Les multiples échecs des stratégies nationales d’agriculture 100% bio<!-- --> | Atlantico.fr
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Le Sri Lanka est confronté à sa pire crise économique depuis son indépendance, en 1948
Le Sri Lanka est confronté à sa pire crise économique depuis son indépendance, en 1948
©AFP/Ishara S. KODIKARA

Il n’y a pas qu’au Sri Lanka

Au Sri Lanka, mais aussi au Bhoutan ou dans l'État indien du Sikkim, la volonté de passer à un agriculture 100% biologique s'est soldée par des échecs

Philippe  Stoop

Philippe Stoop

Philippe Stoop est membre correspondant de l’Académie d’Agriculture de France, où il intervient sur l’évaluation des effets sanitaires et environnementaux de l’agriculture. 

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Atlantico : En avril 2021, l’île de Ceylan a été l’un des premiers pays au monde à vouloir passer à une agriculture 100% biologique. Le pays a interdit l’usage des produits phytosanitaires et des engrais pour devenir le premier producteur mondial d'aliments bio au monde. Cette stratégie s’est pourtant soldée par un échec et cette année le pays est proie à des émeutes de la faim après avoir été déclaré en état d’urgence alimentaire en 2021. Si cette « révolution biologique » s’est mal passée, y a-t-il d’autres pays dans le monde qui ont vu leur stratégie de transition vers le 100 % biologique tomber en échec ? 

Philippe Stoop : Il y a déjà eu d’autres précédents en Asie, comme le rappelait récemment un article de la lettre professionnelle Agriculture & Environnement :  en 2014, le Bhoutan, petit royaume himalayen bien connu pour avoir promu la notion de « bonheur national brut » avait annoncé un objectif de conversion totale au bio en 2020. Aux dernières nouvelles, l’échéance est maintenant reportée à 2035, ce qui n’a rien d’étonnant car le royaume importe 40 à 50% de son alimentation. De même, l’Etat Indien du Sikkim, toujours dans la région himalayenne, avait décidé dès 2003 de passer à une agriculture 100% bio. Cet objectif a bien été atteint au bout de 10 ans, poussé par une réglementation très contraignante. Mais ce résultat a été atteint au prix d’une forte baisse de production qui, là aussi, a encore aggravé le déficit alimentaire de l’Etat, qui dépend encore plus massivement des importations des autres Etats indiens. Il est intéressant de noter que dans les deux cas, il s’agit d’Etats ayant beaucoup misé sur le tourisme « haut de gamme », qui pariaient sur des produits agricoles à plus haute valeur ajoutée, oubliant en route que leur agriculture devait aussi nourrir leur propre population. 

Ces deux premiers exemples ont été moins médiatisés, car moins spectaculaires que le cas du Sri Lanka. Ici la conversion au bio a été menée avec une brutalité stupéfiante, puisque décidée du jour au lendemain en 2021. Elle a conduit en  quelque mois l’agriculture sri lankaise dans le chaos, avec un effondrement de la production et une flambée des prix agricoles qui a poussé dans la rue une population dont l’équilibre alimentaire était déjà fragile.  

Quels sont les facteurs de difficulté et d’échec à cette transition écologique vers le 100 % bio ? Est-ce possible d’éviter ces écueils et de réussir à transformer une agriculture en 100 % bio ou cette alternative est-elle définitivement à écarter ?

Les difficultés d’une transition de ce type sont multiples, mais les trois principaux écueils sont les mêmes partout : 

  • Les besoins en formation : obtenir des rendements corrects en bio demande une haute technicité, et donc du temps pour que les agriculteurs s’approprient ces connaissances. 

  • La disponibilité en engrais organiques, seuls autorisés en bio. Leur principale source, les déjections du bétail, est difficile à collecter, conserver et épandre, surtout dans des pays où l’élevage est surtout pratiqué de façon traditionnelle, avec des animaux qui ne fertilisent que les terrains où ils pâturent. Paradoxalement, c’est plus facile avec l’élevage hors-sol décrié par les écologistes, mais où il est beaucoup plus facile de collecter du fumier ou du lisier pour fertiliser les parcelles bio. Au Sri Lanka, c’est l’indisponibilité des engrais qui a été le principal facteur de la catastrophe de 2021.

  • Enfin, même avec une bonne formation des agriculteurs et une bonne disponibilité d’engrais organiques, le passage au bio entraine forcément une perte de rendement significative, dont les conséquences sont bien différentes suivant les pays. Dans les pays asiatiques déjà cités, cette perte de rendement est relativement faible, car l’agriculture conventionnelle n’est elle-même pas très intensive. Dans le cas du Bhoutan, elle étais estimée à -24%, ce qui est bien plus faible qu’en Europe, mais a un impact majeur dans des pays où la sécurité alimentaire est encore fragile, à la fois à cause des quantités disponibles, mais aussi parce qu’une grande part de la population ne peut plus s’alimenter correctement si les prix augmentent. Cette perte de rendement pourrait être compensée par une augmentation des surfaces agricoles, mais elle irait à l’encontre des objectifs écologiques affichés. En pratique, la seule alternative qui reste au bout du compte est le recours aux importations, ce qui entretien le renchérissement de l’alimentation.

Alors que la Commission européenne souhaite convertir un grand nombre des surfaces européennes en bio, devons-nous tirer des leçons des situations Sri Lankaise et des autres pays ? 

En Europe, le problème de la baisse des rendements se pose différemment. L’écart de rendement entre agriculture bio et conventionnelle est encore bien plus élevé (de l’ordre de -30 à -50%  pour le bio). Une transition totale au bio entrainerait donc une baisse de production encore plus forte qu’en Asie. Par contre, les populations européennes sont mieux nourries et pourraient donc accepter un changement de régime alimentaire qui réduirait leurs besoins en produits agricoles, en particulier en adoptant un régime moins carné. Il existe des scénarios prospectifs, comme le scenario TYFA de l’IDDRI, d’après lesquels l’Europe pourrait être autonome sur le plan alimentaire, et même garder une capacité d’exportation en céréales, tout en se convertissant totalement au bio. Mais c’est un scenario de long terme (à l’horizon 2050), et qui repose sur des hypothèses très optimistes sur le plan agronomique : forte réduction de l’écart actuel de rendement entre bio et conventionnel, très forte augmentation de la capacité de production de plantes protéagineuses, qui a toujours été le talon d’Achille de l’agriculture européenne, et on ne voit pas bien comment dans ce scenario on exploiterait la fumure organique des bovins à l’herbe qui sont censés fertiliser ces cultures bio. Sans compter l’acceptabilité sociale de l’augmentation des prix agricoles et du changement de régime alimentaire (TYFA suppose de réduire de 60% la consommation de porc et de volailles, les viandes les moins chères).

Il s’agit donc de scenarios extrêmement risqués sur le plan technique et économique, et dont on voit mal l’intérêt écologique : en effet, les analyses de cycle de vie réalisées selon les recommandations du GIEC montrent que le bio n’a pas un meilleur bilan carbone que le conventionnel, quand on le ramène aux quantités produites. Et les études écologiques sur le thème dit du « land sparing » montrent la même chose pour les impacts sur la biodiversité : pour une production agricole donnée, et dans le cas de l’Europe, une agriculture « écologiquement intensive » préserve mieux la biodiversité globale que le bio.

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