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Les prisons françaises : la triste réalité d’un terreau fertile pour l’islamisme radical
©DENIS CHARLET / AFP

Bonnes feuilles

Marie Dosé publie "Les Victoires de Daech" aux édtions Plon. Les victoires de Daech sont d'abord les échecs de notre République. La justice antiterroriste est devenue une machine à transformer les justiciables en ennemis. Extrait 1/2.

Marie Dosé

Marie Dosé

Avocate au barreau de Paris depuis 2001, Marie Dosé est spécialisée dans les affaires pénales. Conseil des victimes de l’attentat de Karachi en 2002, elle est connue notamment pour être l’avocate de la famille du ministre Robert Boulin, de celle de Sophie Toscan du Plantier, assassinée en 1996, ou encore des membres du groupe dit de Tarnac. Elle est également l’auteure, avec Pierre-Marie Abadie, de Cour d’assises : quand un avocat et un juré délibèrent (Dalloz, 2014).

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Inlassablement, les prisons françaises sont présentées comme un terreau particulièrement fertile pour l’islamisme radical. Toutes les études consacrées au profil des individus partis en Syrie ou ayant fomenté des projets d’attentats en France démontrent pourtant que la majorité d’entre eux n’ont aucun antécédent judiciaire, et n’ont donc jamais mis un pied en prison. Un rapport du Centre d’analyse du terrorisme, publié le 25 mai 2018, sur le profil de deux cent trente-huit individus, en lien avec les filières syro-irakiennes et jugés entre 2014 et 2017, établit ainsi que 62 % d’entre eux n’avaient jamais été condamnés. Dans la même veine, une étude consacrée aux cent soixante-trois djihadistes ayant fomenté quelque quatre-vingt-huit projets d’attentats entre 2015 et 2018 montre que la majorité d’entre eux n’avaient aucun antécédent judiciaire, « constat qui s’oppose à un discours policier dominant […] qui stipule une continuité entre carrières criminelles et carrières militantes, singulièrement en ce qui concerne les dernières générations engagées dans l’État islamique » (Xavier Crettiez et Yvan Barros, La Réalité de la menace djihadiste en France, 2015‑2018, Chaire Citoyenneté de Sciences-Po Saint-Germain-enLaye, novembre 2019). La prison n’est donc pas le lieu privilégié de la rencontre avec le fanatisme djihadiste mais plutôt celui de sa consolidation, voire de sa perpétuation. La fertilité du terreau carcéral prend d’abord ses racines dans un certain traitement judiciaire des personnes mises en examen ou condamnées pour infractions terroristes. Lorsque Rachid entend son juge lui dire, très librement, très ouvertement, qu’il n’a aucune chance d’être placé sous contrôle judiciaire avant son jugement et que la responsabilité incombe au seul assassin du père Hamel, que fait-il sinon lui prouver que la loi ne s’applique pas à lui, et que la poursuite de sa détention provisoire est sans rapport aucun avec l’application du droit ? Ce juge vient finalement conforter tout ce que la propagande de Daech ne cesse de proclamer, à savoir que la justice française est aussi un instrument de discrimination et de domination. Et lorsque dans la cour de promenade Rachid rapporte à Adel, le prosélyte, les mots de son juge et la motivation de la prolongation de sa détention, ledit Adel comprend rapidement que la justice lui a préparé le terrain : Rachid est désormais prêt à être cueilli. 

Il sera jugé par la 16e chambre du tribunal de grande instance de Paris un an plus tard. Le procureur requerra cinq ans d’emprisonnement ferme, le tribunal le condamnant finalement à la même peine, mais assortie de trois années de sursis avec mise à l’épreuve. C’est par ailleurs lors de cette même audience publique que Rachid apprendra que ses enfants avaient été placés en famille d’accueil quelques semaines après son interpellation, et que son fils présentait depuis de graves troubles du comportement nécessitant une prise en charge psychologique. Son épouse, consciente de sa fragilité, avait en effet préféré lui épargner ces informations, et il faudra suspendre l’audience pour lui laisser le temps de surmonter sa colère et son émotion. Bien entendu, le parquet a immédiatement interjeté appel de la décision, estimant que le tribunal avait été trop clément. Et Rachid est resté en détention. 

