Les perdants magnifiés : Laurent Fignon ou l’inexorable fuite du temps <!-- --> | Atlantico.fr
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Les cyclistes Greg Lemond et Laurent Fignon sont photographiés le 21 juillet 1989 sur le podium, à l'arrivée de la 19ème étape du Tour de France. Greg Lemond remportera cette édition du Tour de France.
Les cyclistes Greg Lemond et Laurent Fignon sont photographiés le 21 juillet 1989 sur le podium, à l'arrivée de la 19ème étape du Tour de France. Greg Lemond remportera cette édition du Tour de France.
©AFP

Bonnes feuilles

Olivier Rodriguez a publié « Les perdants magnifiés » aux éditions Vérone. Combien dure un instant ? C'est juste le temps suffisant pour convoquer les Bleus de Michel Platini, Mike Tyson, Rafael Nadal et d'autres. Le point commun de ces champions est d'avoir connu, par un jour de disgrâce sportive, des désastres grandioses... Au travers d'exemples célèbres, « Les perdants magnifiés » propose une analyse décalée, tendre et acerbe de l'échec. Extrait 2/2.

Olivier Rodriguez

Olivier Rodriguez

Olivier Rodriguez est entraîneur de tennis et préparateur physique. Il a coaché des sportifs de haut niveau en tennis. 
 
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Et maintenant un crève-cœur… la Berezina, le Waterloo de la petite reine.

Je replonge dans ces souvenirs comme on replonge dans les premières émotions de l’adolescence, comme au premier matin du monde. Je suis certain que vous voyez ce que je veux dire… C’était le temps doré de ma jeunesse, quand je ne me posais que de bonnes questions, quand je ne faisais pas la différence entre les rêves et les chimères. Je déambulais alors, sans le savoir, dans un univers sans fard, dans l’infinitude, dans tous les possibles imaginaires.

Ce souvenir rambine à la moindre occasion, et il est aussi beau que pénible. De ce catéchisme de la douleur sportive, de cette synthèse des victoires avortées, une silhouette sur un vélo se dessine. Parfaitement. J’en vois tous les détails, enfin presque. Cette silhouette, attestant qu’un champion et une tragédie s’accordent d’évidence, c’est celle de Laurent Fignon.

Avec son maillot jaune « Super U », son dossard avec le numéro 41 et « Ricoh » juste en dessous… Son adversaire, en ce 23 juillet 1989, c’est Greg Lemond. Un miraculé. Un gars qui a échappé au pire deux ans plus tôt, en terminant une partie de chasse avec trois litres de sang en moins et beaucoup de plomb en plus. C’est peu dire qu’en cette chaude journée d’été, tout oppose les deux coureurs. Sur le tremplin de départ, l’Américain, qui a tout du type sympa qu’on connaît sans l’avoir rencontré, arbore un casque profilé. Son vélo est équipé d’une roue lenticulaire jaune comme un présage et d’un guidon révolutionnaire « Scott », nous y reviendrons, qui deviendra la norme. Le Français, lui, est simplement coiffé d’une queue de cheval qui ne lui va pas du tout, et présente deux montures: la première lui donne l’air d’un instituteur égaré ; la seconde comprend malheureusement un guidon classique et deux roues lenticulaires aux couleurs du drapeau français.

Mais on peut sembler s’opposer en tout et partager un rêve commun. Et pas n’importe lequel. Ces deux champions se disputent, sur un contre-la-montre lors de l’ultime étape entre Versailles et les Champs-Élysées, la victoire dans la plus belle course cycliste du monde : le Tour de France. Une Grande Boucle 89 qui aura été passionnante à vivre de bout en bout, tant ils auront dépassé les bornes, tant le chassé-croisé entre les deux rivaux aura tenu tous les observateurs en haleine du début jusqu’à la fin. Une fin comme j’vous raconte pas… Enfin si, je vais vous la raconter.

Au départ de cette ultime étape, tout semblait tourner rond pour Laurent Fignon. Et ce n’était pas seulement parce que ce Tour s’était disputé dans le sens des aiguilles d’une montre… Pour que chacun comprenne, il faut rappeler que le Français, au moment de prendre son dernier élan, disposait d’une avance confortable sur son challenger. Avec seulement 24 petites bornes à se tortorer et 50 secondes d’avance, c’est bien simple, une gestion de père de famille semblait suffire… D’ailleurs, les bookmakers étaient formels, ils donnaient à Fignon 90 % de chances de l’emporter. Sur la plus belle avenue du monde, devant un public conquis, y’avait comme qui dirait plus qu’à pousser… Mmmouais… Mais, à bien y regarder, quelques vautours planaient. On aurait dû mieux les observer…

