Les viols de guerre, l’autre visage du conflit syrien<!-- --> | Atlantico.fr
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Un certain nombre de viols en Syrie seraient perpétrés par les forces gouvernementales.
Un certain nombre de viols en Syrie seraient perpétrés par les forces gouvernementales.
©Reuters

A History of violence

Un certain nombre de violences sexuelles auraient été perpétrées par des soldats de l'armée syrienne sur des hommes et des femmes. Ce phénomène dont l'ampleur reste à confirmer n'est pas sans rappeler d'autres exactions commises en Bosnie, où des dizaines de milliers de femmes avaient été violées. Pourquoi violences sexuelles et guerrières vont-elles si souvent de pair ?

Ole Solvang,Liesl Gernholtz et Raphaëlle Branche

Ole Solvang,Liesl Gernholtz et Raphaëlle Branche

Ole Solvang est chercheur au sein du département des urgences et conseiller en questions de sécurité pour Human Rights Watch.

Liesl Gernholtz est directrice du département des droits des femmes chez Human Rights Watch.

Raphaëlle Branche est maître de conférencec à Paris 1. Elle est l’auteur, avec Fabrice Virgili, de « Viols en temps de guerre », édité chez Payot.

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Atlantico : On rapporte un certain nombre de cas de viols en Syrie, qui seraient perpétrés par les forces gouvernementales. Ces violences sexuelles, qui restent encore  à confirmer, ne sont pas sans évoquer les dizaines de milliers de viols de femmes intervenus  dans les années 1990 en Bosnie. Sait-on ce qui se passe actuellement là-bas ?

Ole Solvang : Chez Human Rights Watch, nous avons la preuve de certains cas de viols, notamment en prison, où des actes de torture sont perpétrés. Ces viols en prison concernent surtout des hommes, car ce sont principalement ces derniers qui sont incarcérés. Il est toujours très difficile de rassembler des preuves et d'établir des explications. Un cas de viol ne peut être selon nous avéré que si nous recueillons le témoignage de la victime ou d’un de ses proches. C’est la règle que nous suivons, et celle-ci n'est pas forcément celle des autres ONG. Lorsque l’on consulte les rapports rendus publics, il faut absolument s’interroger sur la méthodologie employée.

Liesl Gerntholtz : Il y a effectivement eu des viols, mais nous ignorons encore à quelle échelle. Human Rights Watch a rapporté la preuve de violences sexuelles commises sur des femmes comme des hommes, notamment en situation de détention. Nous avons à ce propos publié un rapport l’année dernière.

Pourquoi le phénomène est-il si "courant" en temps de guerre ? S’agit-il d’une façon de contrôler et d’intimider la population ?

Ole Solvang : Les violences sexuelles vont de pair avec l’escalade généralisée de la violence, et ne relèvent pas forcément de la volonté des dirigeants. Parfois des ordres sont passés en ce sens, d’autres fois non.

Liesl Gerntholtz : On sait que ce fut un élément constitutif de certains conflits, comme en République Démocratique du Congo par exemple. Mais ce ne fut pas le cas à chaque fois. Il faut donc toujours être extrêmement prudent dans la quête d’informations avant de se prononcer sur la fréquence des viols. Il me semble qu’un tel cas de figure est davantage susceptible de se produire au sein de sociétés déjà minées par les inégalités entre hommes et femmes, et où les violences faites aux femmes sont monnaie courante.

Raphaëlle Branche : Le viol n’est pas une fatalité des guerres, même s’il semble de plus en plus fréquent et s’il est, en tout état de cause, de plus en plus visible dans les guerres contemporaines. Le spectre des pratiques peut aller de viols occasionnels et punis par la hiérarchie militaire aux viols utilisés à des fins de politique de "purification ethnique" comme ce fut le cas dans la guerre en ex-Yougoslavie entre 1992 et 1995, en particulier envers les femmes bosniaques. Le viol est un crime sexuel : comme tous les crimes, sa perpétration peut être facilitée par le contexte même de la guerre. L’anomie peut en effet caractériser certains endroits, certaines situations telles que l’invasion d’un territoire quand l’autorité légitime est défaillante et que les nouveaux arrivants veulent s’imposer avec violence, sans distinguer entre civils et combattants.

