chorégraphe Maurice Béjart. Des artistes régulièrement conviés et que les frères Gall retrouvent à la table d’un Pompidou qui, depuis toujours, a pour habitude de faire les galeries du faubourg Saint-Germain, désormais le matin vers 7 heures, après que l’Élysée eut averti leurs propriétaires de son passage. À l’image d’un Mitterrand qui écumera dès l’aube, dix ans plus tard, les libraires du Quartier latin, avant de regagner ses bureaux présidentiels.

Des amis variés

D’autres artistes et auteurs, amis du couple – du pianiste Sviatoslav Richter à l’écrivaine Françoise Sagan, en passant par le peintre Bernard Buffet et les galeristes Marguerite et Aimé Maeght – ont eu les honneurs du fort de Brégançon, ainsi que de ses appartements, quai de Béthune ou de son pied-à-terre de Cajarc, le lieu de naissance de Françoise Sagan et de villégiature des Pompidou.

Des personnalités plus inattendues apparaissent. Ainsi du père Torèle, curé de l’église de la Madeleine, un vieil ecclésiastique que Georges Pompidou consulte assidûment. Notamment lorsque se pose la question de la peine de mort, au moment où éclate l’affaire Bontems-Buffet. C’est à lui qu’il confesse son désarroi après qu’il a pris sa funeste décision, ravagé à l’idée de ne pas avoir décidé de gracier ces deux hommes envoyés à la guillotine, en raison de leur crime odieux et de l’émoi d’une opinion chauffée à blanc, qui réclame le châtiment suprême au son d’une macabre carmagnole. Georges Pompidou s’en expliquera longuement auprès de l’homme d’Église, à qui il adresse des correspondances nombreuses de longs mois durant.

Tout aussi particulière est la relation que le chef de l’État a instaurée avec Léopold Sédar Senghor : il s’est lié d’amitié avec cet ancien compagnon d’hypokhâgne, auquel il consacra de longs moments à parler littérature et politique dans son bureau à l’Élysée, lorsqu’il travaillait pour le général de Gaulle, avant que ce chantre de la négritude ne devienne, en 1960, le président de la république du Sénégal.

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Extrait du livre de Renaud Revel, "Les visiteurs du soir Ce qu’ils disent à l’oreille du président", publié aux éditions Plon.

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