Rachid fait partie des quinze premiers détenus de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis à avoir intégré le quartier d’évaluation de la radicalisation (QER). Sachant qu’ils sont sélectionnés sur la base de leur profil pénal et d’un faisceau d’informations provenant du renseignement pénitentiaire, personne ne comprit les raisons qui avaient pu conduire l’administration à porter son choix sur lui. Les surveillants eux-mêmes, amusés autant que dépités, me firent part de leur étonnement : « Ils l’ont mis au QER ? Rachid ? Pour évaluer quoi, son accent corse ? » J’y ai, pendant ces longs mois d’évaluation, multiplié mes visites, parce que je restais intimement convaincue que l’isolement était, à ce stade de son parcours judiciaire, ce qui pouvait lui arriver de pire. Dans l’attente de sa comparution devant la cour d’appel, il persistait à déposer des demandes de mise en liberté à des dates savamment choisies pour, disait-il, « éviter que l’audience ne tombe le jour anniversaire d’un attentat ». Lorsque je suis entrée pour la première fois au QER, je n’ai pourtant pas pu m’empêcher d’éclater de rire en voyant que pas moins de cinq surveillants étaient mobilisés pour l’extraire de sa cellule, le palper puis le conduire jusqu’au parloir avocat, distant d’à peu près… cinq mètres. Pendant un an, Rachid avait circulé comme n’importe quel détenu dans les couloirs de Fleury-Mérogis, sans que personne s’inquiète jamais de son profil ou de son statut : il aura donc suffi qu’il intègre « le 4e » (c’est ainsi qu’on appelle le QER de Fleury-Mérogis, situé au quatrième étage) pour être traité comme un individu dangereux nécessitant la mobilisation de plusieurs agents à chacun de ses déplacements. J’ai pourtant cessé de rire en croisant son regard : « Le plus dur dans une incarcération, normalement, c’est le début. Pour nous c’est l’inverse, c’est de plus en plus dur. » Et j’ai songé, retranscrivant ces paroles sur un carnet, que quelques mois plus tôt jamais il n’aurait dit « nous » en parlant des TIS (détenus pour « terrorisme islamiste ») : la procédure judiciaire et la prison avaient réussi à l’assimiler à tout ce qu’il abhorrait quand il était libre. 

Ainsi Rachid, durant les quatre mois de sa détention au QER, est-il passé d’un régime de détention de droit commun à un isolement presque complet doublé d’une surveillance continue. Une caméra installée de chaque côté de la cour de promenade observe ses moindres faits et gestes, et chaque heure un surveillant le scrute par le judas de sa porte de cellule avant de soigneusement consigner ses maigres observations sur une fiche. À son arrivée au QER, aussi saugrenu et difficile à croire que cela paraisse, les surveillants lui avaient confisqué son sèche-linge et son miroir, considérés comme des objets « dangereux », mais l’avaient autorisé à conserver son rasoir et une paire de ciseaux. Dès le troisième jour, les ERIS (Créées en 2003, les équipes régionales d’intervention et de sécurité sont chargées d’intervenir en cas de tensions dans un établissement pénitentiaire) et leurs chiens avaient fait irruption dans sa cellule et l’avaient fouillée de fond en comble, cassant ses lunettes de vue au passage. Puis lorsqu’il avait demandé à voir son psychiatre, qu’il rencontrait tous les mois depuis cette nuit du 14 juillet 2016, les surveillants se crurent obligés de bloquer tout le bâtiment pour l’y conduire. Le voyant escorté comme le plus dangereux des détenus, ledit psychiatre eut d’ailleurs la même réaction spontanée que moi : il éclata de rire. « Le docteur S., m’a rapporté Rachid, s’est tellement moqué d’eux que, finalement, mainte  nant ils ne bloquent plus le bâtiment mais seulement l’aile à chacun de mes déplacements. » Il finit pourtant par renoncer aux soins, soucieux de ne pas bloquer les autres détenus chaque fois qu’il devait consulter un médecin, et ne supportant plus la présence des surveillants derrière la porte entrouverte de l’infirmerie. Il faut dire que la défiance des surveillants du QER envers les TIS est encore plus forte qu’envers les détenus de droit commun : les seconds ne sont que des voyous quand les premiers incarnent l’ennemi qui veut en découdre avec la République – donc avec leur uniforme. Quant à la brièveté de la période d’évaluation, elle nourrit la distance qui sépare les détenus des surveillants autant qu’elle fige leurs représentations respectives.

Extrait du livre de Marie Dosé, "Les victoires de Daech", publié aux éditions Plon

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