Les viols peuvent être aussi plus politiquement orchestrés ou autorisés, par la hiérarchie militaire et politique, à des fins de domination des corps et des esprits. Subi, le viol manifeste alors l’impuissance à protéger de ceux qui devraient protéger : en ce sens, il atteint bien au-delà des femmes qui en sont les premières victimes. Dans des sociétés patriarcales, une atteinte aux femmes peut signifier de très nombreuses choses qu’on aurait tort de réduire à la violation du tabou de la virginité, même si cette violation est une chose importante. Pour ceux qui violent (force armée, paramilitaire, policière…), il est une autre manière de montrer que l’ensemble d’une communauté est ciblée, et pas seulement les hommes qui pourraient combattre avec des armes. Pratiqué massivement et sans sanction, il est une démonstration évidente de cela. Il est alors accompagné d’autres types de violence qui peuvent renforcer cette signification pour les populations : ces violences peuvent être aussi bien physiques que mentales (ainsi les destructions de bibliothèques contenant le patrimoine d’une communauté).

Le viol, enfin, a cette caractéristique redoutable d’être à la fois une violence qui peut ne laisser que peu de traces physiques au bout de quelques jours et qui peut aussi mener à des enfantements. Ces grossesses, puis ces enfants nés des viols, peuvent être de véritables bombes à retardement. Ce sont des poisons instillés dans le tissu social, dont le pouvoir peut être énorme comme il peut être atténué voire annulé par les résistances des sociétés face à cette atteinte.

S’il y a effectivement volonté des soldats de contrôler par ce biais les populations civiles, cela signifie-t-il qu’un assentiment, voire des ordres, existent au sommet de la hiérarchie ? Le gouvernement en place donne-t-il sa bénédiction ?

Liesl Gerntholtz : Il est important de préciser que nous n’avons aucune preuve venant appuyer la thèse selon laquelle les viols seraient perpétrés en masse et avec l’aval du gouvernement. Les médias se sont basés sur deux éléments de preuve, à partir desquels il est difficile de parvenir à des conclusions définitives :

- Tout d’abord, les informations recueillies par des groupes humanitaires (souvent à la vas-vite afin de tenir leur propre organisation informée). Ceux-ci ne rassemblent pas des témoignages en vue d’attester les viols, et ils le font généralement au travers de discussions en groupe plutôt que lors d’entretiens individuels avec des victimes ou des témoins. Même si ces données sont importantes pour avoir une idée du climat général, on ne peut se fonder sur elles pour affirmer qu’il y a eu des violences et désigner les coupables.

- Des informations non corroborées et incertaines sont également recueillies par des groupes de la société civile tels que Women Under Siege. Ces organisations se livrent à du crowd sourcing, et se basent sur des vidéos Youtube ou des médias. Ces informations ne sont pas vérifiées et sont susceptibles d’être livrées à toutes sortes de manipulations sur le web.

Raphaëlle Branche : Il est bien difficile d’identifier les chaînes de commandement pour ce type de violences. A l’exception des cas de planification systématique de viols où le viol est une arme-clé dans un plan de nature stratégique, les viols peuvent être ordonnés sans que des ordres écrits soient donnés. Des discours appelant aux meurtres ou aux viols ne sont pas des ordres ; ils peuvent avoir des effets redoutables dans la pratique, le cas de Radio Mille Collines au Rwanda l’a bien montré. La manière dont est construite la figure de l’ennemi et dont, plus précisément, les femmes sont identifiées dans le groupe ennemi est une dimension très importante pour expliquer la perpétration massive ou non de viols. Le rôle des autorités politiques est ici essentiel, dès avant le déclenchement des hostilités mais aussi pendant, par l’accompagnement et le commentaire qu’elles proposent aux actions en cours.

