Les liaisons dangereuses du gauchisme avec l’islamisme <!-- --> | Atlantico.fr
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Sylviane Agacinski publie « Face à une guerre sainte » aux éditions du Seuil.
Sylviane Agacinski publie « Face à une guerre sainte » aux éditions du Seuil.
©Thomas SAMSON / AFP

Bonnes feuilles

Sylviane Agacinski publie « Face à une guerre sainte » aux éditions du Seuil. Sylviane Agacinski interroge la capacité de la France à assumer sa singularité historique, politique et culturelle, à la fois nationale et européenne, en résistant au modèle habermassien du multiculturalisme. Extrait 1/2.

Sylviane Agacinski

Sylviane Agacinski

Philosophe, Sylviane Agacinski enseigne à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Elle a publié son premier livre en 1977, (Aparté. Conceptions et morts de Sören Kierkegaard ) chez Aubier-Montaigne, dans la collection "La philosophie en effet", dirigée par Jacques Derrida. Après sa Politique des sexes (1998 Seuil et 2001 POINTS), Le Passeur de Temps (2000 Seuil), son Journal interrompu. 25 janvier-25 mai 2002 (Seuil 2002), Sylviane Agacinski a proposé sa Métaphysique des sexes (Seuil 2005).

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A priori, les islamismes n’avaient rien pour séduire la gauche et a fortiori la gauche radicale, si ce n’est qu’une partie de la mouvance islamiste révolutionnaire avait repris le flambeau des mouvements tiers-mondistes, comme le philosophe chiite Ali Chariati, lecteur de Frantz Fanon, qui associait le tiers-mondisme à l’islamisme. Du côté des Frères musulmans, le prosélytisme s’est accompagné partout, depuis les années 1970, d’actions caritatives et sociales susceptibles de rejoindre des revendications « de gauche ».

En France, l’organisation Lutte ouvrière avait pourtant tiré la sonnette d’alarme en 2004, en s’inquiétant du fait que Tariq Ramadan, petit-fils du fondateur des Frères musulmans, soit devenu une des vedettes du troisième « Forum social européen » à Londres, manifestation proche d’un petit parti britannique, le Socialist Workers Party. Ce parti, observait Lutte ouvrière, « courtise depuis longtemps ce qu’il appelle les “islamistes radicaux” ». C’était vrai. En 1994, le journaliste britannique Chris Harman, membre du comité central de ce parti, croyait à « la nécessité d’une alliance stratégique avec les islamistes ». En 2003, dans la Socialist Review, Dave Crouch faisait l’apologie de l’alliance entre les socialistes et la Muslim Association of Britain, proche des Frères musulmans.

La connivence de certains partis et intellectuels d’extrême gauche avec les islamistes s’est manifestée notamment par leur soutien à la revendication la plus voyante de tous les fondamentalistes, à savoir le port d’un voile imposé aux musulmanes. Le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), jadis trotskiste, a cru bon par exemple de présenter en 2010 une candidate partiellement voilée aux élections régionales dans la région PACA. Ce choix était révélateur de la réorientation du NPA vers des revendications identitaires et religieuses susceptibles d’apporter quelques forces d’appoint dans les élections locales. C’est sans doute pourquoi ce parti, mais il n’est pas le seul, a fermé les yeux sur la progression des mouvances islamistes fondamentalistes dans divers territoires.

Cette stratégie symptomatique d’un recul des luttes sociales au profit d’une problématique identitaire religieuse et « anticoloniale » a été portée particulièrement par le Parti des indigènes de la République (PIR) au nom d’un « anticolonialisme postcolonial » (sic).

La cofondatrice du PIR, Houria Bouteldja, déclarait ainsi militer pour un « antiracisme » au nom de sa propre communauté religieuse et « raciale » : « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l’Algérie, à l’islam. » Contre « les féministes blanches », elle soutenait notamment qu’il est normal qu’une femme noire violée par un homme noir ne porte pas plainte, par solidarité avec sa communauté. Au lieu de reconnaître que certaines formes de domination des femmes, comme le viol, traversent toutes les communautés nationales, « raciales » ou religieuses, et touchent toutes les classes sociales, Bouteldja privilégie son attachement exclusif à sa communauté « de race ».