Déjà, il y avait cet échauffement réduit au strict minimum par le Français… (On saura le pourquoi de cette histoire juste après la course : Fignon souffrait secrètement, depuis 48 heures, terriblement de l’entrejambe. Tous les cyclistes le savent – les autres aussi –, ce qui se trouve au niveau du service trois pièces ne fait pas « mal » mais « très mal »). Et puis, cette histoire de matériel aurait dû aussi nous mettre la puce à l’oreille. Lors du contre-la-montre disputé entre Dinard et Rennes, le guidon de triathlète utilisé pour la première fois par le Ricain, sur une distance trois fois plus longue, avait permis un écart de 56 secondes… Ce qui est tout simplement énorme. Alors pourquoi diable ne pas l’utiliser ? Le mystère demeure. L’hypothèse la plus répandue veut que, l’idée n’ayant pas germé dans l’esprit de Cyril Guimard, pourtant grand avant-gardiste, le directeur sportif ne la jugeait pas valable… C’est étrange comme parfois les utopistes sont ceux qui pensent que tout peut continuer comme avant.

Mais bon, rien de tout cela ne paraissait insurmontable ou de nature à priver un double vainqueur (1983 et 1984) d’en devenir un triple. Seulement il était dit que cette étape devait sombrer dans l’irrationnel, dans un suspense que seuls les scénaristes les plus fous d’Hollywood auraient pu imaginer. Une course-poursuite de légende allait s’engager. Une course-poursuite à l’envers, puisque Lemond, second au classement général, allait logiquement partir avant Fignon, pourchassant ainsi celui qui devait le suivre. Vous suivez toujours ? Vous qui avez eu le courage et la patience de me lire jusqu’à présent, je vous entends d’ici vous exclamer intérieurement en parlant de moi: « Ce type est perturbé, pas vraiment normal, il doit même entendre des voix »… Vous ne croyez pas si bien dire… à ceci près qu’à l’instant où j’écris ces lignes, ce sont celles de Jean-Paul Ollivier, de Robert Chapatte et de Patrick Chêne qui me reviennent… Les premiers kilomètres sont déjà ceux des premiers doutes. Il faut dire qu’on la voit aussi bien que Chapatte, la différence d’allure : le Ricain semble ne faire qu’un avec sa monture quand le Français paraît plutôt se bagarrer avec elle. Fignon a l’effort morose, pénible, comme s’il roulait dans du goudron frais. En face, c’est peut dire qu’il avance notre Amerloque. Il emmène un braquet phénoménal et son énorme développement, à chaque coup de pédale, le propulse neuf mètres plus loin. Le premier pointage correspond aux premières angoisses: Fignon accuse un retard de deux secondes au premier kilomètre. Ce ne sera malheureusement qu’un début. Au fur et à mesure que le chrono tournera, les chiffres deviendront éloquents. C’est con un chiffre… Et contrairement à une épouse démotivée, ça ne simule pas. Ce qu’on allait découvrir, c’est que ça pouvait faire de plus en plus mal.

Sentant la catastrophe s’annoncer, Chapatte, prophétique, lance alors: « Tout va se jouer en quelques secondes ». Et la purge commence. Le Français perd quasiment 3 secondes par kilomètre, ce qui est trop, beaucoup trop. À la mi-course, c’est pire, il ne reste plus que 23 petites secondes d’avance au favori de tout un pays. Personne ne voulait le voir, mais le grand malheur arrivait. On se disait qu’au train où allaient les choses, il nous faudrait, sous peu, nous en remettre à Dieu. Oh, sans grande conviction non plus… Parce qu’au cœur des années 80, sa propension à ne jamais aider les sportifs tricolores n’avait échappé à personne… À 3 kilomètres de l’arrivée, Fignon ne possède plus qu’une petite seconde d’avance. C’est véritablement là que nous avons commencé à passer un très mauvais bon après-midi…

Oui, c’est là que nos larmes de téléspectateurs prirent leur source. Je me revois tourner autour de la table du salon. Nerveusement. Frénétiquement. Dans une attitude semblable à celle qu’on adopte quand on souffre affreusement des dents. Dans ces cas-là, on a la douleur inquiète. On marche, une main sur la mâchoire, et on tourne en rond comme un rongeur dans sa cage. En y songeant, c’est totalement idiot. Comme si une démarche centrifuge pouvait calmer une douleur! À un tel niveau d’inquiétude, les nerfs sont mis à rude épreuve et le supporter vit une véritable expérimentation du temps qui passe. Une aventure quasiment proustienne… Une perception « du temps à l’état pur », comme l’aurait dit Marcel. Un temps dont la durée n’est plus mesurée mais endurée. Un temps dilaté qui passe goutte-à-goutte… Ou alors qui passe si vite qu’il paraît aboli. Je me revois tourner en rond avec, dans mon cerveau, cette question absurde qui me torture : comment regagner du temps quand on n’a plus une seconde à perdre ?