Par ailleurs, l’imaginaire de l’ennemi peut se conjuguer avec un imaginaire des combattants eux-mêmes. On retrouve ici des perceptions très largement partagées à travers le monde sur la sexualité pulsionnelle des hommes et notamment des jeunes hommes. Ajoutée à une volonté d’offrir aux combattants des compensations pour les épreuves qu’ils traversent, cette perception dominante peut expliquer qu’on laisse les violences sexuelles se perpétrer sans aucune forme particulière de sanction. Cette absence de sanction est plus évidente à identifier : elle ne témoigne pas nécessairement qu’il y a eu ordre mais elle indique sans ambiguïté que le viol est un crime toléré – sans doute d’ailleurs pas clairement identifié comme un crime.

Yassar Kanawati, une psychiatre basée aux Etats-unis, a rencontré certaines victimes. Selon elle "les familles syriennes sont particulièrement conservatrices", ce qui ferait du viol une arme extrêmement efficace pour les "miner" dans leurs fondements. Les victimes doivent s’armer d’un immense courage pour oser dénoncer les violences subies. S’agit-il d’une possible explication au peu de médiatisation sur ce sujet ?

Raphaëlle Branche : Le viol atteint d’autant plus efficacement les groupes humains qu’il entre en résonance avec certaines de ses valeurs fondamentales. Bien entendu, dès lors qu’il touche à la sexualité et à la reproduction, il touche à des valeurs fondamentales. Mais les sociétés ont des relations différentes à ces notions. Ainsi, une des questions essentielles est de comprendre le statut que les sociétés dont elles sont originaires sont prêtes à donner aux femmes violées. Sont-elles identifiées au crime qu’elles ont subi et, par conséquent, rejetées ? Sont-elles identifiées au groupe meurtri et élevées au rang d’héroïnes ? Sont-elles réintégrées au groupe qui fera silence sur le crime et les invitera à l’oublier ? Les réponses sont variables avec le temps même si le deuxième cas est rarissime (on pense au Bangladesh après la guerre de 1971). Quoi qu’il en soit, les valeurs d’une société peuvent être ébranlées par les viols ; les nier ou nier leur pouvoir est alors parfois synonyme. Dans ces conditions, parler est, pour les femmes victimes comme pour leurs proches, d’autant plus difficile que rien ne les incite à le faire. Rappelons que, déjà en temps de paix, les victimes de viols sont très rares à parler et à rendre public le crime dont elles ont été victimes, en particulier en portant plainte. C’est par exemple le cas en France.

Comment imaginer qu’il en soit autrement en Syrie, sans qu’il soit besoin de chercher des explications dans le caractère conservateur des familles syriennes ? La guerre fragilise extrêmement les acteurs sociaux. Quand la parole est difficile en temps ordinaire, elle ne devient pas plus libérée en temps de guerre. Ou alors c’est que la médiatisation des plaintes pour viols est devenue un enjeu dans la guerre et que porter à la connaissance de l’opinion publique nationale ou internationale la réalité de ces pratiques devient un élément dont on espère qu’il pèsera sur la suite de la guerre, pour arrêter les viols comme ce fut le cas en Bosnie quand on commença à médiatiser ce qui se passait là-bas, mais pas forcément. Les viols ne peuvent être qu’un argument pour noircir un camp, pour l’accabler et le dénoncer. De ce fait d’ailleurs, la médiatisation des cas de viols peut se voir opposer des propos niant la véracité des faits, réclamant expertise et contre-expertise, s’appuyant sur la difficulté qu’il peut y avoir, après quelque temps, à établir les faits. Ce qu’un psychiatre peut constater, en prenant le temps d’écouter les victimes, est difficile à transformer en élément pour une campagne médiatique. Une des plus terribles efficacités du viol, en temps de guerre comme en temps de paix, est bien là : il apparaît de peu d’importance face aux meurtres et est encore trop souvent jaugé à l’aune de ses effets visibles.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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