Mais rien ne légitime d’établir une hiérarchie entre la solidarité avec un groupe opprimé ou racisé et la solidarité avec les femmes en général dans leur lutte contre toutes les formes de domination qu’elles subissent encore. L’égalité des hommes et des femmes devant la loi, égalité pour laquelle les « féministes blanches » se battent en effet depuis longtemps, reste une cause universelle car l’hégémonie masculine est un fait historique universel. Cette cause n’a pas à être secondarisée ni sacrifiée à la lutte contre le racisme. J’évoquerai sur ce point l’analyse impeccable d’un cas précis exposé par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw dans un entretien donné au Monde. La créatrice du concept d’intersectionnalité expliquait qu’un prédateur sexuel du nom de R. Kelly, qui avait « ruiné la vie de dizaines de filles noires, parfois mineures » avait été en partie protégé par la solidarité d’Afro-Américains qui voulaient croire à son innocence et supposaient une « conspiration raciste » contre Kelly… puisqu’il était noir. Ce genre de solidarité se retourne alors forcément contre les victimes, et Crenshaw concluait logiquement : « La lutte contre le racisme doit inclure le combat contre le sexisme. »

Le plus grave est que Bouteldja sacrifie, quant à elle, le sexisme à un « antiracisme » assez singulier puisqu’il s’affirme finalement comme un racisme inversé. En 2016, la militante publie un livre au titre éloquent : Les Blancs, les Juifs et nous. L’adversaire politique désigné ici n’est pas seulement l’Occidental « islamophobe », c’est le « Blanc » à côté du « Juif » et par opposition à « nous », pronom pluriel qui suggère alors logiquement la « race » de l’auteur. Certes, on peut définir et nommer un groupe en fonction de sa condition sociale et s’identifier à ce groupe par appartenance et par solidarité s’il est victime d’une oppression ou d’une discrimination. Mais dire par exemple : « Nous, les Noirs, nous sommes victimes de discriminations » n’autorise pas à accuser tout Blanc de racisme ni à exonérer toute personne noire de sexisme. Il n’y a pas de raison d’établir une hiérarchie entre racisme et sexisme.

Tout en reconnaissant la persistance de sentiments xénophobes et racistes au sein de la société française, sentiments que seules les lois, l’éducation, l’éthique et d’abord la justice sociale peuvent et doivent réduire, on peut craindre que ces sentiments ne soient renforcés plutôt qu’affaiblis par les mouvements « identitaires » qui brandissent et excitent un racisme contre un autre.

D’une tout autre façon, la complaisance à l’égard des courants islamistes s’appuie parfois sur l’illusion qu’ils pourront constituer une force insurrectionnelle mobilisable dans la perspective de futurs combats anticapitalistes. Pari redoutable sans doute, car, comme le soulignait Jean Birnbaum, chaque fois que des forces de gauche ont cru pouvoir s’allier provisoirement à des mouvements islamistes politico-religieux pour renverser un régime d’oppression, elles ont « péché par orgueil » et ce sont elles qui ont été finalement balayées. On l’a vu en Iran avec l’établissement de la République islamique.

Le vif intérêt que Michel Foucault avait porté au soulèvement iranien à ses débuts n’est pas de cet ordre. Certes, quelques mois après l’insurrection iranienne, dans un article du 11 mai 1979 publié par Le Monde, Foucault disait son admiration intacte pour tout « soulèvement » par lequel des hommes « refusent d’obéir au péril de leur vie » et qui « donne son souffle à l’histoire ». Mais il savait aussi, et il l’a dit d’emblée, qu’il ne fallait pas s’attendre à voir s’effacer ensuite l’élément religieux.

En revanche, Alain Badiou n’a jamais cessé, quant à lui, de « pécher par orgueil » en minorant l’influence des idéologies islamistes dans le monde et en supposant que les mouvements religieux se convertiraient en forces politiques révolutionnaires communistes. La possibilité d’une réappropriation politique des islamistes comme force insurrectionnelle explique en partie pourquoi Badiou fustigeait en 2004 les défenseurs de la laïcité et se montrait complaisant pour le « foulard islamique », voire le voile intégral.

Même après le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo et la mobilisation massive pour la marche républicaine organisée place de la Bastille et dans toute la France, Alain Badiou reprochait encore à la République une « utilisation démesurée » des récents attentats. L’islamisme n’était à ses yeux qu’un faux problème destiné à servir la politique répressive de l’État (droite et gauche confondues) qui « ne défend en réalité que le capitalisme mondial ».

Je ne reprocherai pas à Badiou de faire la critique du « capitalisme prédateur » et de sa mondialisation destructrice des valeurs non marchandes et du bien commun. En revanche, on peut regretter que le philosophe ait arrêté sa montre à l’heure des espérances communistes, comme si l’idée communiste telle que la concevait Mao Zedong était la seule option possible face au capitalisme mondial et comme si l’histoire des révolutions russe et chinoise ne nous avait pas détrompés.

Chaque fois que les hommes ont voulu faire descendre la justice divine sur terre ou déplacer l’espérance religieuse de salut universel et individuel vers la promesse d’un salut terrestre et collectif, ils ont créé des empires et des régimes théologico-politiques, comme ceux de Constantin et de Théodose. En d’autres temps, des idéologies politiques totalitaires ont fonctionné comme des « religions séculières ». 

Extrait du livre de Sylviane Agacinski, « Face à une guerre sainte », publié aux éditions du Seuil

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