La fin de ce drame tout le monde la connaît. Au fil des kilomètres, les secondes d’avance se transformeront inexorablement en secondes de retard. L’Américain qui n’avait pas voulu connaître les écarts durant sa course folle vient de passer la ligne d’arrivée. Il est désormais blanc comme un linge, réduit au rôle de simple voyeur avec toute l’impuissance que cela suggère. En comptant les secondes, il attend son heure.

À 3 kilomètres de l’arrivée, le pécule n’existe plus, la dernière seconde d’avance vient de s’écouler. On aurait juré que cette salope n’attendait que ça. Et le pire, c’est que Laurent Fignon le sait. Quand Patrick Chêne lâche « C’est terrible ce qui se passe ici! », c’est un coup de poignard qui déchire tout le monde… Son compte à rebours crié à l’antenne sera un supplice seulement achevé dix secondes plus tard par un abominable « C’est fini, Laurent Fignon a perdu le Tour de France ! ». En voyant les drapeaux et les cris américains s’élever et commencer la célébration, Laurent Fignon comprend que sa défaite est inéluctable. Il entame alors sur la plus belle avenue du monde un sprint aussi désespéré que vain. Comme s’il lui fallait aller au bout de son malheur pour enfin trouver la grâce. Mais le drame est déjà là. Le réel fait mal. Horriblement mal. C’est un mort en pleine santé qui franchit la ligne d’arrivée. Comme une légende qui s’écrit au présent, Laurent Fignon vient donc de perdre ce Tour de France pour neuf secondes. Pas huit, mais neuf. Pourquoi ? Parce qu’en cas d’égalité, le règlement stipule que le vainqueur de l’étape l’emporte.

En y repensant, ce n’est pas que tout a été fait de travers, c’est que tout a été fait à l’envers. Ce n’était pas au début de l’étape qu’il fallait mener. C’était à la fin.

Vaincu par un beau champion miraculé, la fatalité, une contre-performance et une blessure, le champion français donne désormais la curieuse impression d’être en retard d’une heure, d’une étape, d’une course, d’une vie. « C’est absolument atroce ! » lâche Jean-Paul Ollivier… Merci, on savait. Entouré par son staff, le perdant est maintenant aussi frais qu’un cadavre, assis, prostré, quelques mètres après la ligne d’arrivée. Avec – ironie suprême – son maillot jaune sur le dos, il ne sait plus où donner de la peine. Il vient de rater l’occasion, comme d’autres ratent le dernier métro, d’un troisième sacre qui lui aurait permis de rejoindre Louison Bobet dans la légende des triples vainqueurs du Tour. À 9 secondes près, soit le plus petit écart jamais enregistré sur la Grande Boucle ! 9 petites secondes après 3257 kilomètres de course ! Soit un écart estimé d’environ 80 mètres… Une injustice incroyable quand on y songe : si trois semaines de compétition sont nécessaires pour faire un bon Tour, quelques dizaines de mètres suffisent pour le perdre. Comme si cela ne suffisait pas, Laurent Fignon devra s’infliger une remise des prix et des interviews dont on n’imagine guère la pénibilité : le calice jusqu’à la lie. Et c’est le cœur gros, la mine basse et les poches pleines de regrets que le public quittera les Champs.

Fignon ne se débarrassera jamais vraiment de cette tragédie qui l’aura pourtant propulsé au sommet de la mythologie sportive. Pour de bonnes et une mauvaise raison, cet homme qui avait le vélo à la bouche aura écrit en lettres d’or quelques-unes des plus belles pages de l’histoire de son sport. Cet électron libre, ce baroudeur capable de rouler sur les passages cloutés sans se crever, aura certainement été l’un des derniers aventuriers de sa discipline. Un splendide forçat de la route à qui nous devons des échappées brillantes et des courses scintillantes comme des bijoux… une sorte de d’Artagnan moderne si vous préférez, mais enferré dans d’autres affaires, celles de la petite reine. Avant l’avènement des comptables, des épiciers, Fignon, par ses victoires et SA défaite, aura donc su nous faire rêver, en incarnant une certaine idée du cyclisme. Le plus triste étant que cette défaite occultera un palmarès pourtant d’une grande richesse, car même s’il n’a pas remporté l’enfer du Nord, il aura tout de même tenu très longtemps le haut du pavé : ses deux Tours de France, son Tour d’Italie, ses deux Milan-San Remo et sa Flèche wallonne font de lui, assurément, un très grand. Mais pour le grand public, il restera éternellement celui qui a perdu pour huit secondes… Celui qui, contrairement à une idée reçue, aura démontré que certains voyages déforment la jeunesse.

Pour tout ce que ce champion a su incarner, je l’admire et je lui suis reconnaissant. À jamais. Il aura su me faire sentir, en une seule étape, un véritable condensé de tout ce que le sport peut offrir. Le rêve, l’espoir, l’effort malgré tout, le suspense, le meilleur, le pire, en un mot: son essence.

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Extrait du livre d’Olivier Rodriguez, « Les perdants magnifiés », publié aux éditions Vérone

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